23 décembre 2014

LE TEMPS DONNÉ AUX SILENCES, l'autre questionnement de l'autre...

Existe-t-il une question — « la » bonne question — qui nous permette d’interroger ce que nous aimons vraiment, ce qui compte pour nous et que nous aimerions partager, voire transmettre à ceux que l’on aime? En répondant à cette question, nous devrions sans doute avoir le sentiment de livrer une part de ce que nous sommes, peut-être même de ce qui nous a façonnés depuis l’enfance, une part de nous à la fois intime et sociale sans cesse réactivée à l’aune de chaque nouvelle expérience culturelle. Quoi qu’il en soit, si elle est bien posée, il est rare que cette question conduise une réponse immédiate, légère et spontanée. En général, celui ou celle qui y répond prend le temps, au mieux d’une courte hésitation, au pire d’une plongée plus longue dans les tréfonds de ce qui semble être sa mémoire, un peu comme si le choix de la réponse serait susceptible d’engager, parfois même de stigmatiser au-delà de la réponse elle-même. Les enquêtes menées en sociologie de la culture ou les sondages qui tentent d’appréhender nos goûts, nos préférences, nos addictions ou nos inclinations culturelles et artistiques ne rendent jamais compte de ces temps plus ou moins longs d’hésitation, de ces moments durant lesquels, en silence, nous menons une introspection de notre imaginaire, cet imaginaire dont Barthes affirme qu’il est, à ce moment précis, « pris en charge par plusieurs masques échelonnés selon la profondeur de la scène ». Un peu démunis devant les temps morts, les silences ou les abstentions, nos questionnaires à visée quantitative ont appris à contourner la non-réponse, en ne prenant en considération que des réponses « pleines », tout comme nos entretiens dits «qualitatifs» se sont, dans le même mouvement, défiés de nombre de nos mutismes ininterprétables, considérant la part, en apparence, la plus « rentable » de nos paroles. 

Pourtant, si l’on s’aventure à demander à quelqu’un pourquoi il hésite, qu’on l’encourage en conséquence à prendre le temps nécessaire avant de répondre et qu’on lui demande au bout du compte ce qu’il a fait durant ce temps-là, on est susceptible de mettre au jour un récit qui singularise autant sa personnalité culturelle que sa faculté à se raconter au travers de goûts et d’appétences dont on mesure seulement alors l’aplomb et l’équilibre. De fait, pour le véritable sociologue, «la» bonne question n’existe que dans les conditions que l’on crée pour la poser et dans le temps que l’on prend pour que se façonne la réponse dès lors qu’elle interpelle bel et bien l’imaginaire de l’individu à qui on la pose, c’est-à-dire qu’elle place celui-ci en situation de médiateur. Ainsi en demandant de but en blanc à un individu « Quel est votre film préféré ? », on le confronte à une sorte de quiz dont la sécheresse des réponses les conduira à une plus grande instabilité dans la durée que si on lui demande « Quel est le film que vous auriez envie de recommander aux personnes qui comptent pour vous ? ». 

La prescription engage de manière plus intense la responsabilité et la personnalité de celui qui est en situation de recommandation et, quand bien même il arrive qu’ici la réponse aux deux questions soit la même qu’elle ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les relations que l’on entretint avec les œuvres d’art et les objets culturels qui comptent pour nous n’ont constitué pour les sciences sociales que d’intérêts pour décrire des comportements et des attitudes relégués à leur part congrue de « pratiques » ou de « fréquentations ». Nos choix culturels apparaissent toujours en creux comme constitutifs de ce que l’on aime et tissent des similitudes de profils avec celles et ceux qui font les mêmes choix que nous, qui se comportent comme nous, c’est-à-dire ceux qui ont pris les mêmes décisions que nous. Ils nous offrent la sensation sociale d’appartenir à une même communauté de spectateurs parfois instituée en « public » dès l’instant où ces spectateurs partagent un horizon d’attentes et de cultures. Que serait un individu qui assisterait à un spectacle de magie en ignorant qu’il existe en occident des hommes et des femmes - les magiciens - dont le métier est de créer l’illusion à finalité de divertissement ? Il ne saurait ni interpréter ce qu’il voit, ni comprendre les réactions du public averti qui l’entoure. On imagine combien l’expérience serait déroutante. C’est donc bien l’horizon d’attentes et de cultures qui fait « institution » dans la constitution d’un public. 

28 novembre 2014

MON VOYAGE DE CHIHIRO, à propos de l'exposition consacrée aux dessins des Studios Ghibli

Pour tous les winnebagos qui peuplent avec bonheur mon quotidien... 

Le voyage de Chihiro est un film qui occupe une place singulière dans l'oeuvre de Miyazaki et dans mon expérience de spectateur. Pour une raison qui m'échappait jusqu'alors, ce film, tout comme le Tess de Polanski, des courts et moyens métrages d'Artavazd Pelechian et du Dreams d'Akira Kurosawa ou même de l'Alice aux pays des merveilles de Lewis Caroll version Disney, possédait cette étrange et rare faculté de me faire lâcher-prise, c'est-à-dire de me conduire dès les premières minutes de son histoire dans un univers poétique assez éloigné du mien pour que les balises auxquelles « ma » culture me permettait en général de m'accrocher ne soient plus là qu’attaches factices, jeux d'illusion et « friponneries divines ». Et c'est là tout la force de cette oeuvre que de nous rappeler que la suspension de crédulité n'est pas une mince opération au cinéma car elle est présente dès que nous acceptons volontairement - il faudrait dire « culturellement » - d'entrer dans toute histoire, quelle que soit cette histoire. Avec Chihiro, nous prenons conscience de l'étourdissement onirique, du charme de l'art cinématographique et des limites qui sont toujours à franchir pour enjamber le seuil rituel qui nous conduit à une connaissance en train d'apparaître, ambiguë, double où se rejouent, à proprement parler, nos valeurs. Les films de Miyazaki sont peuplés d'esprits trompeurs, de "tricksters" qui, à l'image du dieu scandinave Loki - si bien remis en scène dans les récents films de la saga Marvel -, savent être tantôt malfaisants, tantôt bienfaiteurs dans le seul but de mettre en question, voire d'ébranler, simultanément nos facultés de juger et de percevoir. Ce que nous prenons comme si naturel parce que stagnant est remis soudain en mouvement et nous conduit à entrevoir fugitivement ce qu'on pourrait apparenter à notre "ordre culturel" tel qu'il s'établit et se transmet au coeur de la civilisation occidentale. 

Le voyage de Chihiro est un récit sacré du XXIe siècle. Ses héros sont des êtres divins qui racontent des choses inaccessibles aux hommes tout en tentant de nous parler de notre vie quotidienne et en nous transformant, nous, êtres humains, à notre tour, en héros, alors même que nous n'avions aucune prédisposition pour cela. Le caractère sacré de ce conte tient à la mesure et à la portion du courage avec lesquels nous sommes tous susceptibles de traverser ce voyage dont le seul but est de nous ramener à notre point de départ, transformés.  Le voyage de Chihiro interpelle ce à quoi nous pouvons croire encore, à la manière dont l'invisible prend une forme lisible et sensible mais assez incertaine pour nous faire très exactement saisir ce qu'il nous faut faire - nous spectateurs - pour déjouer les ruses qui nous éloignent de notre part civilisée au moment précis où nous nous socialisons. Le voyage de Chihiro - même si on s'en parle après pour échanger nos impressions - est toujours une croisière que nous faisons en solitaire. Ce sont - je crois - toutes ces raisons qui font de l'art de Miyazaki un art ludique. Un art ludique est un art qui parcourt les réseaux symboliques par lesquels notre conscience s'autonomise graduellement. 
C'est cette compréhension partagée qui nous est offerte grâce au travail colossal, militant et subtil  de Jean-Jacques et de Diane Launier en installant en plein coeur de Paris un musée et une galerie consacrés aux arts ludiques. Après les expositions consacrées à Pixar et Marvel, les Launier nous permettent de découvrir en ce mois d'octobre 2014 les secrets du layout pour comprendre l'animation de Takahata et Miyazaki. Dans un processus de création de dessin animé, le dessin de layout intervient après le storyboard et juste avant l'animation et les décors. Il saisit l'âme du film autant que celle de son créateur. Il laisse apparaître tout ce qui va composer une image et permet d'entrevoir d'où aura lieu la prise de vue ainsi que la manière dont se déplacera la caméra. On imagine bien ce qu'autorise le dessin animé qui possède des possibilités infinies de repousser les limites de ce qui peut nous être donné comme visible. Les dessins de layout présentés dans cette exposition sont à la fois émouvants et saisissants. Une salle après l'autre, c'est une oeuvre et une maîtrise qui s'édifient, la technique se faisant procédé et le procédé se mutant peu à peu en art. Le voyage de Chihiro occupe dans ce parcours une place qui est à sa mesure - débordante de beauté et de fragilité -. On aimerait camper à l'abri de ces dessins qui contiennent  - le titre de l'exposition n'est pas feint - un secret : celui qui réunit les enfants, petites filles et petits garçons courageux qui ont su braver les feintes des tricksters, ces "joueurs de tours", si justement décrits par Georges Dumézil, pour devenir des hommes et des femmes habités de cette même noblesse d'âme que celle qu'a su conquérir Chihiro. Récompense ultime de l'exposition, trophée de voyage : l'élégante possibilité de se photographier au coeur d'un layout assis juste à côté de la petite Chihiro, histoire de nous rappeler en guise de clin d'oeil final que c'est bien un voyage ludique et malicieux qui nous a conduit au milieu des esprits "trickstés" à nous éloigner, pour quelques heures, de ces repères que nous nous plaisons à appeler, sans doute de façon un peu trop lapidaire, "notre civilisation". 

05 octobre 2014

DE L'INTÉRÊT DU PUBLIC comme projet d'intérêt général

Des paroles qui se télescopent de toutes parts autour du régime de l’intermittence depuis ces dernières semaines, on retiendra dans la bouche des uns et des autres, cette volonté d'affirmer, parfois non sans difficulté, le sens de ce lien indéniable entre ledit régime et la promesse qu’il sous-tend pour faire exister et perdurer les arts et la culture dans notre pays d'exception(s). On comprend bien d'ailleurs qu’il faille élever ces débats à un niveau d’abstraction de principe où chacun prétend défendre "LA" culture en contournant du même coup "LA" question sociologique fondamentale et pourtant, on l'espère, fondatrice de toute politique culturelle digne de ce nom : quel idéal de public(s) souhaitons-nous façonner grâce à nos politiques publiques en matière de culture ? Si l'on consulte çà et là, les forums qui, sur le net, accompagnent les réactions à la crise que nous traversons sur l'intermittence, il faut avouer que les paroles des spectateurs, même lorsqu'elles sont très compréhensives, expriment globalement en creux l'espoir de se voir prises en considération autrement qu'à travers des appels à la solidarité avec celles et ceux qui les font rêver, espérer et qui sont, à leurs yeux, des "porteurs et des fabricants de sens".

En créant le Festival d'Avignon - c'est le coeur de son projet - Jean Vilar espérait partir à la rencontre des spectateurs citoyens pour partager avec eux une réflexion politique sur le monde en cours grâce et par le texte de théâtre. Cette ambition élaborée dans la France en reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale va donner ses contours à une éducation populaire pensée à l'aune de la culture. C'est, du reste, la force du projet de Vilar, que d'être habité par la conviction que le théâtre peut élever un public réuni, affranchi des barrières de classes, pour éveiller sa conscience sociale. C'est aussi ce qui créera son désespoir lorsqu'en 1968, à l'issue d'une première enquête sociologique dans la Cour d'honneur du Palais des papes, il réalise que les ouvriers et les employés ne sont pas là présents aussi nombreux qu'il l'espérait et ce même si, à l'époque, ils sont bien plus présents dans le grand théâtre avignonnais que dans tout autre théâtre français. Qui sait encore qui est Vilar aujourd'hui et qui comprend le sens de ces combats impérieux pour le public ? Sans conteste, la gauche de Mitterrand se verra inspirée par l'homme de théâtre en reprenant à son compte cette question des publics. Elle sera même l'un des moteurs d'une politique sans précédent avec la décentralisation culturelle au point de devenir l'un des marqueurs les plus emblématiques de la gauche au pouvoir. La France s'inscrit alors dans l'idée que si elle n'est pas la nation la plus diplômée du monde, elle peut être la plus cultivée. C'est d'ailleurs sans doute la plus grande réussite de la France de Mitterrand que d'avoir érigé la culture en projet politique global, en priorité propre à structurer une identité nationale au point que tous les gouvernements qui vont se succéder jusqu'en 2012 vont se sentir "obligés" par les questions de culture en essayant de préserver un legs devenu un programme d'intérêt partagé. Cependant, en quelques décennies, les publics sont devenus peu à peu un prétexte de l'action culturelle plus qu'une inspiration réelle. Les institutions culturelles ont su mettre en place des actions de médiation entre l'art et les spectateurs, les évaluations sur la fréquentation produisirent leur chiffres ronronnants, la mesure de la réussite ou de l'échec de la démocratisation ne semblent plus intéresser que quelques spécialistes des sciences sociales dont les résultats de recherche ne nourrissent plus qu'occasionnellement les politiques publiques. Le signe ultime de ce renoncement a d'ailleurs été donné par un autre Mitterrand - Frédéric - lorsqu'il entend défendre la "culture pour chacun", preuve éclatante s'il en est de l'abandon d'une ambition collective pour la nation, comme pour la jeunesse qu'il n'imagine qu'en spectateurs individuels comblés par un écran ou une tablette qui lui donnent l'illusion de mettre le monde à sa portée. Très vite, on a ajusté le tir : "ce Mitterrand-là n'est pas de gauche !" Ce que l'intéressé - lui-même - n'a jamais nié. Bon an mal an, il maintiendra cependant la sensation d'une culture incarnée en phase avec une succession de plus en plus lourde à porter. 

Sans tapage, la culture, elle, entendue au sens large, du spectacle vivant aux industries culturelles, est devenue au fil des ans l'un des principaux secteurs créateurs d'emplois et de richesses pour notre pays. Un capital qui prend d'autres couleurs à l'aune du numérique avec lequel la génération des politiques de plus de 60 ans reste à la peine. Plus rares d'ailleurs, même chez les plus jeunes, sont les politiques à droite comme à gauche qui vont tenter de s'approprier ces questions de politique culturelle, plus rares encore sont ceux qui remettent au coeur de leur discours la notion de public(s). Une analyse cursive des discours des uns et des autres nous montre que moins d'une quinzaine de personnalités politiques à gauche comme à droite s'emploient à l'articuler régulièrement à des objectifs programmatiques visant à envisager l'enjeu majeur que représente le "public de demain". De même, le long discours de Manuel Valls prononcé la semaine dernière - un inédit de la part d'un locataire de Matignon - laisse entrevoir à plusieurs reprises l'ombre du public se gardant bien de l'assimiler à un consommateur de culture en se référant à la rencontre qui doit d'exister entre "l’art et le public qui se fait sur tout le territoire. La France - ajoute-t-il - c’est la culture. La France aime la culture. […] Depuis plus de 50 ans – c’est l’honneur de notre pays ! – la France a su trouver un consensus pour donner à la culture toute sa place dans nos politiques publiques et dans notre société. Pour qu’elle ne soit pas le privilège de quelques-uns, mais un bien commun, qui puisse être accessible au plus grand nombre. Sans culture, la vie n’est que sécheresse. La culture, ce n’est pas un supplément d’âme. Non! C’est l’âme de notre pays. Elle dit beaucoup de ce que nous sommes. […]  C’est aussi un patrimoine et notre identité". Sans doute les conflits liés à l'intermittence rendent-ils moins audible cette part du discours du Premier Ministre où culture et identité nationale des citoyens s'inscrivent côte à côte sur une même partition. Certains pensent que ce discours arrive bien tard. Ce serait dommage néanmoins de ne pas l'entendre dans son intégralité car il possède la vertu de réinscrire l'intérêt du public en tant que projet d'intérêt général en l'interpellant pour qu'il soit au bien au rendez-vous de la culture, pour qu'il reprenne la place là où on l'attend, pour laquelle on l'invoque. En amour, comme "en culture", les rendez-vous manqués sont souvent bien pires que les rendez-vous ratés. Il arrive qu'on y pense, il arrive aussi qu'on l'oublie. Il n'empêche qu'in fine, c'est bien le public et lui seul qui sera l'arbitre des élégances politiques en matière de culture. Le théoricien Stephen Wright a longtemps disserté sur les oeuvres à "faible coefficient de visibilité artistique". Ses conclusions méritent d'inspirer toute question touchant à la création sans public car, lorsque la spectatorialité de l'art n'existe pas, c'est la création elle-même qui disparaît en ne signant rien d'autre qu'un testament sans héritier. De fait, la responsabilité de toute politique culturelle est avant tout une responsabilité de la transmission. Transmission de savoir-faire, de métier, d'un art, d'une inspiration, d'un travail converti en imaginaires, transmission d'une génération à une autre du goût, de la joie, du plaisir. Ceux qui  savent ce qu'a été le combat de Vilar à Avignon vis à vis toutes ces formes de la transmission ne peuvent qu'être sensibles à leur tour - d'un Festival à l'autre - aux paroles presqu'incantatoires que le jeune réalisateur Xavier Dolan va adresser aux jeunes de sa génération lors de la remise du prix du Jury de Cannes le mois dernier, des paroles qui subsument sous quelques mots nos plus belles ambitions pour l'art et la culture, pour les artistes et leurs publics :  "Accrochons nous à nos rêves, car nous pouvons changer le monde par nos rêves, nous pouvons faire rire les gens, les faire pleurer. Nous pouvons changer leurs idées, leurs esprits. Et en changeant leurs esprits nous pouvons changer le monde. Ce ne sont pas que les hommes politiques qui peuvent changer le monde, les scientifiques, mais aussi les artistes. Ils le font depuis toujours. Il n'y a pas de limite à notre ambition à part celles que nous nous donnons et celles que les autres nous donnent. En bref, je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais. "

[Article publié en version courte dans le quotidien Le Monde du samedi 28 juin 2014]

11 septembre 2014

SOCIOLOGIE DU CINÉMA ET DE SES PUBLICS, une troisième édition de l'ouvrage entièrement revu est disponible depuis le 11 septembre 2014 !

Faire de la sociologie des publics de cinéma, c’est s’interroger sur ce que font les spectateurs du cinéma avec le cinéma. Pour le dire autrement, il s’agit de se demander ce qui, les uns et les autres, nous relie au cinéma, sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a pas que le cinéma dans la vie. Cette question, posée ainsi, nous oblige à dépasser les analyses traditionnelles de fréquentation ou de box office pour nous intéresser à la place concrète que le cinéma occupe dans nos vies. Cinémas en salles, cinémas en DVD ou Blu Ray, téléchargements de films, piratages, achats d’objets ou de documents relatifs au cinéma, fabrications personnelles et montage de films, usages des fonctions caméra des téléphones portables, sociabilités cinématographiques plurielles : le XIXe siècle a ouvert un espace où la pratique du cinéma se structure pour permettre une relation de plus en plus personnalisée avec les films qui émaillent nos vies. Mais la focale sociologique nous dévoile aussi le fait que la relation que nous entretenons avec le cinéma trahit, en tant que pratique culturelle singulière, une manière d’être, une manière d’envisager la vie, une volonté de trouver dans les films que nous aimons une façon d’être relié à autrui et d’atteindre par là même le sens d’un partage collectif.

Dans la vie de tous les jours, le constat est patent : si tout le monde ne trouve pas les mots pour parler d’économie ou de politique, en revanche, on trouve toujours des mots pour qualifier un film que l’on a vu, ce qui fait du cinéma l’un des sujets les plus démocratiques qui soit. Au reste, ceux qui conçoivent les sites de rencontres amoureuses sur internet ne s’y sont pas trompés : le cinéma et le film que l’on préfère figurent parmi les principales questions qui permettent de s’identifier et donc de parler de soi. Mieux encore : 91 % des premiers rendez-vous dans la « vraie vie » consécutifs à une rencontre sur le net ont pour objet une sortie une sortie… au cinéma. Si certaines technologies nouvelles s’appuient sur le potentiel conversationnel contenu dans les films qui comptent pour nous, d’autres comme le téléphone portable ou les petites caméras numériques ont mis à portée de tous les moyens de filmer, de monter des images, de scénariser des séquences ou, plus simplement, de capter un moment du quotidien.

Ces gestes-là, s’ils ne transforment pas les pratiques en elles-mêmes, façonnent en revanche le regard des spectateurs qui deviennent de véritables spectateurs-acteurs. La répétition de ces gestes feront des publics de demain, non pas des réalisateurs, mais des experts attentifs et avertis capables de mieux voir et de mieux parler encore de leur pratique qui trouve chaque jour de nouvelles voies de partage comme c’est le cas sur My Space, Facebook, Dailymotion ou Youtube. En effet, la nouvelle expertise spectatorielle permet de réifier l’autonomie du jugement, le regard des publics et surtout les échanges qu’ils engendrent autour de la qualité technique d’un film, de son originalité, de la force du récit qu’il porte, de ce que ce récit dit de nous, de ce qu’il nous apprend de nous-mêmes et de l’émotion qu’il est en mesure de susciter. Faire de la sociologie du cinéma aujourd’hui, c’est donc bel et bien comprendre comment le cinéma évolue dans les nouveaux partages qu’il autorise, comment et sous quelles formes il nous permet de nous valoriser et de nous singulariser lorsqu’on parle des films de « notre vie », comment enfin ces films-là servent à rendre souvent nos existences plus cohérentes en nous aidant à raconter et, par conséquent, à nous raconter.

10 septembre 2014

ET ENTRE NOUS COULE UNE RIVIÈRE... de questions sociologiques..

Les spectateurs, les publics n’aiment pas lorsque la sociologie leur donne la sensation qu’ils sont classés dans des cases. Et, il faut en convenir, on peut être gêné à la lecture de certains rapports, études ou enquêtes lorsqu’on y découvre comment le sens effectif des pratiques, c'est-à-dire le sens de ceux qui en sont porteurs est souvent écrasé derrière une interprétation unique qui nous nous laisse penser par exemple qu'il existe un public et qu'à ce public s'opposerait un non-public, ou encore cette comparaison couramment faite entre pratique culturelle et pratiques religieuse que l'on compare souvent du fait de leur capacité de rassemblement. Or, comme le remarque souvent Paul Veyne les conduites induites dans le religieux sont souvent des conduites menées par habitudes et souvent sans curiosités. Ce n'est pas le cas des conduites culturelles. J'imagine mal, en effet, des pratiques culturelles qui s'instruiraient sans un part de curiosité véritable de la part de ceux qui les mènent. Entre l'objet culturel et ce que nous appelons en sociologie de la réception l'activité des publics, le fil d'Ariane qui court est tissé des fibres de cette curiosité qui lie artistes et spectateur et leur fait partager via la médiation de l’oeuvre un intérêt commun. "L'art - disait Cocteau qui était sans doute plus sociologue qu'artiste - est une projection de pollen comme la vie elle-même et ma seule récompense est d'être compris de quelques uns. Créer est le seul moyen de vivre encore. Regardez toutes ces momies rangées soigneusement dans leurs alvéoles, de temps en temps, il y en a une qui vous adresse un signe imperceptible. Aujourd'hui nous avons tout épuisé et nous nous retrouvons devant une sorte de vie végétale. Regardez un jardin, observez-le comme je me complais à le faire depuis quelques temps, vous y verrez pulluler une vie intense".

Il en va de même pour le sociologue de la réception : Là où son collègue qui travaille sur les consommations culturelles regarde en jardinier l'agencement des fruits, légumes et fleurs cueillis pour s'informer sur ce qui est préférentiellement cultivé puis déguster, le sociologue de la réception à l'image de l'allergologue tendra plutôt à s'intéresser à des phénomènes plus repliés sur les effets produits par la dégustations ou par la dispersion des pollens dont parle Cocteau, des effets qui peuvent aller jusqu'à la rhinite allergique ou l'éruptions cutanée.C'est, du reste, un parallèle intéressant que celui qui peut être fait dans la comparaison des démarches de l'allergologue et du sociologue de la réception des oeuvres car tous deux s'intéressent à l'étude des sensibilités effectives en tentant de leur restituer leur sens d'origine. Ainsi si les oignons font pleurer, ce n'est pas de l'allergie, mais un effet irritant dû aux substances volatiles qui agissent sur la conjonctivite oculaire. En revanche, si nos yeux deviennent rouges, pleurent et nous démangent quand on caresse un chat, cela traduit une sensibilité particulière que l'on appelle allergie. 


De même lorsqu'une peine immense au décès d'un proche nous envahit et nous amène à pleurer, il ne s'agit pas tout à fait des mêmes larmes que celles qui conduisent certains à sangloter après la mort du héros à la sortie d'un film de cinéma. Je me souviens d'ailleurs d'un jeune homme, un appelé du contingent qui, à la sortie du film de Robert Redford Et au milieu coule une rivière, se sentait obligé de se justifier de ses larmes face à ses copains militaires, des larmes que lui même n'arrivait pas à très bien comprendre:"je ne sais pas trop ce qui m'arrive et pourquoi je pleure devant cette histoire-là, je n'ai pas de frère, je ne suis pas protestant, je déteste la pêche,..." Pourquoi pleure-t-il alors ? Cela peut-il s'expliquer ? Comment plus généralement se font les lignes de partage entre tous ces spectateurs qui rient, pleurent, frissonnent en même temps, alors que d'autres se taisent ou demeurent tapis, figés, impassibles?

25 août 2014

LA FACE SOMBRE DES COMIQUES : De Coluche à Robin Williams (un entretien avec Adrien de Volontat du Figaro)

FIGAROVOX - Robin Williams, qui vient de se suicider, était en proie à une grave dépression. C'est ou cela a été le cas pour d'autres comiques célèbres, comme Richard Pryor, Coluche ou plus récemment Ben Stiller, qui a annoncé qu'il était bipolaire. Les comiques ont-ils toujours une part d'ombre? Comment l'expliquez-vous?
Emmanuel ETHIS - En tant que sociologue de la culture, je ne peux m'empêcher de penser à cette citation du philosophe Bergson qui écrivait dans son célèbre ouvrage Le Rire: «Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.» Cette phrase au premier abord semble un peu complexe, mais il suffit de la relire plusieurs fois pour comprendre que le philosophe tente de ramasser là quelque chose de notre posture par rapport à ce qui nous fait rire, ou ce qui nous fait provoquer le rire. Les comiques jouent un rôle essentiel, ils ont socialement en charge -en éveillant le rire en nous- d'atteindre le tréfonds de notre nature humaine et sociale, de révéler une zone intérieure qui se révèle soudain à nous. Nous sommes toujours surpris par le rire, et quand c'est nous qui le provoquons, nous le sommes encore plus. Il existe là une jouissance inouïe, car elle est sociale et confine à celle ou celui qui fait rire une sorte de pouvoir qui ne saurait s'exprimer autrement que dans une profession étrange: comique, fou du roi, … Rien de très confortable que de n'exister ensuite qu'à travers cette image. On attend toujours de vous que, comme un magicien, vous nous sortiez votre meilleur tour, que vous provoquiez une satisfaction en nous, toujours la même, toujours attendue. C'est souvent pourquoi les comiques au cinéma sont à la recherche d'autres types de rôles - on peut pense à Coluche dans Tchao Pantin ou à Robin Williams dans le Cercles des poètes disparus, dans Will Hunting ou dans le très profond Hook -, ils acquièrent souvent grâce à ces rôles une consécration artistique, consacrant du même coup un talent global et un talent comique que nous acceptons plus difficilement quand il est le seul pour dire qui l'on est. Ce n'est donc pas à proprement parler une part d'ombre que l'on perçoit dans les drames qui se montrent dans la vie des comiques, mais une part humaine qui aspire à donner une vision juste de l'humanité du comique qui - s'il n'était que comique - apparaîtrait de manière très déshumanisée.

Paradoxalement, faut-il être triste pour faire rire?
Encore une fois permettez-moi de citer Bergson qui lorsqu'il dit que «le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès.» Pour faire rire, il faut souvent avoir une conscience aiguë de ce qui en nous constitue l'humanité, une humanité généreuse ou excessive que l'on réfrène et que le comique prend en charge à notre place. Nous lui déléguons notre part de dérision qu'il nous fait vivre souvent par procuration. C'est ce qui créée notre attachement inconditionnel aux comiques, et nous les aimons car ils nous parlent de nous, et d'un nous que nous connaissons mal.

Existe-il d'autres exemples de comiques ayant eu une fin aussi sombre?

Sans aller aussi loin, on décrit souvent la tristesse des grands comiques qui nous touchent, des plus populaires. En France, les vies de Michel Serrault, de Louis de Funès ou de Jacqueline Maillan sont souvent décrites comme des vies habitées par une très grande gravité, un peu comme si il était au quotidien l'envers même de ce qu'ils expriment sur scène ou sur l'écran. À croire qu'elles espèrent parfois «rééquilibrer les choses» en partant à la conquête de rôles dramatiques. Je repense là précisément à Jacqueline Maillan. À la fin de sa carrière, elle s'est confrontée à un texte de Koltès mis en scène par Patrice Chéreau. Durant les répétitions, les images qu'on a d'elle nous montrent une Maillan insécure, ce n'est pas «son» théâtre. Chéreau, lui, la dirige avec une condescendance visible. Elle n'est pas de «son» théâtre. Pierre Bourdieu est sans doute le sociologue qui a le mieux décrit les stratégies de condescendance mises en oeuvre par ceux qui s'installent dans la domination sociale. Percevoir cette condescendance dans le regard de Chéreau à ce moment précis a quelque chose qui pourrait me le faire détester à jamais. Je reconnais trop de regards dans ce regard-là. Rien de pire que la condescendance culturelle telle qu'elle s'exprime dans les sphères de la légitimité des mondes de la culture. Elle est toujours l'émanation de la cruauté humaine la plus extrême. Nous sommes toujours condescendants avec la part la plus drôle de nous-mêmes que nous laissent entrevoir les artistes, et cela devrait nous interroger plus largement sur ce que nous acceptons de nous et sur ce que nous avons plus de mal à accepter. Les comiques prennent toujours cela de plein fouet dans leur propre existence sociale.

14 août 2014

L'UNIVERSITÉ DU XXI SIÈCLE, creuset de nos investissements pour l’avenir

Tous les pays qui croient en leur avenir ont toujours su faire le choix, dès qu’ils en ont eu les moyens et chacun à leur manière, de porter une attention politique toute particulière à leur système d’enseignement supérieur. La raison de ce choix tient aux trois défis fondamentaux que doivent relever aux yeux des nations modernes les futurs diplômés du supérieur : (1) renouveler les élites (2) être des professionnels de bon niveau prêts à intégrer le monde de l’entreprise en y apportant des savoirs issus de la recherche appliquée, des savoir-faire innovants et des compétences rapidement opérationnelles (3) devenir des citoyens exemplaires à l’esprit critique aiguisé habité d’une culture humaniste, scientifique et technique qui soit ouverte sur le monde et généreuse dans le partage. Pour des raisons toujours avancées comme historiquement rationnelles au regard des besoins de notre société à un moment donné, notre pays, La France, plutôt que construire des institutions en charge de relever ces trois défis simultanés comme l’ont fait tant d’autres pays, a préféré doctement séparer sa jeunesse pensant sans doute qu’il était impossible de former en un seul et même lieu des élites, des techniciens, des ingénieurs et des docteurs et que tous soient aptes à penser des questions culturelles et politiques en prise avec leur époque. Universités, Grandes Écoles, Écoles d’ingénieurs, Écoles privées ou Universités catholiques sous contrat avec l’État, filières sélectives, IUT, BTS, filières sans sélection… On peut tantôt avoir soit une lecture optimiste d’un système dense et riche qui fait la fortune des grands raouts dévolus à l’orientation, tantôt avoir une lecture pessimiste d’un système concurrentiel où les meilleures places sont déjà réservées depuis longtemps aux « meilleurs ».

Combien de familles ont réellement les outils accompagner dans leurs choix leurs jeunes bacheliers lorsque ces derniers n’ont pas été consacrés par l’excellence de la meilleure mention au baccalauréat? Au reste, lorsqu’on sait que l’individu qui s’autonomise va faire preuve de tant de nouvelles aptitudes « non prévues au programme » entre 18 et 25 ans, pourquoi tout résumer autour d’une mention au bac qui ne donne qu’une vision à un temps « t » d’une personnalité qui est précisément en train de s’émanciper ? Comment est-il possible d’aboutir à l’étrange constat parfois que l’université serait le lieu où atterrissent tous ceux qui n’ont pas trouvé leur place dans les filières à sélection ? L’université est le lieu où l’enseignement par la recherche est consacré dès la première année de licence et devrait – par conséquent – être le lieu qui accueille ceux qui présentent les meilleures qualités en ce qui concerne l’autonomie personnelle, la mobilité géographique, la curiosité culturelle, scientifique et intellectuelle. Pourtant, cette dernière ne bénéficie toujours pas de l’image de marque qui devrait être la sienne. Combien de « unes » de journaux consacrés aux conditions budgétaires difficiles des universités, à la vétusté de leurs locaux, à leurs difficultés à former de bons professionnels ? Alors même que les diplômés des nos universités soient aussi bien et parfois mieux insérés sur le plan professionnel que ceux des autres institutions, qui plus est en temps de crise. Depuis un mois, la majeure partie des actualités consacrées à l’université porte sur « le voile à l’université » comme s’il s’agissait d’une question centrale et sans jamais interroger d’ailleurs la question du voile dans « les grandes écoles et les écoles d’ingénieurs ». Le fait est qu’il aurait plutôt fallu se demander « quelle place pour notre enseignement supérieur dans la loi pour la croissance et l’activité dite loi Macron » ? Le débat aurait été mille fois plus intéressant pour comprendre ce que nous devenons et ce à quoi nous aspirons vraiment pour bâtir la France actuelle.

Alors que le cinéma anglo-saxon propose sur nos écrans depuis un mois des biopics d’universitaires aussi héroïques consacrés à Alan Turing ou Stephen Hawking qui vont jusqu’à concourir aux Oscars, nous continuons à voir nos médias et nos politiques consulter et mettre en scène des pseudo-intellectuels au front bas, dans l’espace de parole étroite d’un « toujours pareil »... Si peu d’alternatives, si peu de confiance en nous, en notre recherche, en nos véritables intellectuels, chercheurs, penseurs ? N’y a-t-il chez nous que de pensées polémistes ? Alors que partout hors de France, le « langage universitaire » définit le langage, est le langage de référence, celui vers lequel il faudrait tendre lorsqu’on est empreint de curiosité, chez nous, l’idée même de « langage universitaire » est souvent synonyme de repoussoir. Pourtant les mots merveilleux d’une Mona Ozouf, d’un Cédric Villani, d’un Paul Veyne, d’un Michel Serres apparaissent toujours comme une récréation pour l’esprit, nous élèvent toujours vers la plus belle des exigences de notre pensée critique et scientifique. Au reste, ils sont présents et respectés… Mais la France compte plus de dix mille grands chercheurs et enseignants-chercheurs… Qu’elle n’écoute jamais. Inutile de croire que la soi-disant fuite des cerveaux ne soit que le résultat d’un appel à de soi-disant meilleures conditions de travail à l’étranger. C’est avant tout une question de reconnaissance ou plutôt de non-reconnaissance. Mais pour se reconnaître, il faut d’abord se connaître et pour se connaître il faut être et vivre ensemble. Ne pourrions-nous rêver enfin d’une Université qui ne soit pas seulement une utopie dans notre pays et qui soit en charge de remplir au plus haut niveau et en un seul lieu les trois défis fondamentaux de former côte à côte élites, bons professionnels et esprit critique ? Les universités et les écoles ne se vivent plus elles-mêmes comme des concurrentes depuis près d’une dizaine d’années, mais se copient et s’empruntent le meilleur de ce qu’elles ont su inventer. Cependant, il reste encore beaucoup à faire pour inventer cette Université du 21e siècle, une université dont nous serons tous fiers, porteuse de tous les espoirs de progrès pour notre pays, pour notre jeunesse et nos concitoyens tout au long de leur vie, une Université héroïque qui sera le produit d’un système d’enseignement supérieur républicain, attentif et responsable de l’éclosion de tous les talents futurs de notre pays. Car le talent n’est pas une question de filiation ou de « classe sociale d’appartenance », il est toujours le résultat d’un repérage et d’un investissement. C’est pourquoi il ne faut pas se tromper d’équation si l’on veut tenir nos promesses d’avenir : le niveau de l’investissement qu’une nation place dans son enseignement supérieur et dans sa recherche est la stricte équivalence de l’ambition et de la confiance qu’elle place dans les générations présentes et futures.

05 août 2014

BOYHOOD, La captation de nos gloires invisibles

«Je vous livre le secret des secrets, les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. […] Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche en verre.» (Jean Cocteau)




C’est souvent lorsque nous sommes devenus trop vieux pour les revivre que nous repensons à tous ces moments, en apparence insignifiants, qui ont forgé nos vies. Nos mémoires se mettent à rêver et se jouent de nous en nous ramenant à ce fil tenu qui relie entre elles ces images qui nous ont marqué, invisibles sur le coup car trempés de banalité quotidienne, mais indéfectiblement installées en nous comme autant d’instants de gloire. Nos gloires quotidiennes – même les plus banales – sont toujours exceptionnelles. Ce qui fait exception d’ailleurs – c’est presque un paradoxe -, c’est tout ce qu’elles ont de commun, de rituellement et de socialement commun, de partageable, de racontable. 

En 1930, dans Opium, Journal de désintoxication, Jean Cocteau écrit qu’il n’est pas impossible que le cinéma puisse «un jour filmer l’invisible, le rendre visible, le ramener à notre rythme, comme il ramène à notre rythme la gesticulation des fleurs.» En montrant comment les années et les saisons viennent s’imprimer sur le visage des héros de Boyhood, et ce sans faire appel aux artifices du maquillage ou des techniques numériques c’est-à-dire en choisissant de filmer ses personnages véritablement durant douze ans, le cinéaste Richard Linklater nous tend un miroir mystérieux à la fois fascinant, dérangeant et captivant. Même s’il s’agit d’une fiction qui met en scène la vie d’une famille d’Américains moyens au début des années 2000, le temps qui passe semble ici nous rappeler à cette réalité qui fait toujrous de lui le grand gagnant dans le rapport de force qu’il impose à la destinée de chacun d’entre nous. 


C’est en ce sens que ce film nous tend un miroir documentaire qui prend peu à peu le pas sur le caractère fictionnel pour nous prendre in fine  à partie, nous spectateurs, à propos de la synthèse que nous pourrions dresser de nos propres vies et des patères mémorielles sur lesquels nous accrochons nos souvenirs. Ces patères sont souvent ce que, sur le moment, nous appelons des coïncidences, des situations qui auraient pu tourner autrement et sur lesquelles nous n’avons pas eu prises, des hasards que nous habillons parfois de nos superstitions. C’est là que réside l’intensité quasi-hypnotique qui se dégage du cinéma de Richard Linklater, on pourrait dire du cinéma tout court. En effet, ce qu’il nous montre, ce sont toutes ces « boucles déployantes » qui relient le cinéma à la vie, un peu comme si le cinéma n’était avant tout que des souvenirs de vacances et du quotidien que l’on souhaite conserver et qui seraient filmés avec talent, c’est-à-dire avec quelques contraintes esthétiques tenues avec assez de fermeté pour nous laisser penser qu’elles reflètent, pour leur part, la conscience que nous avons du monde.