29 avril 2016

RÉFUGIÉS & TIRÉS AU SORT : la courte-paille du Pape est-elle d’essence divine ?

La fatalité triomphe dés que l’on croit en elle (Simone de Beauvoir)

16 avril 2016. Ce samedi-là, la presse grecque rapporte que le Pape François en visite dans le pays décide de ramener en Italie 12 «enfants de Dieu». Trois familles syriennes réfugiées comprenant six adultes et six enfants entre 2 et 17 ans viennent d’être tirées au sort pour quitter la Grèce et le camp ouvert de Kara Tepe pour rejoindre le Vatican. La Grèce, l’Italie et le Vatican ont validé l’idée et accordé le visa. Selon les autorités grecques, ces familles étaient « vulnérables » et leurs papiers étaient prêts. Le Vatican s’engage donc à prendre en charge financièrement ces familles et c’est la communauté de Sant-Egidio dont le siège se trouve à Rome qui va désormais veiller sur elles. «C’est un petit geste – affirme le Pape – de ces petits gestes que nous devons tous faire. Tendre la main à qui en a besoin.» Mais plus qu’un geste, ce que le Pape propose dans cet acte, c’est une mise en abymes pour notre imagination qui se plait à fertiliser les symboles qu’on lui tend à commencer par celui du nombre d’élus. Douze. Si certains commentateurs s’étonnent que ces douze soient tous de confession musulmane, alors que deux familles chrétiennes figuraient dans une première liste,  la symbolique du chiffre n’en reste pas moins forte. Le nombre douze est cardinal dans les trois grandes religions. On pense, bien sûr, au douze apôtres qui accompagnent Jésus, au douze fils de Jacob qui donnent naissance aux douze tribus d’Israël, au chiisme duodécimain qui croit en l’existence de douze imams successeurs de Mahomet. Quite à faire un petit geste et retenir trois familles syriennes, les critères auraient pu être différents : pourquoi ne pas prendre une famille de chaque grande confession ? Pourquoi ne pas prendre celles qui étaient réfugiées depuis le plus longtemps ? Pourquoi ne pas choisir les plus « vulnérables » d’entre elles ? Pourquoi, tout simplement, ne pas prendre les trois familles les plus nombreuses ? Trop compliqué de rendre explicites des critères de choix pour une idée qui doit tirer d’abord sa force de la spontanéité dont elle résulte, de l’importance qu’elle ne soit pas le produit d’une décision prise à l’issue d’une  longue réflexion. Le tirage au sort des trois familles relayé par les médias grecs  permet de suppléer à l’énoncé de justification. Mieux, il tente d'insuffler avec volontarisme une part de divin, de destin voire de fatalité dans un quotidien où après tout, il est compréhensible que par l’entremise d’un tirage au sort, le Pape nous rappelle que le hasard peut-être aussi – pour paraphrasant Albert Camus – une divinité raisonnable. Le fait qu’à l’issue du tirage, ce sont douze personnes qui soient retenues, ni plus, ni moins, finit de nous convaincre de connections signifiantes ainsi réifiées. 

Nous possédons une imagination sémiologique. Car c’est bien notre imagination et elle seule qui relie d’un fil sélectif les faits, les images, nos expériences du quotidien et qui leur donne du sens en les révélant dans des formes parfois attendues, parfois inattendues comme le sont les formes qui sortent du jeu des points qu’enfants nous nous amusions à relier entre eux, ou des figures que l’on se surprend à entrapercevoir au détour d’un nuage. Notre imagination est sémiologique, certains diraient constituante, car elle donne à nos actes souvent plus d’intentions qu’ils n’en ont, elle façonne nos idées en étincelles de génie, nos rencontres en hasards plus ou moins arrangés et nos vies en destin. C’est d’ailleurs pour cela que parfois l’on se plaît parfois à jouer avec cette imagination-là, celle que l’on espère chez autrui pour se jouer de lui. On ne fait rien d’autre lorsqu’on se met à dessein sur la route de quelqu’un que l’on veut séduire en lui faisant croire à l’heureuse coïncidence alors même que l’on a passé des semaines entières à guetter ses habitudes.  On ne fait rien d’autre non plus lorsqu’on répète à l’infini la bonne réplique que l’on veut prononcer au moment adéquat en faisant croire à de l’improvisation, à la vivacité de notre intelligence, histoire de susciter un peu d’admiration ou d’étonnement dans le regard de l’autre.  Mais ces petits gestes ne font que provoquer l’histoire, le sens d’un récit qu’on se donne l’illusion de maîtriser lorsque l’autre nous croit ou feint de nous croire. Notre appétit de récits n’est jamais rassasié, notre envie de croire aux facéties du destin, elle et quelque soit le nom qu’on lui donne, est toujours prête à s’ouvrir à de nouvelles perspectives si tant est qu’elles parviennent à nous apparaissent bel et bien comme « nouvelles ».


Le réalisateur Claude Lelouch a fait son miel de cette confusion intime entre récits et destins, entre histoires et fatalités, entre hasards et coïncidences. Ce qu’il y a de cocasse voire de risqué dans son cinéma, c’est il nous permet, presque malgré lui, d’entrapercevoir que ce que nous appelons «hasard», c’est avant tout ce que nous repérons comme tel, c’est-à-dire ces signes que nous relions entre eux. Mais ne nous y trompons pas cette opération de mise en signifiance n’est autre que la traduction de notre faculté plus ou moins aiguisée de repérer une série de faits qui semblent s’organiser pour faire histoire et la jubilation vient de ce qui se répète et qui nous est, dans sa forme, un peu familier et contrairement précisément à notre conception même du hasard, par nature, imprévisible. Lelouch le sait, il compose avec cela. C’est pourquoi cette obsession lui confère une place singulière dans le monde du cinéma. C’est aussi pourquoi le projet de ce monteur-démonteur de destinées nous intrigue, nous agace parfois, nous fascine surtout lorsqu’il nous permet d’accéder à ce monde en répétition(s) comme dans son éblouissant Les Uns et les autres réalisé en 1981.  Il faut revoir Les Uns et les autres en ayant en tête qu’il s’agit bien d’un manifeste sur sa conception du destin et de la fatalité. Comment l’oublier d’ailleurs puisqu’il s’ouvre avec cette citation de Willa Cather qui donne le « la » comme l’on dit en musique, un « la » pour Les Uns et les autres, un « la » pour le cinéma de Lelouch, sans doute un « la » pour le cinéma tout court et un « la » pour nos vies : «il n’y a que deux ou trois histoires dans la vie des êtres humains. Et elles se répètent aussi cruellement que si elles n’étaient jamais arrivées». Reste à savoir s’il faut s’en remettre à cette seule fatalité, celle d’un hasard maîtrisé tel que le convoquent Lelouch son œuvre ou le Pape avec son tirage au sort de familles, qui parce qu’il y a les unes et parce qu’il y a les autres, nous rappellent que nous ne sommes jamais égaux face à la vie, jamais égaux face à la chance, et que l’expression « égalité des chances » elle-même est une fiction « enfermante ». En ramenant Dieu à un tirage au sort, nos récits en répétitions, l’on ne fait que confondre fatalité et cruauté. L’histoire est sans doute plus belle alors que nos vies. Mais cette beauté-là est de celle qui rassure. Elle est conforme à ce que nous sommes susceptibles de trouver sous cette cloche de verre que nous appelons notre quotidien. Quel que soit le nom qu’on lui donne, Dieu, le destin authentique, la fatalité véritable, la « rainbow connection » se reflètent parfois dans le verre de cette cloche. Et c’est dans ce reflet-là, cet arc-en-ciel, que se rappellent à nous l’existence même nos limites, là où est notre place et le fait qu’il nous faut sans doute un peu fendiller la cloche, pour transcender notre propre histoire et inventer enfin un nouveau récit. En guise d'épilogue, quelques jours plus tard après que la rumeur de tirage au sort ait circulé dans les médias grecs, le porte-parole de Sant-Egidio, Roberto Zuccolini, est revenu sur ce fait en avançant que seul un petit nombre de familles étaient bien enregistrées avant l'entrée en mesure de l'accord Turquie-Union Européenne, date après laquelle les migrants, n'ayant pas obtenu l'asile ou n'ayant pas fait la demande, seraient rapatriés en Turquie. Pas de tirage au sort, donc. Critères de papier en règle et de vulnérabilité seulement. Reste qu'il a bien fallu choisir et que ce qui a présidé au choix finalisé reste, aujourd'hui encore un mystère. Sauf sans doute pour Claude Lelouch qui sait bien lui, qu'il y a "des jours et des lunes".