Les spectateurs, les publics n’aiment pas lorsque la sociologie leur donne la sensation qu’ils sont classés dans des cases. Et, il faut en convenir, on peut être gêné à la lecture de certains rapports, études ou enquêtes lorsqu’on y découvre comment le sens effectif des pratiques, c'est-à-dire le sens de ceux qui en sont porteurs est souvent écrasé derrière une interprétation unique qui nous nous laisse penser par exemple qu'il existe un public et qu'à ce public s'opposerait un non-public, ou encore cette comparaison couramment faite entre pratique culturelle et pratiques religieuse que l'on compare souvent du fait de leur capacité de rassemblement. Or, comme le remarque souvent Paul Veyne les conduites induites dans le religieux sont souvent des conduites menées par habitudes et souvent sans curiosités. Ce n'est pas le cas des conduites culturelles. J'imagine mal, en effet, des pratiques culturelles qui s'instruiraient sans un part de curiosité véritable de la part de ceux qui les mènent. Entre l'objet culturel et ce que nous appelons en sociologie de la réception l'activité des publics, le fil d'Ariane qui court est tissé des fibres de cette curiosité qui lie artistes et spectateur et leur fait partager via la médiation de l’oeuvre un intérêt commun. "L'art - disait Cocteau qui était sans doute plus sociologue qu'artiste - est une projection de pollen comme la vie elle-même et ma seule récompense est d'être compris de quelques uns. Créer est le seul moyen de vivre encore. Regardez toutes ces momies rangées soigneusement dans leurs alvéoles, de temps en temps, il y en a une qui vous adresse un signe imperceptible. Aujourd'hui nous avons tout épuisé et nous nous retrouvons devant une sorte de vie végétale. Regardez un jardin, observez-le comme je me complais à le faire depuis quelques temps, vous y verrez pulluler une vie intense".
Il en va de même pour le sociologue de la réception : Là où son collègue qui travaille sur les consommations culturelles regarde en jardinier l'agencement des fruits, légumes et fleurs cueillis pour s'informer sur ce qui est préférentiellement cultivé puis déguster, le sociologue de la réception à l'image de l'allergologue tendra plutôt à s'intéresser à des phénomènes plus repliés sur les effets produits par la dégustations ou par la dispersion des pollens dont parle Cocteau, des effets qui peuvent aller jusqu'à la rhinite allergique ou l'éruptions cutanée.C'est, du reste, un parallèle intéressant que celui qui peut être fait dans la comparaison des démarches de l'allergologue et du sociologue de la réception des oeuvres car tous deux s'intéressent à l'étude des sensibilités effectives en tentant de leur restituer leur sens d'origine. Ainsi si les oignons font pleurer, ce n'est pas de l'allergie, mais un effet irritant dû aux substances volatiles qui agissent sur la conjonctivite oculaire. En revanche, si nos yeux deviennent rouges, pleurent et nous démangent quand on caresse un chat, cela traduit une sensibilité particulière que l'on appelle allergie.
De même lorsqu'une peine immense au décès d'un proche nous envahit et nous amène à pleurer, il ne s'agit pas tout à fait des mêmes larmes que celles qui conduisent certains à sangloter après la mort du héros à la sortie d'un film de cinéma. Je me souviens d'ailleurs d'un jeune homme, un appelé du contingent qui, à la sortie du film de Robert Redford Et au milieu coule une rivière, se sentait obligé de se justifier de ses larmes face à ses copains militaires, des larmes que lui même n'arrivait pas à très bien comprendre:"je ne sais pas trop ce qui m'arrive et pourquoi je pleure devant cette histoire-là, je n'ai pas de frère, je ne suis pas protestant, je déteste la pêche,..." Pourquoi pleure-t-il alors ? Cela peut-il s'expliquer ? Comment plus généralement se font les lignes de partage entre tous ces spectateurs qui rient, pleurent, frissonnent en même temps, alors que d'autres se taisent ou demeurent tapis, figés, impassibles?