26 décembre 2018

LA VICTORINE, lieu de tous les possibles pour l’éducation artistique et culturelle au cinéma

Le cinéma est la pratique culturelle la plus populaire car elle est, sans doute aussi, la plus démocratique qui soit. Elle a connu dans les années 1960 un véritable âge d’or grâce aux ciné-clubs qui ont fait œuvre structurante pour diffuser une culture cinématographique tant auprès de ces passionnés qui se voient dotés de l’attribut de « cinéphiles » que de ce public l’on dote du qualificatif de « grand » du fait de la diversité sociale et générationnelle qu’il recouvre. Dès 1905, la connaissance du cinéma s’élabore d’abord via le matériel publicitaire avec lequel on faisait sa promotion aux abords des salles. Dans les années qui suivront l’avènement du cinéma parlant, ce sont les magazines plus ou moins spécialisés, les émissions de radios puis de télévision qui deviendront les supports privilégiés pour faire vivre les films hors projection. Et pour cause, à l’inverse des acteurs du cinéma muet, les stars ont désormais une voix et sont en mesure de prendre la parole. Grâce aux festivals naissants, on les redécouvre aussi en chair et en os, et plus encore, en strass et en paillettes, foulant aux pieds tapis rouges et franchissant marches et escaliers comme à Cannes, la manifestation mondiale qui va donner le ton et imposer la norme de ces rencontres. L’Olympe est à portée de mains et de regards. Le cinéma prend corps dans une nouvelle réalité palpable. Face à celles qui, apprêtées par Dior, Chanel ou Balmain, se hissent chaque soir en projection officielle, d’autres, plus dévêtues, espèrent, sous le soleil du jour, être repérées sur une plage par l’entremise d’un regard ou d’une photo flatteuse. La proximité du monde du cinéma et du monde tout court semble rendre les choses envisageables, concevables, imaginables. Mais comme le dit l’un des personnages de la Nuit américaine, « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma ».La contiguïté entretenue par Cannes entre l’art et la vie n’a souvent été qu’illusion fugace. Sauf lorsque la Côte d’Azur s’envisageait d’abord comme un lieu de tournage susceptible de précipiter hasards et coïncidences. Avec les Studios de la Victorine installés à Nice, c’était le tout premier privilège concret que de posséder une usine à rêve près de chez soi afin de permettre, entre autres, à de belles histoires de naître. En faufilant la métaphore du personnage de Truffaut, le cinéma devenait une opportunité pensable car attaché à un territoire d’où l’on pouvait « prendre le train ». « Les choses s’accrochent... Comme des wagons, l’histoire avance sur ses rails, le public voyageur ne quitte pas le train, il se laisse véhiculer du point de départ au terminus et il traverse des paysages qui sont des émotions ».Si, l’on conçoit très bien que la culture cinématographique puisse s’acquérir de n’importe où, en voyant des films, en lisant livres et revues sur le cinéma, en consultant plateformes et sites consacrés au 7eart, il nous faut concevoir qu’uneéducation artistique et culturelle au cinéma, qui a la chance de se construire non loin d’un plateau de tournage ou un studio de cinéma ouvre, pour sa part, des perspectives inédites tant en termes de connaissances des métiers de l’image, qu’en termes de rencontres, mais aussi de pratiques. 

Quand la Victorine éduque la Marquise

C’est en 1939 qu’aurait dû avoir lieu la première édition du Festival de Cannes, une édition annulée alors qu’on apprend l’invasion de la Pologne par Hitler. Cette même année, celle qui trente ans plus tard deviendra l’une des héroïnes les plus populaires du cinéma français, la petite Jocelyne Mercier, voit le jour à Nice. Sa famille détient non seulement l’une des pharmacies les plus célèbres de la ville, mais également des laboratoires pharmaceutiques et cosmétiques depuis plusieurs générations. En tant que fille ainée, son destin semble donc dessiné : elle reprendra l’affaire familiale. Pourtant, enfant, elle rêve de toute autre chose. La petite Jocelyne espère, en effet, devenir danseuse, et même une danseuse étoile. C’est dans sa quinzième année qu’une opportunité professionnelle se présente à elle puisqu’elle interprétera précisément le rôle d’une danseuse dans un film de Jean Boyer J’avais 7 filles. Le film est tourné en partie aux Studios de la Victorine et Jocelyne y fera sa première grande rencontre artistique car le premier rôle du film n’est autre que Maurice Chevalier. Bien qu’elle n’ait alors qu’une seule petite prestation à son actif, Jocelyne prend confiance en elle, voit défiler tous celles et ceux qui viennent séjourner à Nice pour tourner à la Victorine, se dit que tout est possible et va opposer à sa famille un refus catégorique pour suivre les études qui auraient dû lui permettre de reprendre l’affaire familiale. À 17 ans, elle part pour Paris afin de rejoindre les Ballets de Roland Petit, puis intègre la compagnie des Ballets de la Tour Eiffel, une compagnie qui disparaitra quelques mois plus tard, faute d’argent. Jocelyne persévère dans son apprentissage artistique en suivant quelques cours d’art dramatique de Solange Sicard et tente de lancer sa carrière au théâtre cette fois. Ce n’est pourtant pas à Paris que son destin va prendre une tournure décisive, mais bien à Nice, grâce à la Victorine, même si l’actrice, lorsqu’elle se remémore son histoire, préfère placer celle-ci sous le signe du « plus pur des hasards ». Qu’importe, on sait bien que « L’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ». Ce qu’écrit Jocelyne dans ses mémoires, c’est donc qu’en 1956, alors qu’elle revient chez ses parents pour les fêtes de fin d’année, elle va rencontrer dans Nice, « par le plus pur des hasards », deux personnes qui vont bouleverser sa vie : le scénariste Michel Audiard et le réalisateur Denis de la Patellière. La Victorine n’est évidemment pas étrangère à cette rencontre « fortuite ». Les deux compères s’apprêtent à y tourner Retour de manivelle, un film dans lequel il ne leur manque qu’une personne pour incarner le rôle de Jeanne, une femme de chambre, aux côtés de Michèle Morgan et Danièle Gélin. Dans un premier temps, Jocelyne va refuser cette proposition, convaincue qu’elle ne doit désormais ne se consacrer qu’à la danse. Mais son père parvient à la convaincre. Jocelyne a dix-huit ans, elle se pique au jeu du grand écran. Sa rencontre à Nice avec Michèle Morgan sera déterminante au point qu’elle lui empruntera ce prénom qui est aussi celui de sa jeune sœur décédée à l’âge de cinq ans. Jocelyne Mercier devient ainsi Michèle Mercier et va enchaîner les tournages dans le monde entier jusqu’à se voir consacrer, en 1964, par le rôle d’Angélique, Marquise des Anges comme l’une des stars les plus populaires du cinéma français, une popularité qui reste intacte à chaque rediffusion de la quadrilogie des Angélique sur le petit écran. De cet exemple, certes édifiant, qui conduisit la future Michèle Mercier de la baie des Anges à la Marquise des Anges, on entrevoit comment la Victorine ont pu jouer un rôle qui relève bien d’un parcours d’éducation artistique et culturelle pour nombre de jeunes niçois de la grande époque des studios à l’heure où l’idée même d’éducation artistique et culturelle ne figure dans aucun programme scolaire ou universitaire, à l’heure où seule l’éducation populaire, plutôt tournée vers un public d’adultes, commence à faire reconnaître l’importance de la culture comme levier majeur pour l’émancipation de tous. 

Retour de Manivelle

Depuis l’été 2016, la France a adopté sa charte de l’Éducation artistique et culturelle qui fait désormais référence et qui présente l’Éducation artistique et culturelle comme devant être accessible à tous. Cette dernière relève autant d’une éducation à l’art que d’une éducation par l’art et repose sur trois piliers fondateurs : le pilier des connaissances culturelles, le pilier des pratiques artistique et culturelle et le pilier des rencontres avec les artistes ou les acteurs du monde culturel. Or, c’est presque un paradoxe que le cinéma est à la fois la pratique culturelle la plus populaire et celle qui est sans doute la plus éloignée de ses spectateurs sur le plan artistique. En effet, les studios sont souvent une abstraction pour le public même si aujourd’hui des parcs comme Disneyland Paris en font une attraction touristique et proposent à leurs visiteurs d’approcher les modes professionnels de fabrication des films de cinéma. Il n’en reste pas moins que ces expériences sont loin d’être légion et que rares sont les lieux en France où l’on peut vivre l’expérience cinématographique en art. Rares sont les élèves qui, dans leur collège ou leur lycée, sont en mesure de se projeter dans une carrière relevant des mondes de l’image car tout aussi rares sont pour eux les occasions de rencontrer des réalisateurs, des acteurs, de se dire que ces métiers sont du ressort de professions qui pourraient leur être accessibles. Le monde du cinéma est d’ailleurs tout à fait conscient de cette distance, une distance qu’il n’a de cesse de tenter de combler en réalisant nombre de films dont le sujet cardinal est « le monde du cinéma » : Chantons sous la pluie, The Majestic, Qui veut la peau de Roger Rabbit, Les ensorcelés, Ça tourne à Manhattan, Huit et demi, Body Double, Irma Vep, Étreintes brisées, Inland Empire, Hollywood Ending, The Last Movie, Le Mépris, Je hais les acteurs, tous ces films tiennent un discours pédagogique, voire épistémologique, sur le cinéma en tentant de nous entrouvrir les coulisses des tournages de films. Mais sous doute le plus emblématique de ces films a-t-il été tourné aux studios de la Victorine et pour cause, son synopsis porte sur un réalisateur, à moitié sourd, qui tourne un film intitulé Je vous présente Pamélaaux studios de la Victorine. Le synopsis fonctionne telle une mise en abime perpétuelle sur ce qu’est le monde du cinéma, « une unanimité de façade, un univers de faux-semblants où on passe son temps à s’embrasser » comme le résume très bien la réplique d’un des personnages, la femme de Lajoie, le régisseur : « Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ? Qu’est-ce que c’est que ce métier où tout le monde couche avec tout le monde ? Où tout le monde se tutoie, où tout le monde ment. Mais qu’est-ce que c’est ? Vous trouvez ça normal ? » D’une mise en abime sur l’art à la vie, il n’y a qu’un pas à franchir : celui de la réalité incarnée d’un studio. En restaurant les studios de la Victorine, c’est plus qu’un lieu mythique de tournage qu’on rouvre. C’est l’accès immédiat à une part du patrimoine de notre industrie culturelle, un vecteur de tous les possibles cinématographiques. Rencontres, pratiques, connaissances réunies dans un même lieu consacrera de factoles Studios de la Victorine comme un accès d’exception pour instruire des parcours d’éducation artistique et culturelle aussi inspirants qu’a pu l’être celui de Michèle Mercier pour celles et ceux qui, à Nice ou ailleurs, connaissent son histoire, car oui, comme le dit encore et toujours le réalisateur de La Nuit américaine : « la vie a beaucoup plus d’imagination que le cinéma ».

13 décembre 2018

ZONES BLANCHES : la démocratisation de l'éducation artistique et culturelle, premier outil de démocratisation de la culture sur nos territoires

Je dédicace ce texte à tous ceux qui oeuvrent chaque jour dans nos institutions et dans nos collectivités pour relever le défi d'apporter à tous nos citoyens du plus jeune au plus âgé une éducation artistique et culturelle émancipatrice, ludique et joyeuse...







Le ministère de la Culture a répertorié 86 zones dans lesquelles il y a moins d’un établissement culturel pour 10 000 habitants. Comment expliquer cette situation en France ?

La France compte à ce jour 16 500 lieux de lecture publique, 3 000 libraires, 1 500 lieux de production et d’exposition des œuvres, plus de 1 000 théâtres, plus de 5 500 écrans de cinéma, 450 conservatoires, soit près de 30 000 équipements culturels. Cependant, ces équipements n’offrent pas un véritable maillage territorial entre concentration autour des grands centres urbains ou métropolitains et abandon de territoires souvent ruraux ou montagneux plus éloignés. Au reste, si l’on imagine que « pratiquer la culture » implique une diversité de l’offre, la distance géographique d’accès à cette diversité artistique accentue encore la perception d’une inégalité des territoires qui recoupe, bien souvent, la carte des inégalités économiques, sociales ou culturelles. Ainsi, le Ministère de la Culture dépense-t-il chaque année 139 euros par habitant à Paris et en Île-de-France contre 15 euros sur le reste du territoire. Cette problématique n’est pas propre à la culture, mais concerne plus globalement la question de l’accès aux équipements et aux services tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Ce constat peut apparaître brutal, mais il mérite une analyse plus fine que celle de la simple accessibilité. Ce n’est pas parce qu’on a un opéra ou un cinéma à côté de chez soi que l’on y va nécessairement. De même, les études de fréquentation des festivals nous montrent-elles très bien comment et pourquoi des publics sont capables de faire des centaines de kilomètres pour assister à une manifestation culturelle ou à un événement artistique qui comptent pour eux. Il s’agit donc de ne pas réduire la problématique de l’accessibilité à une vision cartographique de la France de la simple distance qui nous sépare des structures.

Comment amener la culture là où se trouvent les plus démunis ?

Il y a presqu’autant de réponses que de personnes concernées. Le fait de repenser nos politiques culturelles à l’aune d’une politique de l’éducation artistique et culturelle où l’on conçoit que tous, dès le plus jeune âge, avons vocation à pratiquer l’art, à comprendre et apprécier les formes artistiques et culturelles, à rencontrer des artistes, à fréquenter des équipements culturels sans condescendance. En ce qui concerne les inégalités d’accès à la culture, le sociologue Pierre Bourdieu évoquait le fait que la plus grande inégalité ne relevait pas du « manque » ou même de la « conscience du manque », mais du « manque de la conscience du manque ». Ceci pour signifier qu’il est essentiel avant toute chose de partager une pratique, un désir, une grammaire commune de ce besoin de culture inhérent à la construction de notre identité tant intime que sociale. C’est une des raisons pour lesquels ministre de l’Éducation et ministre de la Culture marchent plus que jamais main dans la main pour mettre en œuvre sur tous les territoires la politique du « 100 % Éducation artistique et culturelle » telle qu’énoncée par le Président Macron comme pierre angulaire de son programme culturel. C’est avant tout par l’EAC que l’on pourra donner un nouvel élan à nos politiques culturelles si l’on veut qu’elles reprennent le chemin d’une démocratisation que ne se paie pas de mots.

Plus globalement, quelles sont les mesures les plus efficaces pour démocratiser la culture… une ambition déjà inscrite dans la feuille de route du premier ministère de la Culture… en 1959 !

Avant toute chose, il faut reconsidérer le sens même de ce que nous appelons la « démocratisation de la culture ». Les termes sont bien trop vagues pour définir des actions ou des mesures concrètes et la mission pourrait très vite s’apparenter au remplissage d’un tonneau des Danaïdes susceptible de ne véhiculer que déceptions ou désillusions telles qu’elles se laissent décrire sous la plume des essayistes « déclinistes » de la déploration qui font toujours l’impasse sur ce qui marche sans mettre face à face programmes espérés et réalisations concrètes. Plans Chorales, moments de lecture silencieuse, éducations à l’image, écoles, collèges et lycées au cinéma, orchestres à l’école, patrimoines de proximité, plate-forme numérique dédiée au cinéma, parcours EAC des festivals de tout type, villes et territoires 100 % EAC… Autant de mesures qui toutes entrent dans le respect de la Charte de l’Éducation artistique et culturelle portée par le Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle pour libérer les imaginaires des publics d’aujourd’hui et de demain, en confiance, afin de concevoir la culture comme un droit pour tous tel que le suggère la déclaration de Fribourg sur les droits culturels de Fribourg ou plus encore l’article 31 de la Convention universelle des droits de l’enfance qui précise que nos États doivent « reconnaître à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge et de participer librement à la vie culturelle et artistique. Qu’ils doivent respecter et favoriser le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité ». Aussi s’agit-il pour notre nation de se reposer régulièrement la question à propos de ce qu’elle souhaite transmettre à sa jeunesse, des conditions de cette transmission, de comment elle assure une éducation artistique et culturelle dont chacun peut jouir à tous les sens de ce mot, et de porter à l’échelle de chaque territoire ce qui est le projet d’une culture partagée civilisation ancrée dans le progrès de sa modernité. C’est ce qui est fait aujourd’hui entre les ministères concernés par la question de l’EAC, mais aussi par un très grand nombre de collectivités engagées dans cette grande politique publique commune qui vise à atteindre le « 100 % EAC » : la démocratisation culturelle du XXIe siècle sera d'abord une démocratisation de l'éducation artistique et culturelle.

(On peut retrouver toutes ces analyses et bien plus encore dans le numéro 125 de l'Abécédaire des institutions consacré à "Culture pour tous" en cliquant ici.)

07 décembre 2018

LA VÉRISIMILITUDE DE VERNE À POPPER ou comment se rapprocher d'une vérité pourvue d'intérêt et de pertinence...


C'est en 1863 que Jules Verne propose à Hetzel, son éditeur, un petit ouvrage refusé à l'époque par ce dernier, et édité seulement depuis trois ans, Paris au XXe siècle. Celui-ci se présente comme une satire du modernisme urbain : dégradation de la langue française, artistes devenus commerçants, air pollué jusque dans les campagnes, électricité tonitruante, mécanique domestique propre à faire disparaître bibliothèques et instruments de musique, nouvelles techniques de transmission et de communication des messages, etc... Bien sûr et comme toujours, la critique de 1994 s'extasie devant les récits d'un auteur prétendu visionnaire. "Prétendu" car imaginer Verne sous les traits d'un devin miraculeux reviendrait à nier un peu vite les vertus positives inhérentes à  la description littéraire. Comme on le sait, tous les romans de Verne distillent son goût de l'énumération minutieuse. D'ailleurs comment était-il possible qu'il en fût autrement ? À l'époque où le genre n'est pas encore "routinisé", écrire un roman d'anticipation impose à son auteur une saturation d'effets de clarté monographique indispensables à la constitution d'un pacte littéraire. Et, ces fameux petits "effets de réel", sorte de marchepieds de notre imaginaire, sont si parfaitement ciselés chez Verne qu'ils continuent à se présenter comme le rivage par lequel on accoste ses récits même si aujourd'hui, le plaisir qu'on y prend est celui d'une fascination paradoxale et subtile pour une anticipation passée et donc "rétroactivée". S'il s'agit de rendre hommage au travail de Verne, c'est donc beaucoup plus à l'acuité d'observation de sa propre contemporanéïté qu'il faut s'attacher plutôt qu'à des facultés inouïes de visionnaire. En outre, le restreindre à un statut d'extralucide surdoué lui sied assez mal : si nous décidions d'en faire un décompte à l'unité, nous nous apercevrions que les succès prédictifs de Verne sont presque aussi nombreux que ses erreurs. Il n'en reste pas moins que nous autres, lecteurs contemporains, préférons conserver de nos parcours verniens un souvenir global et scintillant de justesse. Ce verdict tient sans doute au fait qu'intuitivement Verne s'est étonnement rapproché d'un certain état de notre modernité. En ce sens, Paris au XXe mérite pleinement notre émerveillement car Jules Verne s'était rarement projeter si loin dans l'avenir, le Paris de 1960. En effet, l'auteur préféra faire fonctionner ses autres oeuvres sur une anticipation plus douce d'inventions techniques obsessionnellement installées dans l'harmonie de son propre siècle. Son activité de prospection diffère en cela très peu de celle qui est, en partie, mise en oeuvre dans les mondes de la recherche.

Karl Popper a fort bien résumé cette exaltation du progrès scientifique qui passe primordialement par une posture d'observation ; son idée porte sur la quête, non de la vérité, mais d'une plus grande vérisimilitude : " La vérité en elle-même n'est pas le seul but de la science. Nous souhaitons - dit Popper - davantage que la pure et simple vérité : nous recherchons une vérité qui soit intéressante, qui soit difficile à atteindre. " La vérisimilitude vise donc à se rapprocher non d'une simple vérité, mais d'une "vérité pourvue d'intérêt et de pertinence". Ce que sous-tend Popper, c'est qu'en matière de connaissance scientifique, il vaut mieux privilégier "nettement une tentative de solution d'un problème intéressant qui consisterait à avancer une conjecture audacieuse, même (et surtout) si cette conjecture doit bientôt se révéler fausse, contre toute énumération de truismes dénués d'intérêt. […] en découvrant que la conjecture était fausse, nous aurons beaucoup appris quant à la vérité, et nous nous en serons davantage approchés". La démarche, on le voit, tranche complètement avec l'épreuve digitale de la vérité telle que la conçoivent les partisans du probabilisme. Et c'est en tant que démarche qu'il faut admettre que la quête d'une plus grande vérisimilitude ne soit pas le seul privilège des scientifiques déclarés comme tels et peut aller jusqu'à contaminer, dans la pratique, l'activité du romancier lorsqu'il s'oblige - comme Jules Verne - à faire de la description objectivée des faits. Il est une autre caractéristique dont sont dotés les objets observés, décrits et retranscrits par le chercheur ou l'écrivain et dont nous venons de parler : tous sont ancrés dans le monde réel, et sont de manière plus ou moins saillante les colporteurs des longs processus de rationalisations techniques dont ils sont les fils. Ainsi en va-t-il de Nautilus, préfiguration merveilleuse des submersibles tout comme des engins qui armeront la conquête spatiale. Néanmoins, à y regarder de plus près, le plus saisissant dans l'univers de Jules Verne n'est la place prépondérante qu'il donne aux grandes inventions, mais bien une façon dont il les intronise dans la réalité sociale de ses personnages : le coup de force de la narration vernienne est la banalisation d'idées technologiques dans le quotidien de la fin du XIXe siècle. Il faut, par exemple, souligner la fonction omniprésente des instruments de musique qui viennent emblématiquement enrichir l'environnement romanesque ; ils une manifestation supplémentaire de l'attention que Verne porte plus ou moins consciemment à l'instruction et à la compréhension fine de ce que l'on subsume dans le concept de "rationalisation technique". Guidés à tort par la seule idée de progrès technique, nous restreignons trop souvent l'histoire de nos objets technologiques à l'inventaire stérilisant des lieux où ils s'enracinent ; pour sa part, le concept de "rationalisation technique" rapporte plus justement la recherche aux conditions socio-historiques qui fondent le terrain écologique hors duquel ces objets n'auraient pu naître et s'épanouir.

La question de l'innovation technique -qu'on l'entende sous la coupe du progrès scientifique ou sous la plume de l'écrivain Verne - ne saurait donc être posée autrement que recontextualisée dans une dynamique socio-historique. Lorsque Weber parle de "facteurs climatiques", c'est pour mieux surprendre l'organisation changeante des relations sociales en tant que telles, c'est-à-dire en tant qu'animées par l'activité des individus eux-mêmes.  De la sorte l'innovation technique ou technologique n'existe pas pour elle-même ; et, toutes les productions que nous classons habituellement sous ce concept passe-partout n'ont que le nom de commun. C'est pourquoi, l'ensemble facteurs qui participent à l'écologie de l'innovation sont systématiquement à reconsidérer à travers le filtre de la relativité socio-historique qui, seule, permet d'observer comment ils pèsent de manière différentielle, et ne se reproduisent pas à l'identique. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu'il existe une plus forte proximité dans la démarche heuristique de l'écrivain Jules Verne et des scientifiques de son époque qu'entre les ingénieurs du début du siècle et ceux d'aujourd'hui. Une entreprise intellectuelle qui aurait pour objet d'élaborer une histoire des techniques en ne s'attachant qu'aux similitudes de surface inscrites dans les noms de métier, mettrait sans nul doute son auteur face à d'incommensurables embarras interprétatifs. Les hommes ont - on le sait - des buts, des fins, et des intentions. C'est à ce titre que l'histoire - et a fortiori - l'histoire des techniques ne saurait se penser comme une histoire naturelle. En effet, les productions, les fins et les intentions humaines sont aussi et surtout les héritières de socialisation bien particulières où se jouent et se déjouent le transfert des longs processus de rationalisation dont nous parlions plus haut. Ainsi, si l'on s'essaie à comparer, non sans violence, les inventions verniennes, que l'histoire a techniquement entérinées, aux productions issues de la révolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication, on s'apercevra combien il est difficile d'y retrouver les traces d'une quelconque filiation : là où Jules Verne observe le réel pour y puiser et y installer des objets fictionnels imaginaires, les nouvelles technologies de l'information et de la communication - qui sont en grande part le fruit du travail d'ingénieurs et non le résultat d'une application scientifique - ont été inspirées majoritairement d'univers imaginaires, entre autre ceux de la science-fiction des années 40-70. En d'autres mots, ce que nous tentons de mettre en évidence ici, c'est l'importance cruciale et croisée de deux critères discriminants dans le processus d'innovation ou d'invention : l'environnement culturel d'origine et la conduite heuristique propre à un corps professionnel, celui des ingénieurs d’aujourd’hui plus enclins à forger le sens de l’innovation en s’appuyant sur l’imaginaire de leur enfance que sur l’observation stricte d’un réel performé. Il faut voir là un autre sens de l'inspiration qui devrait diffuser pour comprendre le sens de chacun de nos gestes professionnels et l'imaginaire même de nos institutions latentes.