29 février 2016

COMPRENDRE COMMENT L'AUTRE IMITE pour comprendre l'autre...

"Ne vouloir connaître qu'une seule culture, la sienne, c'est se condamner à vivre sous un éteignoir" (Paul Veyne)

Au milieu du XIXe siècle, vers 1850, on peine encore à imaginer ce que sont les contours des sciences sociales telles qu’on les connaît aujourd’hui. À l’époque, on travaille toujours sous l’emprise d’une discipline maîtresse, qui s’appelle la métaphysique. Or nos universités l’ont presque abandonnée aujourd’hui. La métaphysique consiste à réfléchir à la manière dont intellectuellement on pense le monde. Qu’est-ce que l’Être ? Qu’est-ce que nous sommes ? Est-ce que nous sommes faits de chair, de sang ? Est-ce que l’on a aussi une âme ? Est-ce que tout cela s’étudie ? Est-ce que c’est un sujet scientifique ? On est alors dans un contexte étrange. On arrive à peu près à le comprendre quand on lit Les aventures de Sherlock Holmes de Conan Doyle. On s’intéresse de plus en plus aux individus. Les individus sont encore dans l’univers de classes sociales et sont différents les uns des autres. On considère que, comme dans toutes pratiques scientifiques, les individus ont des comportements communs : ce sont des gens qui font à peu prés la même chose. La vraie question qui se passe au milieu du XIXe siècle, c’est de se demander pourquoi des gens ont le même type de comportement, se lèvent à la même heure, ont la même réaction. La Révolution française, par exemple, a enclenché de vraies questions. Pourquoi, alors que l’on a vécu de multiples problèmes jusqu’à la Révolution, pourquoi toute une société se met soudain en œuvre de dire « On arrête ça » et l’on va couper la tête du roi. C’est le commencement des sciences sociales. Qu’est-ce qui va faire que les individus vont avoir un comportement commun ? La métaphysique va s’intéresser à cela. On est donc dans un univers dans lequel on ne sait pas bien ce que sont les contours des sciences. Il était apparu quelqu’un en France, qui a joué un rôle tout à fait important, très minoré dans l’histoire des sciences et l’histoire des idées, et qui s’appelle Mesmer. Il est à l’origine de ce que l’on a appelé l’hypnose. L’hypnose est un procédé formidable, qui se situe bien avant la psychanalyse. C’est ce qui va plonger les individus, tant dans la médecine qu’ailleurs, dans une situation qui permet de leur faire dire  des choses qu’ils ne diraient pas dans leur état normal. Est-ce qu’il y a une connexion autre dans la tête des individus entre eux, qui fait qu’ils sont en relation avec d’autres univers, une partie d’eux-mêmes que nous ne connaissions pas ? C’est un univers encore mystérieux. Comme Conan Doyle, on pense qu’il y a des esprits autour de nous, que peut-être les gens qui nous entourent sont en relation avec un au-delà, avec les morts. On se pose tous ce type de questions.

Et puis, des outils commencent à apparaître, comme la photographie quelques années plus tard. C’est curieux au début du XXe siècle, parce que contrairement à aujourd’hui où il suffit de faire « clic » avec nos portables, à cette époque on photographie des gens assis, très figés et pour cause : pour imprimer une photographie, à l’époque, il fallait poser jusqu’à deux, voire trois ou cinq minutes, selon l’impression du film. Quand on regarde les pellicules, on voit alors des choses un peu bizarres et on se demande si la photographie n’est pas un outil très intéressant, qui pourrait servir au delà du visible, à imprimer des choses invisibles. Tout cela révèle l’univers de pensée dans lequel on est. L’hypnose incite à prendre en compte de nouveaux outils qui permettraient de voir ce que l’on ne voyait pas auparavant. Conan Doyle a fait ainsi un très bel essai sur les faits que la photographie permet de saisir et que l’œil ne voyait pas. Dans ce contexte, un homme de cette époque, qui s’appelle Gabriel Tarde, parvient à poser d’une façon assez claire les bases de ce que certains sociologues, comme Bruno Latour aujourd’hui, appellent les sciences sociales. Tarde prétend quelque chose d’assez fort, qui est que les individus se comportent de la même manière parce qu’ils s’imitent les uns les autres. Si vous voulez vous amuser un tout petit peu, relisez Tarde. Son hypothèse est extrêmement intéressante. Cela semble audacieux de dire qu’il y a des phénomènes d’imitation. Qu’est-ce qui nous amène à penser que nous nous imitons les uns les autres, en matière de comportement ? Dans le même temps, une partie du discours de Tarde est assez drôle et mérite attention. Il risque des idées. Il pense, dans ce contexte d’hypnose, que la raison pour laquelle on se comporte de la même manière est qu’il y a peut-être un lien invisible entre nous, inconscient, qui se passe dans nos têtes, voire qui serait de l’ordre de l’électricité, du réflexe. Il va donc aller à la recherche de réflexes sociaux afin de comprendre pourquoi nous nous ressemblons les uns les autres. Tout cela se passe en France, en matière de science. Les autres pays travaillent dessus, mais la France tient un privilège scientifique pour porter ces choses-là, assez extraordinaires à cette époque.


Arrive alors un sociologue, le premier vrai sociologue. Il s’appelle Émile Durkheim. Il écrit un ouvrage, Le Suicide, qui va vraiment révolutionner la sociologie. Dans Le Suicide, il commet un meurtre : sa victime est Gabriel Tarde. Durkheim a attaqué en disant « L’imitation, c’est du grand n’importe quoi ». Selon Durkheim, ce ne sont pas les individus qui se ressemblent dans leur tête ; si les gens agissent de la même manière à un moment donné, c’est que pèsent sur eux ce qu’il va appeler, et que l’on connaît encore aujourd’hui dans le langage actuel, des déterminants sociaux. Les déterminants sociaux, par exemple notre origine, ont un effet sur nous, qui fait que nous nous comportons de telle manière. Durkheim va démontrer quelque chose d’inouï à cette époque-là : c’est que le suicide, sur une base statistique, a une origine sociale. Lorsque l’on relève les chiffres récents, on remarque en effet un taux de variation statistique qui reste assez constant d’une année à l’autre. Si c’était un phénomène individuel, les courbes représentant le nombre de suicidés ne seraient pas aussi rapprochées. Le sujet est toujours d’actualité. Il se trouve que la manière de se suicider la plus courante est la pendaison. Les tableaux mentionnent également l’intoxication ou les armes à feu, mais la pendaison est quelque chose d’extrêmement dominant, extrêmement constant : de 2000 à 2008, il est assez intéressant de constater ce qu'illustrent ces statistiques de suicide. En tout cas, cette statistique démontre combien nous sommes soumis aux déterminants sociaux. Quelque chose pèse sur nous culturellement et c’est ce que l’on voit dans le texte de Durkheim. Il dit : « Toute société, toute culture, a la proportion à donner un contingent de suicidés à livrer à sa société ». Il est terrible de dire que chaque société a son contingent de suicides et qu’ils vont avoir lieu quoi qu'il arrive. Voilà la force du déterminant social. Durkheim y va fort, il va anéantir le pauvre Gabriel Tarde sur le plan de ses histoires d'imitation de la pensée. Quand je dis qu'il y va fort, c’est qu’en plus de déconstruire le raisonnement de Tarde, il estime également qu’il n’y a plus aucun comportement humain qui relève de l’imitation, parce qu’il faut être radical. Or, c’est bien un problème dont on se rend compte ; néanmoins celui de l’imitation reste important. En tant que sociologue de la culture et du cinéma, je pense notamment que l’imitation, le fait de regarder les autres, nous amène à adopter des comportements communs. Le fait que notre esprit d’analyse, lui-même, nous porte à voir certaines choses, nous montre qu’on est habitué à, qu’on a intégré dans notre idée même, l’idée d’imitation. C'est ce qui se passe souvent lorsque nous regardons les nuages. Il n'est pas rare que nous apercevions là un éléphant, ici un cheval, des visages, un point d’interrogation. Constat absurde ! Pensez-vous vraiment que le ciel s’amuse à vous envoyer des signes de cet ordre là, qu’il construit des formes ? Christian Metz, qui était un sémiologue du cinéma, énonçait pourtant que l’on a une propension à voir dans les formes du monde des formes reconnaissables, que notre esprit, quand il est confronté à des nuages, voit des éléments apparaître. Certains pensent que c'est intentionnel, parce que cela va être interprété, différemment selon les cultures. Durkheim dit : « C’est une attitude humaine, en tout cas, qui relève de nos processus de connaissance, qui passe par l’imitation et qui fait que l’on voit dans les objets du monde des formes connues, quelque chose qui fonctionne ». Vous voyez bien à quel point la nature imite quelque chose, qui relèverait de nos idées. Si vous me comprenez aujourd’hui, quand je suis en train de vous parler, c’est parce que j'utilise un langage articulé, la parole, que nous utilisons tous les mêmes mots et que l’on s’est bien ajusté pour parler de la même manière et avoir un langage commun, qui fait que l’on s’imite dans nos façons de parler. L’imitation, la reproduction,  commence dès le plus jeune âge : dès l’instant où un bébé dit deux fois la même syllabe « pa » pour dire « papa », il l’imite deux fois, ou « maman » (il commence plutôt par là en général). On voit effectivement comment, culturellement, ces questions d’imitation et de récupération des mots à droite et à gauche, afin de parler le même langage, vont s’articuler aussi ensemble pour que l'on puisse se comprendre. C’est pour cela qu'en matière de culture, plus on a de mots pour se comprendre, plus l'élaboration d’une pensée encore plus sophistiquée est facilitée. Le langage relève donc bien d’un processus d’imitation.

12 février 2016

L'ART DANS LE JEU VIDEO au Musée des Arts Ludiques : tout recommencer et ne croire qu’en nous-mêmes…

« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois mêmes de ce monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous… ». Le fantastique selon Tzvetan Todorov s’insinue dans le temps de cette incertitude durant laquelle on tente de comprendre à quelle réalité et à quelles lois répond notre perception de l’événement inexplicable. L’art du jeu vidéo, pour sa part, se nourrit de la nature même de cette incertitude-là pour en étirer l’univers dans un temps et dans un espace propres, un univers qui, s’il entretient encore avec notre monde quelques accroches familières, nous incite, non pas à avoir peur face à un monde qui se déroberait sous nos pieds, mais à domestiquer précisément tout ce qui semble nous échapper de prime abord. C’est au reste au moment où s’éveille notre volonté de domestication de ces univers imaginaires que l’on prend conscience de ce qui nous en sépare et par là même des sensations, émotions et attitudes qu’il nous faut mobiliser pour le conquérir. Entrer dans un jeu vidéo, c’est franchir un passage, un portail, un seuil virtuel, symbolique et structuré qui nous permet d’accéder librement à un niveau de réalité qui nous offre un sentiment de tension et de joie et qui donne à notre esprit l’intellection d’autres mondes perceptibles en nous permettant de mieux toucher du doigt ce qui fait « art » dans l’art conçu comme matière à sublimer notre monde.

Du plus dépouillé au plus sophistiqué, il n’est pas de jeu vidéo qui dans l’expérience qu’il induit – la play-experience – ne nous propose pas par l’entremise de son processus de jouabilité une théorie de l’être au monde ainsi que du sens et de la valeur de notre vie. Car le jeu « est la vie dans ce qu’elle a de plus simple et de plus immédiat. […] On constate que le jeu s’installe et se développe de plus en plus dans la vie de tous les jours – non seulement le jeu, mais principalement l’idée de jeu, qui donne sens à de nombreuses conduites, lesquelles, pour n’être pas dénuées de sérieux, d’importance et même de gravité, n’en sont pas moins ludiques » (Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, Paris, Éditions José Corti, 1989). En ce sens, le jeu vidéo, en soi, est une forme de l’art total du XXIe siècle qui est susceptible de porter les mêmes ambitions récapitulatives que l’on a connu avec certaines œuvres magistrales du cinéma comme celle de Joseph L. Mankiewicz, John Ford, Fritz Lang, Jacques Tourneur, Walt Disney, Hayao Miyazaki, Terry Gilliam, Steven Spielberg, Peter Jackson ou Ingmar Bergman, avec certaines séries comme Lost, Alias ou le Prisonnier, avec certaines œuvres picturales comme celles qui prennent corps dans la renaissance et le baroque sur les toiles de Rembrandt, de Vinci, Rubens, Raphaël, Titien et, de manière si singulière, de Vermeer. Qui a déjà tenté de se perdre dans les troublants petits tableaux intitulés l’Astronome ou le Géographe et signés du maître de Delft peut comprendre comment l’énigme nait d’un jeu entre une toile et la totalité d’une œuvre, entre le grain de lumière qui traverse une scène d’intérieur et la projection du monde qui s’y condense. Si l’on ne se place pas en situation de jouabilité en regardant les toiles de Vermeer, c’est l’art pictural lui-même qui nous échappe. C’est la condition du regardeur, du spectateur qui s’anime là, active par nécessité, exploratrice dans sa dynamique. Sans ce choix consenti d’accepter cette condition du jeu qui doit se mettre ici en branle, on ne reste qu’à la surface des nervures de la toile sans jamais vraiment pénétrer la représentation c’est-à-dire entrer dans ce niveau de réalité saisissante où commencent tous les mystères qui façonnent sa signification tout comme le message dont elle est dépositaire tant dans sa forme que dans sa finalité. Ce que nous laisse entrevoir Vermeer, c’est bien que l’esthétique artistique est ludique par essence, que l’attitude du spectateur ne saurait se restreindre à une vision contemplative de l’art au risque de passer à côté de ce que l’artiste tente de lui communiquer par le biais de sa toile : toi qui regardes, comprends bien que cette toile a été peinte en un autre temps et que je sais au moment où je la peins que tu la regarderas plus tard. Tout y est, tu peux tout comprendre si tu te donnes la peine de faire les mêmes hypothèses sur le monde que celles que j’ai laissées ici à ton attention. Donne-toi simplement la peine d’y croire sans méfiance.

Le jeu vidéo est bien un art total, car s’il est ludique par nature, il porte aussi l’ambition souveraine de s’inscrire dans une histoire connotée, diaprée de correspondances et de références à tous les arts qui l’ont précédé comme nous permet de le découvrir Jean-Jacques Launier, commissaire de l’exposition consacrée à l’inspiration française de l’Art dans le jeu vidéo. Si la France occupe une place essentielle dans la création des jeux vidéo, c’est bien du fait de l’ancrage de cette création dans un héritage non discontinu du regard que la France a posé sur l’art et la culture en général, un regard internationalisé qui n’a de cesse d’irriguer l’innovation artistique. Cependant là les États-Unis ou le Japon ont su intégrer la création contemporaine en marche dans l’immédiateté de l’ensemble de industries culturelles à commencer par le cinéma et les séries, en France, c’est principalement le jeu vidéo qui aimante le plus de dimensions artistiques de notre modernité. Le voyage qui nous est proposé ici est infini, car indéfiniment « réactivable ». C’est au reste là que se trouve la singularité du désir qui habite tous les « gamers » lorsqu’ils entrent dans l’un de leurs univers : il nous est tous arrivé de revoir et de revoir encore notre film préféré espérant qu’au détour d’une scène quelque chose change, qu’un personnage puisse enfin échapper à la mort ou à un destin tragique, jusqu’à ce que l’on admettre une bonne fois pour toutes que tout est fixé et seule notre imagination est capable de résoudre nos dérivations narratives. L’art dans le jeu vidéo, c’est ce qui nous permet de nous laisser imaginer que nous pouvons prendre la main pour façonner, un monde à notre image, une destinée où la « suspension of disbelief » — pour reprendre le mot de Coleridge — ouvre le règne définitif du merveilleux et de l’incroyable. En effet, ici, au cœur du jeu et au contraire de ce qui se passe notre monde réel, le merveilleux et l’incroyable tiennent avant tout au fait qu’à chaque instant l’on peut tout recommencer pour ne croire qu’en nous-mêmes. On y pense et puis, on l’oublie… Encore…


(Nota : la version intégrale de cet article écrite en collaboration avec Damien Malinas et Raphael Roth est publiée en totalité dans le catalogue de l'exposition)

02 février 2016

SÉRAPHIN LAMPION et le mystère de la cinquante troisième question...

"La réponse est oui. Mais quelle était la question ?" (Woody Allen)


L’interrogation qui doit être au cœur de tout travail de sociologie de la culture est bien celle qui consiste à se demander ce que l’on peut faire pour exploiter de manière compréhensive les réponses que tout individu est susceptible de fournir lorsqu’il accepte de répondre à un questionnaire. Prenons par exemple la question 53 de la fameuse enquête sur les Pratiques culturelles des français : parmi les disques et les cassettes possédés dans votre foyer, quels sont les genres de musique que vous avez ?


·    Des chansons ou des variétés françaises
·    Des musiques du monde
·    Des variétés internationales
·    Du rap
·    Du hard-rock
·    Du rock
·    De la musique d’opérette
·    De la musique d’opéra
·    De la musique classique
·    De la musique de films ou de comédies musicales
·    De la musique d’ambiance ou pour danser
·    Des chansons pour enfants
·    De la musique militaire
·    De la musique folklorique
·    De la musique contemporaine
·    D’autres genres de musique
·    NSP (ne sait pas)


On pourrait discuter indéfiniment de ce que recouvrent ces genres-là, se demandant si les musiques du monde sont si différentes des musiques folkloriques, si le rap peut s’entendre aussi comme de la variété internationale, ou bien encore si selon les dispositions d’écoute que l’on a, on ne peut pas adopter la musique militaire en guise de musique d’ambiance. Aussi, sans doute faut-il avoir assez de bon sens déflationniste pour admettre qu’au fond, le péril majeur de nos questionnaires d’enquête n’est pas qu’ils utilisent ou non des catégories génériques idoines – on a compris qu’ils ne le peuvent jamais réellement –, mais plutôt qu’ils transfigurent toujours plus ou moins nos pratiques culturelles en «pratiques  pleines», laissant filer à travers leurs mailles les «Séraphin Lampion»(*) de tout poil ordinairement en passe de nous dire comme dans les bijoux de la Castafiore : « Notez bien que je ne suis pas contre la musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi ».


Dans un texte remarquable intitulé «Conduites sans croyance et œuvres d’art sans spectateur», l’historien Paul Veyne définit le concept de médiocrité quotidienne, un concept qui habille parfaitement les bonnes répliques de Lampion puisqu’il pointe la déperdition d’énergie qui, selon la situation envisagée, existe d’une part, entre la réalité et ses représentations et, d’autre part, entre les idéaux que l’on proclame et la manière de vivre ces idéaux: « la réalité – dit-il – est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner; et, il faut avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit, dépasse toutes les idées qu’on pouvait s’en faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs et de croyances, c’est le contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle professe ». La réalité, il est vrai, est rarement aussi emphatique que les récits qu’on en prodigue. La réalité des faits culturels est du même ordre. L’esthétique des objets culturels qui peuplent notre existence devrait, au demeurant, s’assimiler à une esthétique du détachement, où seules quelques œuvres se « détachent » des autres pour alimenter la part intime de l’imaginaire culturel. Au regard de la difficulté qu’il y a à atteindre cette part intime qui est aussi une part sociale d’une personnalité culturelle à l’œuvre, on pourrait se demander, dès lors, à quoi servent les dispositifs d’enquête que l’on n’a de cesse de reconstruire ? Pourquoi s’évertuer à armer autant de questionnaires ou d’entretiens sur les formes culturelles, si chaque connaissance produite contient déjà, en germe, la critique qui la prédestine au rebut du théorico-empirique ? La réponse se trouve très certainement dans la situation d’enquête elle-même, précisément dans le moment où se produit la médiation entre questionnaire et enquêté. Chaque questionnaire posé, chaque entretien passé proposent toujours en creux leurs idéaux culturel. La question 53 des Pratiques Culturelles de français présuppose, sans précaution particulière, que l’on possède de la musique enregistrée chez soi, donc le matériel nécessaire à son écoute, et enfin le temps disponible pour se consacrer à cette écoute. Il n’en reste pas moins que le questionnaire offre, jusque dans ses questions les plus incongrues aux yeux de certains, une connexion immédiate avec d’autres espaces sociaux et d’autres modes de vivre la quotidienneté de l’existence : il nous met face à notre «être-au-monde», mais un «être-au-monde» qui implique une existence sociale qui ici prend corps dans une communication sociale singulière qui fictionnalise une petite part de nous-mêmes. Comme le souligne François Flahault, «exister, ce n’est donc pas seulement compter aux yeux des autres, c’est se sentir vivre dans le même monde qu’eux».
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(*) Personnage d’Hergé, Séraphin Lampion est un agent d’assurance qui intervient à plusieurs reprises dans les aventures de Tintin et qui se caractérise par son indifférence crasse face à la trame de l’aventure même du récit dans lequel il apparaît. J’emprunte ce relevé de Tintin au principe de cruauté de Clément Rosset.