25 août 2014

LA FACE SOMBRE DES COMIQUES : De Coluche à Robin Williams (un entretien avec Adrien de Volontat du Figaro)

FIGAROVOX - Robin Williams, qui vient de se suicider, était en proie à une grave dépression. C'est ou cela a été le cas pour d'autres comiques célèbres, comme Richard Pryor, Coluche ou plus récemment Ben Stiller, qui a annoncé qu'il était bipolaire. Les comiques ont-ils toujours une part d'ombre? Comment l'expliquez-vous?
Emmanuel ETHIS - En tant que sociologue de la culture, je ne peux m'empêcher de penser à cette citation du philosophe Bergson qui écrivait dans son célèbre ouvrage Le Rire: «Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.» Cette phrase au premier abord semble un peu complexe, mais il suffit de la relire plusieurs fois pour comprendre que le philosophe tente de ramasser là quelque chose de notre posture par rapport à ce qui nous fait rire, ou ce qui nous fait provoquer le rire. Les comiques jouent un rôle essentiel, ils ont socialement en charge -en éveillant le rire en nous- d'atteindre le tréfonds de notre nature humaine et sociale, de révéler une zone intérieure qui se révèle soudain à nous. Nous sommes toujours surpris par le rire, et quand c'est nous qui le provoquons, nous le sommes encore plus. Il existe là une jouissance inouïe, car elle est sociale et confine à celle ou celui qui fait rire une sorte de pouvoir qui ne saurait s'exprimer autrement que dans une profession étrange: comique, fou du roi, … Rien de très confortable que de n'exister ensuite qu'à travers cette image. On attend toujours de vous que, comme un magicien, vous nous sortiez votre meilleur tour, que vous provoquiez une satisfaction en nous, toujours la même, toujours attendue. C'est souvent pourquoi les comiques au cinéma sont à la recherche d'autres types de rôles - on peut pense à Coluche dans Tchao Pantin ou à Robin Williams dans le Cercles des poètes disparus, dans Will Hunting ou dans le très profond Hook -, ils acquièrent souvent grâce à ces rôles une consécration artistique, consacrant du même coup un talent global et un talent comique que nous acceptons plus difficilement quand il est le seul pour dire qui l'on est. Ce n'est donc pas à proprement parler une part d'ombre que l'on perçoit dans les drames qui se montrent dans la vie des comiques, mais une part humaine qui aspire à donner une vision juste de l'humanité du comique qui - s'il n'était que comique - apparaîtrait de manière très déshumanisée.

Paradoxalement, faut-il être triste pour faire rire?
Encore une fois permettez-moi de citer Bergson qui lorsqu'il dit que «le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès.» Pour faire rire, il faut souvent avoir une conscience aiguë de ce qui en nous constitue l'humanité, une humanité généreuse ou excessive que l'on réfrène et que le comique prend en charge à notre place. Nous lui déléguons notre part de dérision qu'il nous fait vivre souvent par procuration. C'est ce qui créée notre attachement inconditionnel aux comiques, et nous les aimons car ils nous parlent de nous, et d'un nous que nous connaissons mal.

Existe-il d'autres exemples de comiques ayant eu une fin aussi sombre?

Sans aller aussi loin, on décrit souvent la tristesse des grands comiques qui nous touchent, des plus populaires. En France, les vies de Michel Serrault, de Louis de Funès ou de Jacqueline Maillan sont souvent décrites comme des vies habitées par une très grande gravité, un peu comme si il était au quotidien l'envers même de ce qu'ils expriment sur scène ou sur l'écran. À croire qu'elles espèrent parfois «rééquilibrer les choses» en partant à la conquête de rôles dramatiques. Je repense là précisément à Jacqueline Maillan. À la fin de sa carrière, elle s'est confrontée à un texte de Koltès mis en scène par Patrice Chéreau. Durant les répétitions, les images qu'on a d'elle nous montrent une Maillan insécure, ce n'est pas «son» théâtre. Chéreau, lui, la dirige avec une condescendance visible. Elle n'est pas de «son» théâtre. Pierre Bourdieu est sans doute le sociologue qui a le mieux décrit les stratégies de condescendance mises en oeuvre par ceux qui s'installent dans la domination sociale. Percevoir cette condescendance dans le regard de Chéreau à ce moment précis a quelque chose qui pourrait me le faire détester à jamais. Je reconnais trop de regards dans ce regard-là. Rien de pire que la condescendance culturelle telle qu'elle s'exprime dans les sphères de la légitimité des mondes de la culture. Elle est toujours l'émanation de la cruauté humaine la plus extrême. Nous sommes toujours condescendants avec la part la plus drôle de nous-mêmes que nous laissent entrevoir les artistes, et cela devrait nous interroger plus largement sur ce que nous acceptons de nous et sur ce que nous avons plus de mal à accepter. Les comiques prennent toujours cela de plein fouet dans leur propre existence sociale.

14 août 2014

L'UNIVERSITÉ DU XXI SIÈCLE, creuset de nos investissements pour l’avenir

Tous les pays qui croient en leur avenir ont toujours su faire le choix, dès qu’ils en ont eu les moyens et chacun à leur manière, de porter une attention politique toute particulière à leur système d’enseignement supérieur. La raison de ce choix tient aux trois défis fondamentaux que doivent relever aux yeux des nations modernes les futurs diplômés du supérieur : (1) renouveler les élites (2) être des professionnels de bon niveau prêts à intégrer le monde de l’entreprise en y apportant des savoirs issus de la recherche appliquée, des savoir-faire innovants et des compétences rapidement opérationnelles (3) devenir des citoyens exemplaires à l’esprit critique aiguisé habité d’une culture humaniste, scientifique et technique qui soit ouverte sur le monde et généreuse dans le partage. Pour des raisons toujours avancées comme historiquement rationnelles au regard des besoins de notre société à un moment donné, notre pays, La France, plutôt que construire des institutions en charge de relever ces trois défis simultanés comme l’ont fait tant d’autres pays, a préféré doctement séparer sa jeunesse pensant sans doute qu’il était impossible de former en un seul et même lieu des élites, des techniciens, des ingénieurs et des docteurs et que tous soient aptes à penser des questions culturelles et politiques en prise avec leur époque. Universités, Grandes Écoles, Écoles d’ingénieurs, Écoles privées ou Universités catholiques sous contrat avec l’État, filières sélectives, IUT, BTS, filières sans sélection… On peut tantôt avoir soit une lecture optimiste d’un système dense et riche qui fait la fortune des grands raouts dévolus à l’orientation, tantôt avoir une lecture pessimiste d’un système concurrentiel où les meilleures places sont déjà réservées depuis longtemps aux « meilleurs ».

Combien de familles ont réellement les outils accompagner dans leurs choix leurs jeunes bacheliers lorsque ces derniers n’ont pas été consacrés par l’excellence de la meilleure mention au baccalauréat? Au reste, lorsqu’on sait que l’individu qui s’autonomise va faire preuve de tant de nouvelles aptitudes « non prévues au programme » entre 18 et 25 ans, pourquoi tout résumer autour d’une mention au bac qui ne donne qu’une vision à un temps « t » d’une personnalité qui est précisément en train de s’émanciper ? Comment est-il possible d’aboutir à l’étrange constat parfois que l’université serait le lieu où atterrissent tous ceux qui n’ont pas trouvé leur place dans les filières à sélection ? L’université est le lieu où l’enseignement par la recherche est consacré dès la première année de licence et devrait – par conséquent – être le lieu qui accueille ceux qui présentent les meilleures qualités en ce qui concerne l’autonomie personnelle, la mobilité géographique, la curiosité culturelle, scientifique et intellectuelle. Pourtant, cette dernière ne bénéficie toujours pas de l’image de marque qui devrait être la sienne. Combien de « unes » de journaux consacrés aux conditions budgétaires difficiles des universités, à la vétusté de leurs locaux, à leurs difficultés à former de bons professionnels ? Alors même que les diplômés des nos universités soient aussi bien et parfois mieux insérés sur le plan professionnel que ceux des autres institutions, qui plus est en temps de crise. Depuis un mois, la majeure partie des actualités consacrées à l’université porte sur « le voile à l’université » comme s’il s’agissait d’une question centrale et sans jamais interroger d’ailleurs la question du voile dans « les grandes écoles et les écoles d’ingénieurs ». Le fait est qu’il aurait plutôt fallu se demander « quelle place pour notre enseignement supérieur dans la loi pour la croissance et l’activité dite loi Macron » ? Le débat aurait été mille fois plus intéressant pour comprendre ce que nous devenons et ce à quoi nous aspirons vraiment pour bâtir la France actuelle.

Alors que le cinéma anglo-saxon propose sur nos écrans depuis un mois des biopics d’universitaires aussi héroïques consacrés à Alan Turing ou Stephen Hawking qui vont jusqu’à concourir aux Oscars, nous continuons à voir nos médias et nos politiques consulter et mettre en scène des pseudo-intellectuels au front bas, dans l’espace de parole étroite d’un « toujours pareil »... Si peu d’alternatives, si peu de confiance en nous, en notre recherche, en nos véritables intellectuels, chercheurs, penseurs ? N’y a-t-il chez nous que de pensées polémistes ? Alors que partout hors de France, le « langage universitaire » définit le langage, est le langage de référence, celui vers lequel il faudrait tendre lorsqu’on est empreint de curiosité, chez nous, l’idée même de « langage universitaire » est souvent synonyme de repoussoir. Pourtant les mots merveilleux d’une Mona Ozouf, d’un Cédric Villani, d’un Paul Veyne, d’un Michel Serres apparaissent toujours comme une récréation pour l’esprit, nous élèvent toujours vers la plus belle des exigences de notre pensée critique et scientifique. Au reste, ils sont présents et respectés… Mais la France compte plus de dix mille grands chercheurs et enseignants-chercheurs… Qu’elle n’écoute jamais. Inutile de croire que la soi-disant fuite des cerveaux ne soit que le résultat d’un appel à de soi-disant meilleures conditions de travail à l’étranger. C’est avant tout une question de reconnaissance ou plutôt de non-reconnaissance. Mais pour se reconnaître, il faut d’abord se connaître et pour se connaître il faut être et vivre ensemble. Ne pourrions-nous rêver enfin d’une Université qui ne soit pas seulement une utopie dans notre pays et qui soit en charge de remplir au plus haut niveau et en un seul lieu les trois défis fondamentaux de former côte à côte élites, bons professionnels et esprit critique ? Les universités et les écoles ne se vivent plus elles-mêmes comme des concurrentes depuis près d’une dizaine d’années, mais se copient et s’empruntent le meilleur de ce qu’elles ont su inventer. Cependant, il reste encore beaucoup à faire pour inventer cette Université du 21e siècle, une université dont nous serons tous fiers, porteuse de tous les espoirs de progrès pour notre pays, pour notre jeunesse et nos concitoyens tout au long de leur vie, une Université héroïque qui sera le produit d’un système d’enseignement supérieur républicain, attentif et responsable de l’éclosion de tous les talents futurs de notre pays. Car le talent n’est pas une question de filiation ou de « classe sociale d’appartenance », il est toujours le résultat d’un repérage et d’un investissement. C’est pourquoi il ne faut pas se tromper d’équation si l’on veut tenir nos promesses d’avenir : le niveau de l’investissement qu’une nation place dans son enseignement supérieur et dans sa recherche est la stricte équivalence de l’ambition et de la confiance qu’elle place dans les générations présentes et futures.

05 août 2014

BOYHOOD, La captation de nos gloires invisibles

«Je vous livre le secret des secrets, les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. […] Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche en verre.» (Jean Cocteau)




C’est souvent lorsque nous sommes devenus trop vieux pour les revivre que nous repensons à tous ces moments, en apparence insignifiants, qui ont forgé nos vies. Nos mémoires se mettent à rêver et se jouent de nous en nous ramenant à ce fil tenu qui relie entre elles ces images qui nous ont marqué, invisibles sur le coup car trempés de banalité quotidienne, mais indéfectiblement installées en nous comme autant d’instants de gloire. Nos gloires quotidiennes – même les plus banales – sont toujours exceptionnelles. Ce qui fait exception d’ailleurs – c’est presque un paradoxe -, c’est tout ce qu’elles ont de commun, de rituellement et de socialement commun, de partageable, de racontable. 

En 1930, dans Opium, Journal de désintoxication, Jean Cocteau écrit qu’il n’est pas impossible que le cinéma puisse «un jour filmer l’invisible, le rendre visible, le ramener à notre rythme, comme il ramène à notre rythme la gesticulation des fleurs.» En montrant comment les années et les saisons viennent s’imprimer sur le visage des héros de Boyhood, et ce sans faire appel aux artifices du maquillage ou des techniques numériques c’est-à-dire en choisissant de filmer ses personnages véritablement durant douze ans, le cinéaste Richard Linklater nous tend un miroir mystérieux à la fois fascinant, dérangeant et captivant. Même s’il s’agit d’une fiction qui met en scène la vie d’une famille d’Américains moyens au début des années 2000, le temps qui passe semble ici nous rappeler à cette réalité qui fait toujrous de lui le grand gagnant dans le rapport de force qu’il impose à la destinée de chacun d’entre nous. 


C’est en ce sens que ce film nous tend un miroir documentaire qui prend peu à peu le pas sur le caractère fictionnel pour nous prendre in fine  à partie, nous spectateurs, à propos de la synthèse que nous pourrions dresser de nos propres vies et des patères mémorielles sur lesquels nous accrochons nos souvenirs. Ces patères sont souvent ce que, sur le moment, nous appelons des coïncidences, des situations qui auraient pu tourner autrement et sur lesquelles nous n’avons pas eu prises, des hasards que nous habillons parfois de nos superstitions. C’est là que réside l’intensité quasi-hypnotique qui se dégage du cinéma de Richard Linklater, on pourrait dire du cinéma tout court. En effet, ce qu’il nous montre, ce sont toutes ces « boucles déployantes » qui relient le cinéma à la vie, un peu comme si le cinéma n’était avant tout que des souvenirs de vacances et du quotidien que l’on souhaite conserver et qui seraient filmés avec talent, c’est-à-dire avec quelques contraintes esthétiques tenues avec assez de fermeté pour nous laisser penser qu’elles reflètent, pour leur part, la conscience que nous avons du monde.