16 novembre 2020

Les choses derrière les choses qui sont derrière…

 

Vendredi 17 Janvier 2019, Rennes, Les Champs Libres. Première séance décentralisée du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle. Le ministre de la culture Franck Riester conclut son discours d’introduction. Face à lui, plus de cent soixante-dix représentants des collectivités venus de toute la Bretagne. Du jamais vu pour une séance publique du Haut Conseil. La Région représentée par son premier vice-président Jean-Michel Le Boulanger lève la main et prend la parole au nom de tous pour expliquer au ministre pourquoi la Bretagne souhaite se porter volontaire pour devenir la « Région pilote » sur le plan national afin d’expérimenter le « 100% éducation artistique et culturelle » pour toute sa jeunesse et plus largement pour tous ses habitants, en d’autres mots, faire de l’éducation artistique et culturelle une véritable politique publique majeure de son territoire et éprouver des pratiques propres à inspirer les autres régions de France. Dans le même mouvement, la Bretagne va plaider pour l’installation du futur Institut National Supérieur de l’Éducation Artistique et Culturelle destiné à former acteurs de l’enseignement et de la culture de toute la France, au cœur des Côtes d’Armor, à Guingamp, ainsi que la généralisation de l’expérimentation du Pass-Culture dans chacun de ses départements. Derrière cette manifestation d’intérêt pour l’éducation artistique et culturelle, la Bretagne se rassemble, en réalité, autour de « sa » signature, une signature qui constitue l’un de ses fondamentaux : le sens pragmatique d’un collectif apte à se réunir autour d’un objectif politique innovant et partagé lorsque l’opportunité d’améliorer le destin du territoire tout entier se présente. 

Assis tout au fond de la salle et surplombant l’assemblée, Gwendal tente d’attraper tout ce qui se dit dans un petit carnet de croquis Moleskine corné sur presque toute son épaisseur. Il s’est invité lui-même à cette séance sans y être convié car le sujet le passionne. Gwendal est professeur dans un lycée professionnel en centre Bretagne. Ses élèves, en grande partie issus de la ruralité, ont toujours obtenu des résultats au baccalauréat bien au-dessus de la moyenne nationale. Gwendal est assez fier de raconter comment son établissement relève de façon exemplaire de ce que certains ont appelé le « miracle breton » de l’excellence scolaire, celui-là même qui inscrit les jeunes Bretons dans un parcours de réussite reconnu sur le plan national pour l’obtention du bac. Gwendal sait que cette excellence est dans la conscience de tous, il vient de l’entendre encore dans un des discours d’introduction de la séance à laquelle il assiste avec en fer de lance les mots si sensibles de Mona Ozouf sur le sujet. Gwendal sait aussi que cette excellence est le résultat d’une histoire sociale et politique dans laquelle l’École a permis aux anciennes générations de se fixer un horizon commun et de s’accorder sur cette promesse d’un avenir meilleur qui passerait par l’école.  Cependant, Gwendal sait aussi que cet horizon qui a permis d’atteindre cette conscience et cette matérialisation de l’excellence reste encore un horizon lointain pour certains, notamment pour les élèves issus des milieux les plus défavorisés. C’est pour ça qu’il a poussé la porte de cette séance consacrée à l’éducation artistique et culturelle, pour assister en témoin discret à ce qui résonne chez lui comme un moment politique majeur, celui par lequel le « miracle breton » peut sans doute franchir un nouveau cap pour s’élargir vraiment à tous. C’est du moins ce qu’il traduit à l’écoute des présentations qui s’enchaînent et où il est question d’égalité devant les arts et la culture, d’humanité dans le partage des « codes sociaux » par l’art, d’un territoire qui se socialiserait par la lecture, la musique et toutes les formes artistiques à portée. 

Durant les sept heures qu’aura duré le Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle, Gwendal demeurera carré dans son siège. Plus de quarante pages de Moleskine noircies, trois ou quatre déchirées et froissées et une, déposée sur sa place au moment où il quittera la salle, bien en vue, immanquable et titrée Synthèse de ma journée en guise de remerciements, les choses qui sont derrière les choses qui sont derrière :

 

Derrière l’excellence scolaire en Bretagne, une fierté, partagée, 

Derrière cette réussite, parfois, des oubliés, 

Derrière ces oubliés, des interrogations, toujours les mêmes, 

Derrière ces interrogations, des inquiétudes,

Derrière ces inquiétudes, des projets, 

Derrière ces projets, une véritable lutte contre la reproduction des inégalités, 

Derrière cette lutte contre les inégalités, une socialisation par les arts et la culture, 

Derrière cette socialisation, jamais plus d’oubliés, 

Derrière cette socialisation, une éducation artistique et culturelle pour tous, 

Derrière cette éducation artistique et culturelle, le partage des codes de l’être ensemble,

Derrière ces codes de l’être ensemble partagés, un nouvel espoir, 

Derrière ce nouvel espoir, un nouvel esprit, 

Derrière ce nouvel esprit, une bienveillance qui ne se paie pas de mots, 

Derrière cette bienveillance, une promesse d’avenir, 

Derrière cette promesse d’avenir, un horizon, 

Derrière cet horizon, un territoire qui fait sens,

Il faut toujours regarder les choses qui sont derrière les choses qui sont derrière, 

La Bretagne est une terre ludique où l’on sait bien cela depuis toujours, 

L’éducation artistique et culturelle y devient une boussole révélatrice de tous les talents,

Ce n’est pas les talents pour eux-mêmes qui sont une richesse, c’est la manière dont on sait les reconnaître qui compte, 

La Bretagne est cette terre de la reconnaissance de tous les parcours où, à l’instar de Pythagore, l’on sait bien qu’un homme n’est jamais si grand que lorsqu’il est à genou pour aider un enfant. 

 


15 novembre 2020

L'ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE, un moyen essentiel pour contrer les inégalités invisibles

En France, l’Éducation artistique et culturelle (ou EAC) est l’une des politiques publiques contemporaines, formulée au début des années 2000, qui bénéficie d’une attention devenue significative, tant de la part d’acteurs culturels et éducatifs que de chercheurs en sciences humaines et sociales. Institutionnellement, elle a été appréhendée dès 2000 avec le plan Jack Lang « Éducation artistique et culturelle », conçu avec le ministère de la Culture et qui préfigure le projet qui voit ensuite le jour en 2005. Elle a également été appréhendée à partir des « orientations sur la politique d’éducation artistique et culturelle des ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de la Culture et de la Communication ». Celui-ci s’est notamment traduit par la création en 2005 d’un Haut Conseil rassemblant les parties prenantes de l’EAC : des représentants des six ministères concernés (Culture ; Éducation nationale et Jeunesse ; Enseignement supérieur ; Cohésion des territoires ; Agriculture, Solidarités et Santé), des représentants au titre des différents types de collectivités territoriales, des personnalités qualifiées du monde de la recherche et de la culture, des représentants de parents d’élèves. Ensemble, elles forment une chaîne de coopération telle que l’entend Howard Becker dans Les Mondes de l’art (1982) : artistes et acteurs culturels, tutelles et collectivités territoriales, chercheurs, enseignants et parents d’élèves. Ces parties prenantes composent un collectif voulu représentatif du milieu scolaire : « L’EAC porteuse de sens, cela signifie qu’elle s’inscrit, voire qu’elle s’impose, au cœur du récit d’un territoire, qui peut se raconter grâce à elle tant pour ceux qui la vivent que ceux qui la portent sur le plan politique ». Le Haut Conseil de l’EAC a présenté publiquement une charte élaborée par ses membres, en juillet 2016, pendant le Festival d’Avignon. Cette charte est un document de référence qui s’adresse à l’ensemble des acteurs souhaitant entreprendre un projet d’EAC, le définissant de façon compréhensible par tous. Elle comprend dix articles et donne un cadre référentiel, institutionnel et politique à l’EAC, sous la tutelle conjointe des ministères de la Culture et de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.
Progressivement, les structures culturelles et les associations qui, déjà, portent des actions sur leurs territoires, se sont approprié l’appellation Éducation artistique et culturelle et l’ont revendiquée à l’instar du Festival d’Avignon et des Rencontres trans musicales de Rennes. Elle devient une formule partagée, sur laquelle s’accordent des institutions et s’appuient des projets divers, tant locaux que nationaux, publics ou associatifs, qui traduisent néanmoins une volonté d’un nouveau rapport au public, qu’il soit scolaire ou adulte à travers une EAC souhaitée « tout au long de la vie » par les tutelles. L’EAC est une manière de repenser la relation aux publics de la culture, et de prendre en compte le caractère processuel de la construction de la carrière de spectateur. L’EAC repose sur un principe d’éducation à l’art et d’éducation par l’art, non sans rappeler la dimension et la force données à l’expérience esthétique dans l’ouvrage de John Dewey, L’Art comme expérience (1934). Elle est ainsi pensée comme une expérience. Autrement dit, « lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’une situation quelle qu’elle soit […] qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation ».
Du point de vue de la recherche, entendue au sens large, l’EAC est l’ensemble des voies de transmission, permettant de voir, de faire et d’interpréter avec les expériences (Bordeaux, 2017). Cette définition repose sur trois piliers (repris implicitement dans la Charte de l’EAC) : la rencontre, la connaissance et la pratique, accessibles à toutes et tous. Les approches théoriques, et de surcroît les observations de terrain, notamment sur des terrains de grands festivals, invitent à dépasser ces trois piliers que sont la rencontre, la connaissance et la pratique, constitutifs d’une définition classique, institutionnelle et in fine restreinte de l’EAC. Cette dernière, telle qu’elle se pense et se déploie, pose aussi la question de la formation de l’identité culturelle et, plus encore, de l’autonomie des individus sans se restreindre à une seule et même forme artistique, voire à procéder à une hiérarchisation des œuvres et des expériences esthétiques. En cela, elle a pour objectif de participer à la constitution des goûts de la personne, qui, entendus au sens de la sociologie des champs, signifient « se découvrir et découvrir ce que l’on veut, ce que l’on avait à dire et qu’on ne savait pas dire et que par conséquent, on ne savait pas » (Bourdieu). Une telle définition permet de considérer la relation artistique et culturelle comme dépassement de la rencontre avec l’œuvre, c’est-à-dire sans impliquer de pratique artistique, en prenant conjointement en compte la part d’intime qui se joue dans la relation à l’art tout autant que le rôle de prétexte qu’elle peut jouer, dans la prise de parole et dans la prise d’autonomie. Par cette définition, et en soutien à l’article 10 de la Charte de l’EAC, il s’agit ici de rendre compte des idéaux sur lesquels l’EAC s’appuie, du point de vue institutionnel et pour le corps social, de comprendre comment elle prend forme dans la société, dans et en dehors de l’école, et d’identifier les nouvelles questions qu’elle soulève à l’endroit des destinataires de cette politique culturelle. Dans son ouvrage L’Éducation populaire et le théâtre, le sociologue Jean-Louis Fabiani (2008) explique que les ministères de la Culture d’André Malraux (1959-1969), puis de Jack Lang (1981-1986 ; 1988-1993), ont centralisé l’intention des politiques culturelles, et donc des actions qui en ont découlé, sur la fréquentation des chefs d’œuvre et le processus de création artistique, donnant une moindre légitimité à l’animation culturelle et, finalement, à l’éducation populaire. Dans les deux cas, l’éducation à l’art et par l’art a une place moindre. La vision de la relation à l’art et par l’art décentre aujourd’husi l’enjeu de la dimension spectatorielle, qui devient un enjeu parmi d’autres. La prise de parole, la constitution d’un groupe, la pratique, le voyage, la prise de confiance sont apportés par des dispositifs d’éducation artistique, n’amputant ni la pratique ni l’amour de l’art, mais lui redonnant son rôle social. La création d’espaces et de moyens de discussions sont des objectifs centraux de l’EAC, incluant l’éducation par l’art autant que l’éducation à l’art qui nous rappellent le souci d’Ernst Gombrich (1909-2001), énoncé dans son introduction de l’Histoire de l’art  : « S’il n’y a pas de mauvaise raison d’aimer une œuvre d’art, il existe quelquefois de mauvaises raisons de la rejeter ». L’EAC comme traduction contemporaine d’un souci de démocratisation culturelle partage un ensemble d’idéaux et de pratiques avec l’éducation populaire. L’une comme l’autre prennent d’abord forme depuis l’engagement d’individus dans plusieurs sphères et à différents niveaux. Les observations directes d’initiatives locales et personnelles de mise en œuvre de tels projets (participation à des projets culturels et artistiques, résidences de territoires, rencontres pluri-acteurs, ateliers de création, sorties culturelles…) conduisent à penser que les déterminations personnelles de certains acteurs culturels ou/et acteurs de l’Éducation nationale font naître les projets d’EAC. Pensons par exemple à la manière dont les Rencontres trans musicales de Rennes ont évolué depuis les années 2000, passant d’une démarche d’action culturelle, fondée au départ sur l’invitation à la participation, à une démarche d’EAC, croisant expérience, rencontre et pratique artistique. Le développement de résidences de territoire sur quatre ans, autant que l’intérêt pour la rencontre en amont, l’expérience commune, et la documentation de cette dernière, sont des exemples significatifs. Cependant, l’importance de l’engagement associatif, éducatif et culturel doit s’accompagner d’une considération et d’une prise en charge au niveau politique de ce qui est en voie d’institutionnalisation. La principale raison de penser l’EAC de manière transversale réside dans le fait de ne pas reproduire ce qui s’est constitué de manière incrémentale en limites de la démocratisation culturelle : que l’éducation par l’art était forcément induite par l’éducation à l’art. À ce titre, l’EAC s’appuierait sur un modèle d’action qui la précède, dont elle s’inspire en même temps qu’elle s’en émancipe grâce aux enseignements tirés de ses limites. Une des principales discontinuités de l’EAC vis-à-vis de la démocratisation culturelle, telle qu’initiée dans les années 1980, qui s’est ensuite essoufflée dans les années 1990, est sûrement le rapport au temps dans la relation à l’art et la culture. Si la fréquentation et l’expérience des œuvres restent l’un de ses enjeux, celles-ci prennent leur sens dans un processus de construction de la relation entre une œuvre et un public. De la connaissance au savoir et de la rencontre avec l’œuvre à la relation à l’art, telles sont les étapes que l’EAC entend amener. L’expérience artistique s’inscrit dans un parcours scolaire, mais aussi dans un parcours de vie en étant envisagée dans un temps long. C’est ainsi que le discours institutionnel fait valoir que le cercle familial doit aussi être intégré à la réflexion sur ce qu’est un parcours de public de l’art. L’émancipation et l’autonomie, plus qu’une rupture avec son groupe social d’appartenance, doivent aussi soutenir des dynamiques de transmission à l’intérieur même de ce cercle. La volonté de dépasser la fréquentation temporelle de l’art et de construire des relations entre des personnes et des institutions, des objets culturels ou entre des personnes par le biais d’objets et/ou de pratiques, invitent alors à repenser les enjeux temporels et spatiaux de l’EAC. L’idée de proposer une EAC tout au long de la vie est ambitieuse car elle n’est possible que dans l’acceptation de ces enjeux au long cours. Pour ce faire, la co-construction de ces dispositifs, et donc plus largement d’une politique publique, relève d’un engagement à plusieurs échelles : sphères décisionnaires, Éducation nationale, institutions culturelles, sociales, médicales ou encore carcérales, mais aussi les publics eux-mêmes. Afin d’éviter l’imposition, et pour que chacun et chacune élaborent des projets, la formation à tous les niveaux doit accompagner des démarches d’EAC si elle est entendue comme une prise d’autonomie. Formations et dispositifs de médiation (par dispositif est entendu ici l’ensemble des actions réalisées dans une démarche d’EAC) doivent ainsi faire l’objet d’études et de recherches. Incluant différentes parties prenantes, pour être pérennes, ils doivent correspondre aux besoins et attentes de chacune d’entre elles. La réinvention de ces dispositifs, notamment pour que les publics concernés s’en emparent, doit se fonder sur des connaissances, et plus encore des savoirs ; des savoirs pouvant être appréhendés à travers une démarche ludique, c’est-à-dire à partir d’autant de manières de « déconstruire » un objet culturel afin de faciliter ses appropriations.

L’EAC est « totale » lorsqu’elle se déplace dans et hors des lieux de création, dans et hors les établissements scolaires, au sein des familles, des groupes de pairs de toute personne qui fait l’expérience de l’artistique et culturelle. Comme le souligne Jean-Louis Fabiani (2008 : 13) dans son ouvrage sur l’éducation populaire et le théâtre, « si l’on a aujourd’hui les moyens de procéder à des analyses très convaincantes des mondes de production des œuvres, la question, bien plus complexe, de leurs appropriations successives par des publics hétérogènes a laissé de côté la question essentielle de la nature de l’expérience esthétique ». Aussi les acteurs de l’éducation artistique – les artistes, les associations, l’État, les collectivités, les enseignants, mais aussi le Haut Conseil de l’EAC – doivent-ils se munir de données sur ces publics, d’outils et de techniques afin de produire une connaissance sur le périmètre de leur action, souvent plus large que celui de leurs objectifs de départ. Celle-ci doit faire l’objet de recherches afin d’avoir la place et la légitimité de l’innovation. Surtout, elle doit pouvoir répondre à la problématique des disparités : que chaque personne soit assez instruite pour ne pas se soumettre à d’autres raisons qui ne seraient pas la sienne. Cette liberté et cette autonomie sont les conséquences d’une instruction publique au sens où Nicolas de Condorcet (1743-1794) l’entendait : une obligation de la société à l’égard de ses citoyens. Une obligation qui doit « ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance » (Condorcet, 1792) si elle veut parvenir à constituer un patrimoine et des valeurs communs à toutes et tous. 

Merci à Camille Royon, Lauriane Guillou, Damien Malinas et Raphael Roth pour cette très belle notice que l'on retrouvera en version complète dans le publictionnaire en cliquant ici !

21 octobre 2020

Discours d’hommage à Samuel PATY prononcé à Rennes le 21 octobre 2020


Mesdames et Messieurs, 

Chers collègues, 

Chers amis,

 

S’il est une chose que tous, nous avons en commun, c’est bien le souvenir d’un professeur qui a marqué notre vie, voire qui a changé le cours de celle-ci. En ce qui me concerne, je pense que je n’aurais jamais été devant vous à prononcer ce discours si je n’avais pas rencontré Paul Veyne, grand historien spécialiste de l’histoire romaine. Paul Veyne m’a tout autant marqué par sa verve, sa liberté d’esprit, son affranchissement avec les conventions universitaires que pour ses textes, ses mots. « La réalité – écrit-il - est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner ; et il faut avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit, dépasse toutes les idées qu’on pouvait s’en faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs ou de croyance, c’est le contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle professe ». Je pense que ces mots font aujourd’hui particulièrement sens, ici et maintenant.

 

Car oui, nos professeurs, tous les professeurs de France, enseignent non seulement des connaissances, ils incarnent, dès le premier jour où ils franchissent le seuil de la salle de classe, ces idéaux et ces valeurs qu’il professent, ces idéaux et ces valeurs qui, non seulement guident leurs actions, mais sont souvent des idéaux ou des valeurs auxquels ils ont recours lorsqu’il leur arrive de douter comme tout un chacun, de douter lorsque surgit une question à laquelle nous ne nous attendions pas, de douter lorsque nous sommes pris dans le fil d’un échange où les mots semblent nous manquer… Curieux monde qui attend de nous que nous soyons performants tout le temps, que nous ayons des réponses à chaque question quelle que soit la manière dont elle se formule, curieux monde où l’on espère malgré tout exister en tant qu’individu pour et à travers toutes les facettes de ce que nous sommes ou de ce que nous pensons être, curieux monde bien étrange parfois, où les coachs de développement personnel font fortune et où leurs livres qui prétendent nous apprendre à gérer nos émotions et nos vies occuperont bientôt plus de place dans nos librairies et nos surfaces culturelles que la littérature, les ouvrages scolaires ou universitaires, la bande dessinée, les livres d’art ou de culture. Ce monde, notre monde, est celui où chacun semble être dans son couloir de nage sans se soucier de savoir où en sont ceux qui nagent dans le couloir d’à côté. Ce monde, notre monde, est celui où l’on est obligé de rappeler que l’obligation de scolarité n’est pas une contrainte mais un horizon de socialisation positif pour apprendre l’une des choses les plus précieuses que nous enseigne l’École de la République : l’ouverture vers les autres, le vivre et l’être ensemble, sans espèce de distinction pour celles et ceux qu’elle accueille, d’où qu’ils viennent, quel que soit leur milieu, leur culture, leur religion, leur aspirations, leur orientation sexuelle ou politique. Une autre historienne Mona Ozouf décrit bien cette école comme le cœur de l’entreprise républicaine, le temple neuf d’une humanité libérée de Dieu où on professe la perfectibilité indéfinie et la prise de l’homme sur son destin. « Certes - ajoute Mona Ozouf -, ma petite école de Plouha au cœur de la Bretagne n’usait pas de termes aussi vastes ; elle n’en délivrait pas moins la même promesse »

 

Dans les différents portraits qui sont faits aujourd’hui d’un autre historien, l’homme dont nous honorons ce soir la mémoire, j’ai l’impression de reconnaître chaque professeur, c’est-à-dire la manière dont chaque professeur, par-delà son enseignement, incarne les valeurs qui nous réunissent, ces promesses dont parle Mona Ozouf, et vis-à-vis desquelles lorsqu’elles leur sont transmises, les élèves, nos enfants, nous sont toujours reconnaissants. Ainsi donc, Samuel PATY est-il décrit par ses élèves comme un professeur atypique. Les élèves se souviennent d’un professionnel « investi dans son travail, discret, tout en étant proche de ses élèves ». Un lycéen explique qu’il n’a jamais oublié les jeans de Monsieur Paty, ses chemisettes roses à manches courtes, son écriture en pattes de mouches et ses cours sur la Révolution française, mais surtout les débats qu’il lançait lors des cours d’éducation civique. « Il nous invitait, il faisait en sorte qu’on n’ait pas un avis tranché. Il ne s’agissait pas de répéter, mais on devait préparer des arguments. C’est l’enseignant qui m’a montré la voie ! ». « Tous les vendredis, il faisait une petite blague à ses élèves pour qu’ils partent en week-end dans la bonne humeur ». « Et, Quand vous arriviez en retard, vous n’étiez pas à l’abri d’une vanne bien placée ». Au-delà de sa bonne humeur, c'est sa bienveillance qui a marqué les esprits. « Il était plein de bonnes intentions, c'était un gentil, un humaniste, détaille une ancienne élève au Bois d'Aulne. Il était attentif aux problèmes de chacun. Que cela concerne les enseignements ou nos problèmes personnels quand on lui en faisait part ». Une collégienne harcelée pour son orientation sexuelle témoigne : « Ma scolarité était une horreur. Mais grâce à monsieur Paty, c'était moins le cas ». Prévenu des attaques dont elle était la cible, le professeur lui propose de rester dans sa classe à la récréation. « Il m'a évité pas mal de problèmes ». Lui, de toute façon, doit y rester, lui dit-il, il a des « copies à corriger ». En vérité, il passera de longues récréations à l'écouter, à dénouer les angoisses qui pourrissent les nuits de la jeune fille. « Il était très préoccupé par mes problèmes, mais avait toujours de bons conseils. Toujours les bons mots, raconte-t-elle. Par la suite, quand il entendait une remarque agressive contre moi en cours, il intervenait immédiatement pour me protéger ».

 

Nous nous reconnaissons toujours dans les personnes à qui nous rendons hommage, le temps de l’hommage, bien sûr, et souvent au-delà de ce temps. Nous parlerons, bien sûr, de Samuel Paty le 2 novembre, durant cette journée de rentrée qui aura une consonance si particulière. Nous nous disons tous qu’il faudra nous souvenir, qu’il faudra tirer les leçons de tout cela et puis, nous continuerons, nous devrons continuer, chaque jour, sans le lyrisme des discours, simplement parce que nous savons que le respect de l’autre donne tout son sens à nos missions de service public, où la lutte contre toutes les inégalités et toutes les formes de discrimination reste notre plus bel horizon. Peut-être nous nous regarderons débattre, peut-être trouverons-nous parfois ces débats un peu vains au regard des réalités qui sont les nôtres. Peut-être nous interrogerons-nous sur le sens de l’égalité pour tous, sur ce que nous appelons la fraternité. Peut-être nous dirons-nous que ce n’est pas une ligne de plus dans une circulaire, ni un mur plus haut de quelques centimètres pour  clôturer l’école, qui nous protégera. Car ce que nous enseignent nos professeurs, c’est bien cela, qu’il ne s’agit pas de défendre nos valeurs, armés d’un vocabulaire guerrier, mais bien de faire vivre au quotidien ces valeurs, l’égalité, la fraternité, la liberté, la laïcïté qui ne sont jamais des abstractions à l’École, car nos écoles, nos collèges, nos lycées, nos universités sont tous bel et bien des petites républiques. Nos valeurs non seulement s’y matérialisent ; mieux : elles s’y transmettent, elles s’y partagent, elles s’y chantent aussi. On y pense et puis parfois, on oublie… Je vous remercie toutes et tous, d’être venus ce soir rendre hommage à Samuel Paty, et, à travers cet hommage, à tout ce que nous croyons tous : le pouvoir singulier et profond que recèlent notre faculté d’apprendre tout comme celle d’enseigner. N’oublions jamais cela lorsqu’il nous faudra à notre tour raconter cette histoire. Ce pouvoir d’apprendre et d’enseigner est le plus beau qui soit, car c’est le seul qui, sans doute, nous permet – encore et encore – de croire autant en nous-mêmes qu’en nos idéaux. Vive la République ! Vive la France !


                                                                                                            Académie de Rennes, 21 octobre 2020, 19 h 

15 avril 2020

À propos de l’annulation des Festivals : quelles conséquences pour le public ?

Ce n’est pas la première fois que des festivals sont annulés, mais c’est la première fois qu’ils le sont tous en même temps et durant la même période pour des raisons relevant d’une crise sanitaire, donc pour une raison qui ne suppose pas le débat mais un respect et une citoyenneté qui ne se paient pas de mots. En ce qui concerne les publics, peu de conséquence à prévoir donc sur leur fidélité qui restera acquise aux institutions qu’ils fréquentent depuis longtemps. C’est du moins ce que sous-tendent tous les retours qui nous reviennent des publics des « grands » festivals d’été. Cependant, les spectateurs habitués nous font comprendre qu’ils sont très attentifs aux manières d’annuler, aux discours institutionnels des festivals et de leurs responsables. Pourquoi très attentifs ? Parce que ce sont précisément des festivals culturels et artistiques et que ces derniers sont porteurs de valeurs éthiques et morales. On entend dans leurs mots et dans leurs discours, la manière dont ils se situent et font vivre les valeurs de solidarité, de compréhension, d’humanité.
De fait, les publics sont eux-mêmes très compréhensifs vis-à-vis des artistes et des intermittents du spectacle, des créations et des arts qu’ils cultivent et retrouveront les lieux de représentations si leur propre pouvoir économique n’est pas remis en questionTout est lié. Et c’est parce que tout est lié que l’attention aux valeurs et aux positionnements des uns et des autres sont si singuliers en ce moment. Il n’y a de festivals irresponsables face à la solidarité nécessaire que nous vivons tous. Après la stupeur, le déni et la compréhension, tout le monde comprend bien le sens de la réinvention utile de nos pratiques et de la sociabilité qu’elles supposeront demain pour les festivals, bien sûr, mais pour l’ensemble de leurs partenaires dont font évidemment partie les publics de la culture.
Demeurent des questions plus philosophiques et anthropologiques liées à la vie, à la « carrière » des spectateurs et des publics d’aujourd’hui : pour beaucoup les festivals sont des rendez-vous qui rythment la vie sociale des pratiques culturelles annuelles. Ce n’est pas simplement rater une séance ou une soirée, mais quelque chose qui correspond aux saisons, aux éditions, à ce qui constitue « l’identité » même des spectateurs. Pour certains cela aurait été une première fois, pour d’autres d’ailleurs, une dernière fois. Cette question du renouvellement des publics sera reposée à nouveau, en d’autres termes, avec d’autres enjeux qui dépendront de la manière dont nous saurons nous repenser la question de la transmission et de l’éducation dans les mois qui viennent. Il ne faut surtout pas oublier qu’au-delà de leur programmation, les festivals sont surtout des lieux de rencontres et de confrontation depuis lesquels on prend plaisir à se repenser - ensemble - depuis les représentations du monde que nous offrent les artistes. En ce sens, les festivals sont devenus, en quelque sorte, de véritables outils d’éducation artistique et culturels tout au long de la vie : pratiques, rencontres et consolidations de notre connaissance du monde. Cette dimension, invisible mais redoutablement efficace, prendra sans nul doute tout son sens dans les années à venir. De fait, l’annulation fonctionne comme un «supra-événement» qui marquera et devra, elle aussi, être intégrée à sa manière la mémoire des publics et leur désir de reprendre le chemin des festivals (*).
 
(*) Les étudiants du Master Culture et Communication de l’université d’Avignon et leurs enseignants chercheurs ont ainsi mis en place une veille des « annulations », sur la communication qui accompagnent cette dernière, sur les stratégies de l’après et sur le sens inhérent aux discours qui accompagnent sur la durée la manière dont l’avenir se repensera aussi depuis des événements qui n’ont pu avoir lieu..

10 mars 2020

La Leçon de comédien de MAX VON SYDOW présentée par Emmanuel Ethis (Avignon 2005)

Emmanuel ETHIS : Nous sommes très émus en ce 9 juillet 2005 de recevoir dans le grand Amphithéâtre de notre Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse l’un des plus grands serviteurs de l’Art du Comédien: Monsieur Max Von Sydow. Il y a deux ans, en 2003, lorsque le Festival d’Avignon fut annulé, une porte merveilleuse dans notre cité avignonnaise était cependant demeurée ouverte : celle de la Maison Jean Vilar qui inaugurait cette année-là une exposition au titre sujet aux interprétations et aux promesses multiples : «Avignon, un rêve que nous faisons tous». S’il est vrai qu’Avignon est un rêve que nous faisons tous, nous savons aussi, nous qui vivons le Festival au plus près de la communauté des spectateurs, que nous ne faisons pas tous le même rêve d’Avignon. C’est, au reste, ce qui définit l’identité même de ce festival, la rencontre de nos désirs conjugués de vivre, plus intensément qu’ailleurs, la condition de spectateur et de public. La mise en place de ces leçons magistrales dans notre université participe pleinement à cette volonté de désir et de rencontres qu’Avignon a su éveiller chez ceux qui reviennent chaque année au festival. Mais nous avons voulu qu’ici ces leçons puissent répondre à une attente du public qui s’est fait de plus en plus pressant chaque année : celle de la transmission, la transmission d’une passion pour l’art de la scène qui lie entre-elles à Avignon, plus qu’avant, les différentes générations d’artistes et les différentes générations de spectateurs. Je sais que le Festival a longtemps rêvé qu’Ingmar Bergman vienne à Avignon. Mais ce rêve ne s’est jamais concrétisé. Cela redouble d’autant la joie qui est la nôtre aujourd’hui de recevoir son plus grand et plus bel interprète, Max von Sydow. Tous ceux qui ont croisé son chemin connaissent à la fois son immense professionnalisme et son humanité empreinte de modestie, qui, à eux seuls, justifient que nous écoutions la leçon que nous allons suivre aujourd’hui. Dans un des mémentos qu’il a écrits en 1954, Jean Vilar parle de Gérard Philippe jouant Ruy Blas. Il le décrit comme son interprète, indiquant plus que jouant, qui était beau. De cette beauté qui accorde au visage — je le cite — à la taille et aux gestes d’un comédien doué, une interprétation débarrassée des appoggiatures trop personnelles et qui, confiant et fidèle, se laisse guider par les vertus, par l’humanité et par les bonheurs d’un texte inspiré. Je pense que ce dont il est question dans les mots de Vilar correspond à la plus simple et à la plus merveilleuse manière d’accueillir la parole de Max von Sydow à cette tribune : Monsieur von Sydow, nous nous réjouissons maintenant de vous écouter.


Max VON SYDOW : C’est avec une immense émotion que je suis aujourd’hui devant vous, ici en Avignon, ville légendaire du théâtre. À mon grand regret, je n’ai jamais eu le privilège de voir Jean Vilar au travail ni d’assister à une de ses créations. Mon respect et mon admiration pour tout ce qu’il a fait, pour ce que le théâtre français contemporain fait et pour tout ce que le festival d’Avignon offre ici chaque été, tout cela est profondément ancré dans mon cœur. Me trouver ici dans le cadre de l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, ajoute encore à mon émotion, car je suis pratiquement né dans une université. Mon père était professeur de l’Université de Lund en Suède. Son sujet était le folklore scandinave et Irlandais. Pendant mon enfance il m’a raconté toutes les légendes, les contes de fées, les grandes aventures du monde. Et je remercie l’Université et tout particulièrement le sociologue de la culture Emmanuel Ethis qui m’a incité à donner cette leçon de comédien dans ces murs, à l’ouverture de cette édition du Festival d’Avignon. Je vis depuis plusieurs années en France, et j’ai eu l’honneur de pouvoir prendre la nationalité française. J’en suis très fier, comme je suis fier d’être européen. Malheureusement, ce n’est pas pour autant que je maîtrise mieux la langue française. J’espère que vous serez indulgent avec moi. Mais je tenais à faire cette leçon en Français.



Alors… JOUER LA COMÉDIE, QU’EST CE QUE C’EST ? 


En fait pour vous donner une réelle « master class » sur le jeu de comédien, j’aurais besoin d’une scène, de comédiens et d’un texte. Et aussi de quelque temps pour la préparation ! Comme rien de cela n’est disponible aujourd’hui, je vais faire quelque chose d’autre. Je vais essayer de vous donner mon point de vue sur ma profession-la vue d’un comédien ou d’un acteur sur sa profession ou peut-être devrais-je dire sur sa vocation ? Car être comédien, ce n’est pas vraiment une profession, plutôt une vocation, une manière de vivre, — peut-être de survivre. C’est l’ultime fuite de la réalité, mais aussi un genre de thérapie mentale, une bouée de sauvetage. C’est un voyage d’exploration, un voyage à la recherche d’une identité — à la recherche de la vie et de la grande inspiration. Chaque comédien a son idée. Je vais essayer de vous donner la mienne. J’ai bien peur de devoir mettre en garde l’audience féminine, car mon point de vue peut leur paraître strictement masculin… Et pour cause!




Bien, je suis un comédien. Je suis aussi un acteur. Mon éducation professionnelle a eu lieu principalement au théâtre en Suède. Pour moi, il n’y a pas de grande différence entre jouer au théâtre et jouer dans un film. seulement quelques détails. Au théâtre, par exemple vous devez vous projeter jusqu’au public du dernier balcon, dans un film vous avez la possibilité d’avoir des gros plans Au théâtre la communication avec votre public est directe. Vous pouvez « travailler » votre public ; il peut vous stimuler, vous inspirer, mais aussi vous déranger. Dans un film vous devez tenir compte des machines, - caméra et micro etc. et surtout vous n’avez pas de retour immédiat. Et quoique vous fassiez face à la caméra, cela sera monté, peut-être changé, voir même totalement supprimé. Si une prise n’est pas satisfaisante vous pouvez toujours la refaire et essayer d’améliorer votre performance. Au théâtre vous avez seulement une chance lors de la représentation pour montrer votre interprétation. Vos films peuvent vous survivre. Mais votre travail au théâtre n’existe plus dès que le rideau tombe. C’est une expérience du moment présent, de l’éphémère. Jouer dans un film est certes très excitant, mais moi, je préfère le théâtre. La plupart des professions artistiques sont facilement définissable. La peinture, la sculpture… L’art de la musique, de la danse, l’art d’écrire des poèmes, des histoires, des drames. L’art de diriger une pièce de théâtre, de faire un film etc… Mais l ’art du comédien ? Qu’est-ce que c’est ?... Est-ce que jouer un rôle est vraiment un art ? N’est-ce pas simplement une façon d’interpréter un caractère donné? Très peu d’acteurs écrivent leurs propres rôles. Etre Molière ou Shakespeare n’est pas donné à tout le monde. La plupart d’entre nous interprète ce que d’autres ont écrit. Un comédien sans rôle n’est rien d’autre qu’un instrument de musique silencieux. Comme un violon posé sur une table. Bien sûr… un Stradivarius est très beau, mais là sur la table, il ne chante pas. Le comédien existe en tant que comédien juste quand il joue. Il y a une chose qui fait que le jeu du comédien est différent de toutes les autres formes d’art. C’est qu’en fait nous sommes, nous, notre propre instrument. C’est notre propre corps et notre propre voix. Et le résultat, le produit fini est ce que nous décidons de faire avec notre corps et notre voix dans le cadre de la pièce. Et le comédien ne peut pas — comme le peintre, le compositeur, l’écrivain — présenter son interprétation comme quelque chose séparé de lui-même. Le public ne pourra jamais connaître la lisière entre moi et le rôle que j’interprète. Les critiques ne pourront jamais définir si ce que je montre est ma propre création ou si j’ai été très influencé par le metteur en scène. Si le travail du comédien est un art cela en fait un art très personnel. Parce que nous sommes tout le temps intimement impliqué, corps et âme. Il y a un petit problème quand on parle de jouer la comédie. Il n’y a pas de terminologie propre. Il n’y a pas de vocabulaire spécial pour décrire correctement le travail d’un comédien de telle façon que chacun puisse comprendre de quoi il s’agit. Aucun mots pour analyser le résultat final. Et c’est pour cela que les comédiens sont rarement contents de la façon dont les critiques parlent d’eux, que ce soit négatif ou positif. Et comme vous êtes vous-même totalement impliqué dans ce que vous faites, c’est toujours très difficile de lire les critiques particulièrement lorsqu’il s’agit de critique de théâtre. Car envers et contre tout, chaque soir vous devez recommencer à jouer, tout en étant conscient du point de vue de Monsieur X, Y et Z. C’est pour cela que beaucoup de comédiens refusent de lire les critiques tant que la pièce n’est pas terminée. Je suis l’un de ceux-ci. Avec un film, c’est autre chose : le film est toujours fini depuis des mois, voir une année, voir même plus. Alors les critiques…


Il y a bien sûr différentes méthodes, différentes écoles pour apprendre à jouer la comédie.La plus connue est probablement The Actor’s Studio à New york que je ne connais pas, mais qui a formé de très nombreux comédiens et acteurs intéressants..Il y a eu et il y a de grands professeurs pour les comédiens : Lee Strassberg, Stella Adler, Dario Fo, Ariane Mnouchkine, pour n’en nommer que quelques un. Sans oublier celui qui a inspiré tant d’entre nous : le grand Konstantin Stanislavskij. Quand j’étais jeune, j’ai bien sûr, lu son livre sur le travail d’un comédien, et récemment lors de mon premier voyage à Moscou, j’ai visité sa maison et son petit studio. Cette expérience m’a ému aux larmes. Les critiques mettent souvent des étiquettes sur les comédiens. Ils se servent de définitions et emploient par exemple les mots de « comédien intellectuel », et de « comédien émotionnel ». Ils parlent aussi de « comédien à forte personnalité »… Je pense que pour eux ces derniers sont des comédiens qui sont juste eux-mêmes ; quelque soit le rôle qu’ils interprètent et qui sont très contrariés si le metteur en scène leur demande de raser leur belle moustache. Ils sont exactement les mêmes dans chaque nouvelle pièce, chaque nouveau film, mais en fait c’est aussi ce que nous attendons d’eux. Nous les aimons comme ça et admirons leur grand charisme. Le comédien émotionnel est celui qui ne croit pas trop au travail préparatoire, mais qui a besoin d’être « dans l’ambiance » pour pouvoir jouer. Pour lui, les émotions sont plus importantes que la technique. Si il doit montrer de l’agressivité sur scène, il peut devenir dangereux. Une fois j’ai eu le plaisir de jouer Achille dans la pièce de Shakespeare, — Troïlus et Cressida — avec en face de moi, dans le rôle d’Hector un comédien merveilleux, mais très émotionnel. Chaque soir, je mourrais de peur quand arrivait la grande scène du duel. Cependant, je réussis, je ne sais pas comment à en sortir indemne. Mais ma pauvre doublure, qui, dû me remplacer lorsque je fus malade, n’eut pas la même chance….Il y laissa… son pouce gauche ! Le comédien émotionnel représente l’idée romantique du comédien. Celui qui connaît la voie secrète de la création, celui qui reçoit une sorte d’inspiration divine quand il en a besoin et qui est capable de maintenir tout cela aussi longtemps que dure la pièce. Je présume que nombre d’entre nous souhaitent maîtriser certains de ces talents secrets. 



Et à propos du « comédien intellectuel » ? Quand j’ai débuté, j’étais un jeune homme plein de rêves romantiques sur ce que je voulais faire et comment je voulais le faire.. J’étais très impressionné par le groupe de comédiens distingués qui à cette époque jouait à Dramaten à Stockholm, l’équivalent de la Comédie Française. Je passais toujours mon temps libre dans l’obscurité, tout là-haut au troisième balcon, à les regarder répéter et ainsi je pouvais suivre l’évolution de leurs interprétations. Il y avait un comédien que j’admirai plus que les autres. Il s’appelait Lars Hanson. Il avait interprété tous les grands rôles du répertoire. Il avait une présence sur la scène absolument extraordinaire qui vous captivait quoiqu’il fasse ou dise…. Même quand il ne faisait rien. Les jeunes acteurs qui avaient déjà eu le privilège de travailler avec lui, me parlait de sa façon de se préparer pour un rôle, comment il lisait et recherchait tout ce qui avait trait à l’écrivain, au sujet de la pièce, à ses racines historiques, etc.. On disait que Monsieur Hanson se contrôlait totalement sur scène, qu’il ne laissait aucune place à l’inspiration du moment et je croyais tout cela mot à mot. Et je décidai de devenir juste comme lui : « un comédien intellectuel ». Dans mes premiers rôles je l’ai probablement imité scandaleusement. Mais je n’étais pas le seul. Lars Hanson a influencé toute une génération de comédiens Suédois. J’admire toujours profondément ce que Monsieur Hanson a fait fin des années 40 et début 50. Et je suis très reconnaissant de ce qu’il m’a inspiré. Mais au fil des années, j’ai changé d’avis. Je ne crois pas du tout qu’il était 100 % un comédien intellectuel. Je sais aussi que moi, je ne le suis pas. Et je doute vraiment qu’un bon comédien puisse l’être. Bien sûr, nous avons tous l’ambition artistique de suivre une certaine voie. Nous analysons, nous spéculons, nous planifions, nous essayons diverses solutions. Tout à fait rationnellement, tout a fait « intellectuellement ». Mais c’est impossible d’étouffer complètement nos émotions personnelles, — notre intelligence émotionnelle, impossible de contrôler notre subconscient ou même d’apprécier ce que le rôle que nous jouons aura comme répercussion émotionnelle sur nous. Nous pouvons très bien avoir enfoui au fond de nous de vieux traumatismes, oubliés depuis longtemps, ou même les échos de triomphes anciens, et d’un seul coup, tout cela peut remonter à la surface et affecter notre façon de réagir et de penser. Même si j’ai une idée précise de ce que je veux faire avec mon rôle, je ne peux jamais savoir ce que le rôle et l’histoire dont il fait partie vont éveiller dans mon subconscient. Peut-être ils vont m’inspirer énormément ou au contraire me déranger profondément Que je le veuille ou non, cela peut bloquer tous mes moyens d’expression. Dans une pièce de théâtre, ou dans un film, nous avons un temps limité pour faire ce que nous sommes supposés de faire. Nous sommes une partie d’une histoire où le temps a été compressé. Nous ne travaillons pas en temps réel, mais en temps compressé. Notre ambition est de faire que cette partie de temps compressé soit aussi parfaite que possible. Nous voulons créer « le moment parfait ». Parfait… pour être capable d’émouvoir, suggérer, amuser, provoquer etc… Et pour réussir nous devons être parfaitement préparé mentalement et physiquement et bien savoir ce que nous voulons faire de ce moment. Cela serait un risque beaucoup trop grand de tout laisser à la merci d’une éventuelle inspiration. Si je veux créer le « moment parfait, », bien sûr, je dois naturellement connaître complètement toutes les techniques du théâtre bien connaître les bases. Tout un tas de trucs plutôt ennuyeux, mais néanmoins très importants. Toutes ces choses que les écoles de théâtre essayent de nous enseigner. Par exemple, la façon de respirer correctement quand vous avez beaucoup de choses à dire. Ne forcez pas sur vos cordes vocales et sur les muscles de votre gorge. Respirer avec votre abdomen, et non avec votre poitrine. Comment articuler… Comment parler distinctement de façon à ce que tout le public puisse entendre ce que vous dites. Il se trouve que je suis né au Sud : Sud de la Suède, et dans cette région les gens parlent avec un accent qui pour le reste des Suédois peut être un peu ridicule. Et, pour pouvoir entrer au conservatoire, j’ai dû perdre totalement cet accent, et apprendre disons « le Suédois Royal ». Naturellement savoir parler un patois, un dialecte, c’est très bien, mais sur scène il est aussi indispensable d’être capable de parler correctement sa langue maternelle. Mais, revenons à la technique. Autres exemples : apprendre comment se déplacer sur scène, bouger, dans des pièces historiques pour lesquelles probablement vous portez un costume d’époque. Comment saluer avec un tricorne, comment porter une toge, comment se servir d’une canne, une épée, un parapluie, une boîte de tabac à priser, un mouchoir… etc. Et à propos de gestes : attention : un geste doit toujours précéder les mots. En d’autres termes, respecter l’ordre suivant : Idée — geste - mots. Et pas dans un autre sens. Vous tendez votre bras, vous indiquez la porte et vous dites : « foutez le camp » ! Et pas dans un autre ordre. Cela affaiblirait l’action et même serait un peu ridicule. Nous voyons souvent des hommes politiques à la télévision qui ne connaissent pas cette règle. Quand ils parlent spontanément, sans préparation, (si, si, cela est possible!), les gestes viennent à la bonne place. Mais quand l’orateur a son texte écrit sur un prompteur et qu’il s’est exercé avant de le lire face caméra, ses éventuels gestes tombent rarement au bon moment. Pensez-y la prochaine fois que vous les regarderez…



Bien souvent les gens me demandent : « Que dois-je faire pour devenir un bon comédien ? » En fait, le problème est que pour bien jouer, il faut beaucoup s’exercer. C’est vraiment presque impossible de donner en théorie des conseils techniques sur l’art de jouer la comédie. Alors travaillez, travaillez. Si vous n’avez pas d’offres, essayez de trouver des amis dans la même situation que la vôtre, choisissez un texte et travaillez ensemble analysez, répétez, discutez, expérimentez. Travaillez tant que possible. Et regardez le monde autour de vous, regardez comment les gens se comportent, et bien sûr, regardez les bons comédiens. Les gens me disent souvent comme ils sont impressionnés par les comédiens qui sont capables d’apprendre des textes sans fin. Ils pensent que pour être un comédien un des talents indispensable est d’avoir une très bonne mémoire. C’est une idée fausse. N’importe qui avec une intelligence normale, et une certaine capacité de concentration peut apprendre un très long rôle par cœur, sans difficulté. C ’est seulement une question de technique. Tout d’abord, vous avez plein de temps, au moins un mois pour vous préparer. Ensuite il y a de très nombreux facteurs extérieurs, qui vont vous aider à rappeler les mots. Simplement le fait que ce soit un dialogue, avec questions et réponses facilite l’apprentissage. Et puis il y a les mouvements, que vous faites sur scène et ceux que font vos partenaires. Les textes écrits en vers et les rimes facilitent encore plus l’apprentissage. Les alexandrins de Molière par exemple sont merveilleux. Non, ce n’est pas important pour un comédien d’avoir une mémoire exceptionnelle. Mais il y a une qualité qui est indispensable : la patience. Nous devons passer beaucoup de temps à attendre, attendre notre moment pour entrer en scène ou pour être appelé sur le plateau. Attendre, attendre ! Attendre le grand succès… Jouer un rôle est vraiment une affaire de concentration à plusieurs niveaux. Déjà Stanislavsij en parlait beaucoup, et il avait raison. La concentration est d’une importance vitale parce que sur scène, vous devez vous focaliser totalement sur votre rôle et oublier tout le reste. Et cela, ce n’est pas facile… Il y aura autour de vous toujours tant de chose pour vous distraire. Tout d’abord, vous devez vous débarrasser de vos propres distractions. Pendant que vous jouez, vous devez totalement vous oublier vous même. Pour être capable d’avoir les pensées de votre rôle, vous devez oublier tous vos soucis personnels, vos jalousies et vos vanités. Oubliez que vous avez reçu ce matin une lettre d’huissier. Arrêtez d’être narcissique ! Personne ne se soucie de savoir si votre profil gauche est plus remarquable que le droit. Et oubliez votre ambition d’obtenir un de ces grands prix ! Molière, César, Oscar… Si vous en obtenez un, très bien, mais cela ne doit pas être votre but quand vous jouez. Et essayer aussi d’oublier la jalousie envers votre collègue qui lui a obtenu un rôle plus important que le vôtre. Vous êtes sur scène pour donner le meilleur de vous, pour être bien intégré dans l’ensemble de la pièce et raconter l’histoire de la façon la plus claire et la plus captivante possible. Et vous avez aussi à surmonter toutes les distractions techniques. Le décor, par exemple, peut être très gênant. Esthétique certes, mais pas du tout fonctionnel. Ou vous pouvez avoir à porter un costume très inconfortable. Mais en dépit de tout vous devez garder votre concentration. J’étais dans un film « Au delà de vos rêves » avec Robin Williams, et l’on m’a fait porter un très long manteau en vraie fourrure de buffle, si long qu’il traînait sur le sol. Il devait peser au moins 20 kilos. J’ai même dû nager avec le manteau. Vous imaginez comment de sortir de l’eau ! Presque impossible. Je me suis battu pour garder ma concentration, mais finalement j’ai fait un drame. Et la costumière me fabriqua un mini manteau pour les plans moyens et les gros plans. Dans le film de David Lynch, Dune, je devais porter un costume en caoutchouc qui avait été directement moulé sur mon corps et bien sûr sans aucune ventilation. C’était épuisant, Pire qu ’un sauna Suédois… et j’ai perdu 6 kilos, pendant le tournage. Mais concentration… Ou encore vous devez jouer avec un animal. Dans le dernier James Bond de Sean Connery, Jamais plus jamais, j’avais un très long monologue pendant lequel je devais caresser un adorable petit chaton blanc angora. J’étais bien préparé, j’ai dit mon texte sans une faute… à la première prise. Mais le chat n’assumait absolument pas son rôle. Pareil à la deuxième prise, la troisième, la quatrième, la cinquième, à la sixième j’ai commencé à me déconcentrer, et c’est devenu de pire en pire… A la vingt sixième prise le chat était génial, mais moi j’avais perdu toute ma spontanéité. Le directeur ordonna « print ». Au final, la majeure partie de cette scène fut coupée. Autre distraction : jouer avec un jeune enfant. Adorable certes, mais manquant totalement d’intérêt pour la scène et sans aptitude à se concentrer. Après la seconde répétition, il ne cache pas son ennui. Mais vous, — vous —, devez gardez votre concentration.


Je vous ai parlé déjà du grand Lars Hanson. Je me souviens d’avoir assisté à ses répétitions de la pièce d’Auguste Strindberg, La grande route. À la fin de la pièce, il y a une scène où l’Etranger, — le rôle de Monsieur Hanson —, rencontre sa fille qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années et qui ne le reconnaît pas. La petite fille qui avait été choisie pour le rôle faisait tout de travers et Monsieur Hanson et le metteur en scène se mettaient de plus en plus en colère Finalement Hanson suggéra d’oublier complètement la petite fille et proposa de jouer la scène tout seul. Ce qu’il fit avec une grande simplicité. La scène devint très émouvante. Aujourd’hui encore je me souviens des mots qu’il prononça et de sa façon de les dire. Il y a des comédiens qui croient à une identification totale sur scène. Pas moi. Dans mon esprit, une totale identification signifie perte de contrôle artistique – et en plus probablement aussi perte de bon sens. Tout simplement, je ne pense pas que l’identification totale sur scène soit possible. D’autre part, le plein contrôle sur scène n’est pas non plus possible. Mais néanmoins, je suis là pour obtenir cet effet. En d’autres mots, il faut trouver un équilibre concret entre les deux, une interaction maniable entre volonté et instinct. Je ne suis pas le rôle, je joue le rôle. Mais bien sûr c’est merveilleux si le public m’oublie et ne voit que mon rôle. Après tout, c’est mon but, cela je ne peux pas le nier. On m’a très souvent demandé si c’était difficile de « sortir « de mon rôle quand ma performance est finie. Ou si ma femme est fatiguée de vivre avec un tueur professionnel, un exorciste, le diable ou Jésus… Chose étonnante, les journalistes me demandent souvent ce genre de questions. Ce qui dénote leur ignorance sur le travail de comédien. Voici ma réponse : sur scène, j’interprète mon personnage, je joue mon rôle et quand le rideau tombe j’arrête de jouer. D’accord si vous voulez je «sors» de mon personnage. Je suis totalement moi. Je peux rester un peu préoccupé par le personnage, mais je suis moi. C’est une illusion courante de penser que les comédiens deviennent réellement les personnages qu’ils interprètent. Les attachés de presse des compagnies de films encouragent cette idée fausse. Et la presse people suit tout cela avec un grand enthousiasme Et il y a bien sûr des comédiens qui aiment prétendre qu’ils sont aussi leur personnage hors scène.

Je vais vous confier quelque chose : quand j’étais jeune, et que je travaillais au théâtre en Suède, voici ce que pouvait être mon jour de travail : 9h/10H30, répétition ou enregistrement d’une pièce pour la radio, où j’interprète Jederman. 11h/16H, répétition de la pièce qui sera jouée au théâtre dans un mois où là je suis le Général Saint Pé. 16H30/18H Je suis le Capitaine Grant pour un spectacle enfantin. Et finalement à 20H je suis Alceste. Vous comprenez, j’espère, qu’il est indispensable pour moi, de vraiment « sortir “de mes personnages les uns après les autres. Et de retour à la maison, je suis bien trop fatigué pour être autre que moi-même. Répéter une pièce où vous avez un rôle important est un engagement presque total. C’est un peu comme si on vous avez donné une énigme à résoudre et vous n’aurez pas de paix tant que vous n’aurez pas trouvé la réponse adéquate. Je ne peux pas vous dire que j’ai une méthode précise dont je me sers pour chaque pièce. Je pense que mon choix se détermine d’après le rôle que je suis amené à jouer et le style de la pièce. Mais il y a tout de même quelques règles de base que je suis à chaque fois. Par exemple : toujours commencer sur la voie vers une identification maximale, en appelant le rôle ‘Je’ au lieu de ‘Il’. Même si je ne serai jamais complètement le caractère. Il vaut mieux garder le sens subjectif dès le tout début. Je lis et relis la pièce encore et encore. Mon but est de connaître non pas seulement mon rôle, mais toute la pièce comme si je l’avais écrite moi-même. Et bien sûr connaître mes répliques par cœur est sous entendu..Et le plus tôt sera le mieux. Je n’ai pas à aimer le caractère de mon rôle, mais je dois le comprendre, comprendre ce qu’il veut faire de sa vie et pourquoi il a choisi ce chemin pour arriver à son but. Je dois comprendre ses sentiments vis à vis de son entourage, et pourquoi il réagit de la façon qu’il fait. Mon imagination et mon empathie pour lui vont m’aider à avancer. Je dois essayer de me rendre réceptif et sentimentalement disponible. Libre de tout préjudice et très tolérant. Naturellement je dois imaginer les racines psychologiques de mon rôle. Que lui est-il arrivé avant que notre histoire commence ? Par quoi a-t-il été influencé ? Quels sont ses rêves ? J e peux me baser sur la pièce et sur ma connaissance personnelle de la vie. Et pendant cette recherche psychologique, je peux trouver quelque chose de ma propre vie, quelque chose que j’ai en commun avec le rôle, un trait de caractère peut être ; ou quelque chose qui arrive dans la pièce, que j’ai vécu moi-même ou que quelqu’un proche de moi a vécu. Ces marques de reconnaissance personnelle peuvent être des points de départ intéressant. Ils me rassurent : le rôle et moi, sommes un peu ‘parent’.

Alors, comment je me sers de ces différents points ?
J’essaie de m’en servir de marche pied. Grâce à eux, j’ ’essaye de comprendre le reste de la personnalité de mon rôle. C’est un peu comme si je tissais des liens de compréhension de plus en plus solides. Je parle de la préparation, bien sûr. Pendant le spectacle, je dois être libre de mon propre ego, et de mes souvenirs personnels. Parce qu’à ce stade final, je ne dois avoir aucune autre pensées que celle de mon rôle. Je dois décider — et cela est très important — ce que veut mon personnage à chaque apparition. Oubliez ce qu’il peut ressentir, oubliez ses émotions. Concentrez-vous juste sur ce qu’il veut. ‘Je veux’ doit être mon mantra de base. Quand tous les comédiens, qui sont ensemble dans une scène savent ce à quoi ils veulent parvenir, quand toutes ces volontés individuelles se heurtent, c’est à ce moment précis que naissent les émotions et qu’elles se développent. Et c’est à ce stade que le vrai drame est créé. Mais qu’en est – il de la manière de camper un personnage ? Soyez simple. Essayer de ne pas faire plus que ce qui est nécessaire. La simplicité est une vertu. Exemple : le dialogue, ou la situation montre que je suis malade, que j’ai la tuberculose ou bien que je suis ivre mort. Je n’ai pas à le montrer pendant toute la scène. N’oubliez pas qu’un homme ivre fait souvent tout ce qu’il peut pour apparaître sobre.
Et une règle d’or : n’imitez jamais ce que vous avez fait hier soir. Souvenez-vous juste ce que votre personnage veut à tel moment précis et foncez. Même si vous avez l’intention de suivre une méthode dans votre travail, vous devez rester flexible face aux autres comédiens. Votre façon de réagir à ce qui arrive sur scène dépend aussi beaucoup de comment vos collègues interprètent leurs rôles. Un accès de colère très violent de la part de votre partenaire appelle une réaction plus forte de votre côté. Et vice et versa. Et aussi — ce que le metteur en scène attend de vous. Il y a des metteurs en scène qui d’avance ont tout planifié dans le moindre détail. Il y en a d’autres qui vous laissent du temps, qui vous donnent beaucoup de liberté, et qui ne disent rien tant qu’ils n’ont pas vu ce que leur donne les comédiens et comment ils établissent les rapports entre eux.. Il y a quelques années, j’ai eu un rôle dans un film écrit et dirigé par Woody Allen : Hannah et ses sœurs. J’ai été très étonné de voir la façon dont il travaillait. Chaque scène était arrangée avec les doublures lumière, pas avec les acteurs. Ceux-ci n’étaient appelés sur le plateau, que lorsque l’équipe caméra et celle du son étaient parfaitement prêts. À ce moment les doublures lumière montraient aux acteurs leurs mouvements sur le plateau en fonction des mouvements de la caméra. Puis c’étaient aux acteurs d’essayer de cadrer avec le modèle proposé. Monsieur Allen ne nous demandait jamais notre point de vue. Nous devions simplement nous adapter. J’ai eu des difficultés les premiers jours. Mais j’ai bientôt réalisé que j’avais quand même beaucoup de liberté dans les limites imposées. 

Max Von Sydow, Catherine Brelet et Damien Malinas
Maison Jean Vilar - Avignon 2005
En réfléchissant à ma longue carrière, j’ai essayé de trouver où et quand j’ai fait mes propres découvertes et appris quelque chose sur ce qu’est jouer la comédie. C’est très clair pour moi, j’ai acquis les bases quand j’ai quitté le Conservatoire. Mais je n’ai pour ainsi dire pas de mémoire de conseils spéciaux de la part de mes professeurs. Ce fut en travaillant sur le tas, et en jouant les différentes scènes classiques, que j’ai eu un aperçu sur ce qu’il fallait ou pas. Mais aussi, je me suis beaucoup enrichi en regardant le travail des grands comédiens. Et naturellement chaque rôle vous enseigne quelque chose. Chaque nouveau caractère vous apporte un plus. Dans le métier de comédien, le merveilleux est le fait que vous ne saurez jamais tout, que vous ne maîtriserez jamais tout, jamais. Chaque nouveau rôle est un nouveau challenge, un nouveau commencement. Cela vous garde curieux, et jeune. J’ai eu le plaisir de travailler avec de très grands metteurs en scène de théâtre et de films pendant des années, mais en fait, il y en a très peu qui restent gravés dans ma mémoire comme m’ayant donné des nouveaux conseils. Bien que je suis sûre que nombre d’entre eux l’ont fait. J’ai eu le bonheur de travailler à plusieurs reprises avec le Maître Suédois — Ingmar Bergman — tant pour le théâtre que pour le cinéma. Il n’est pas musicien, mais, il a acquis une solide éducation musicale et il a le sens et l’amour profond de la musique. Sa manière d’orchestrer une pièce de théâtre ou un film ressemble beaucoup pour moi au travail d’un chef d’orchestre. Il est toujours très bien préparé. C’est avec une grande minutie qu’il arrange les scènes. Il donne rarement aux comédiens une analyse de leur caractère ou des ordres concernant leur interprétation. Mais son ‘blocking’ comme disent les Anglais, — c’est à dire ses instructions concernant les mouvements sur scène : du point A au point B, quand s’asseoir quand avancer vers son partenaire, quand l’embrasser, quand lui donner une gifle, quand sortir, quand mourir… etc. Ces instructions sont toujours très précises et éloquentes. Cela donne immédiatement aux comédiens un rythme psychologique qui dévoile l’essence de la scène. Il est toujours en avance sur ses comédiens, mais ouvert à toute bonne suggestion. Il peut être très dominant, très possessif, très manipulateur. Mais toujours ‘insupportablement’ génial. Il a une incroyable aptitude à stimuler ses comédiens et ses techniciens, à partager son enthousiasme pour la pièce ou le film. Sa ponctualité est légendaire. Et son absolue discipline de travail incroyable..Le moindre petit bruit est absolument interdit pendant les répétitions, mais pendant les pauses, pour le thé — moment sacré — le rire est de mise. Son sens de l’humour est des plus agréable. Monsieur Bergman est sans aucun doute la personne, qui m’a le plus influencé que ce soit pour le cinéma ou le théâtre. Et je suis très heureux d’avoir aujourd’hui la possibilité de vous dire que mon admiration pour lui et ma gratitude à son égard sont sans limite.

Alors, un bon comédien, qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce qu’un bon comédien ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. J’ai vu des acteurs très doués et très cultivés, interpréter techniquement à la perfection un rôle, mais qui en fait étaient ennuyeux. J’ai aussi vu de jeunes débutants sans aucune base et faisant plein de choses de travers, mais profondément intéressant. Bien sûr, l’apparence d’un comédien n’est pas totalement sans importance. Il n’a pas à être de façon frappante beau mais il devra au moins être assez intéressant pour que le spectateur puisse s’identifier avec lui. Mais ce que je pense vraiment être le plus important est l’énergie, la vitalité. Un comédien qui ne respire pas l’énergie devient facilement ennuyeux. Même si il ne se sert pas de cette énergie tout le temps il devra montrer que derrière cette façade de contrôle il y a une réserve d’énergie qui a tout moment peut être libérée. Un bon comédien doit être capable de captiver son public à chaque instant. La tâche d’un comédien est de divertir, de faire rire ou pleurer les gens, de les faire s’évader de leurs soucis pour un moment, de leur donner quelques heures de suspense. Mais aussi peut être parfois de les faire réfléchir sur eux mêmes, donner à leurs idées, à leur vie, à leurs relations un nouvel éclairage. Jouer la comédie est vraiment une ‘activité’ profondément intéressante. Face à face avec mon public quand la communication est parfaite, quand il y a une réelle osmose ; cela crée des moments magiques, jouissants. Parfois j’ai l’impression d’être en apesanteur, comme si ensemble nous nous élevons dans les airs sur les ailes de l’imagination et d’une compréhension réciproque. Quel grand privilège de pouvoir travailler avec les énigmes et les caprices du genre humain, d’avoir pour compagnons personnels les grands caractères de la littérature et de l’histoire du monde, d’avoir un théâtre ou un studio de cinéma comme cour de récréation ou comme chaire et l’imagination comme outil le plus important. Mais je me demande encore : jouer la comédie est-ce un art ? Je ne sais toujours pas… Bien… peut-être… quelquefois… C’est à vous, public, de décider. Merci.


Cette leçon a été donnée dans le grand amphithéâtre de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse le 9 juillet 2005 par Max Von Sydow invité et présenté par Emmanuel ETHIS, Professeur des Universités et vice-président de l’Université. À l’issue de cette leçon, Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication, lui a remis les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.