05 janvier 2024

L'EAU et L'ILLUSION

 

" Vous allez assister à une chose inouïe ! Ouvrez tout grand vos yeux. Voilà… Et maintenant, regardez ! Je commence par verser de l’eau pure dans ce verre… Je dis bien de l’eau pure… A présent, faites bien attention : je commence… Regardez. Voici un cylindre de carton, creux… Creux, vous entendez ? Regardez… Il n’y a rien dedans, n’est-ce pas ! Bon… Je dépose ce cylindre au-dessus du verre… du verre qui contient… qui contient quoi ? De l’eau, de l’eau, parfaitement… Et maintenant, silence ! Faites-bien attention ! Hop… Voilà… c’est fait… A présent, dites-moi s’il vous plaît, ce que contient le verre qui se trouve là-dessous ? Mille millions de mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest ! C’est de l’eau ! Impossible ! Impossible ! Il réussit bien à le faire, lui ! Bruno, le roi des illusionnistes. Voilà quinze jours que j’assiste à toutes les représentations et que j’essaye de deviner son truc… Hier, je croyais enfin l’avoir trouvé et, au lieu de cela, mille sabords ! De l’eau, de l’eau, de l’eau… "

Il faut lire ou relire avec attention ces quelques pages des Sept boules de cristal d’Hergé, dans lesquelles le capitaine Haddock tente de transformer l’eau en vin par l’entremise de quelques passes magiques et d’un matériel identique en tous points à celui du magicien qu’il observe tous les soirs sans relâche. Apparemment sans conséquence, cette scène placée au début du récit de cette aventure de Tintin interpelle pourtant le lecteur sur des questions essentielles d’une profondeur philosophique tout aussi efficace en portée que ludique en partage. 

Est-ce qu’il suffit d’observer un magicien depuis sa place de spectateur pour comprendre le tour?
Est-ce qu’il suffit de posséder le même matériel que lui pour réussir la passe en pratique ?
Est-ce qu’il suffit d’imiter pour réussir ? Donner même l’illusion de réussir ?
Où se situe le ressort de la connaissance véritable si celle-ci ne vous est pas explicitement transmise dans un cadre propice d’initiation ?
Est-ce que la fréquentation assidue d’un tour suffit à se l’approprier ?
Où se situe la magie si rien ne provoque l’émotion magique ?
L’art, d’ailleurs, est-il réductible à cette émotion aussi immédiate soit-elle ?
Peut-on, au fond, parler véritablement d’une émotion de la magie et de l’illusion ?
Quels sont les préalables qui président à l’étonnement face à un numéro ?
Est-ce qu’au fond, la naïveté du capitaine Haddock ne relève pas d’une croyance véritable en la magie ou du moins, en un pouvoir porté par ce geste ?

La magie en définitive ne serait-elle pas autre chose qu'un concours de circonstances poétiques que l'on est incapable de voir ? 

01 janvier 2024

Discours prononcé lors de l'inauguration du Lycée Mona Ozouf - PLOERMEL


Bien sûr en tant que recteur, c’est important de vous rappeler que le lycée c’est un cadre de travail qui se doit d’être protecteur et qui doit favoriser le bien-être et la réussite de tous nos élèves. J’y suis très attentif et je sais, Monsieur le Proviseur, pouvoir compter sur votre investissement et celui de vos équipes pour y parvenir. Je tiens également à vous remercier car vous vous êtes beaucoup impliqué dans le projet de ce bel établissement que nous venons de visiter.

 

Bien sûr c’est important que je vous dise que cet établissement doit s’inscrire dans les axes majeurs pour notre École, à savoir, que chaque élève puisse s’y épanouir et y avoir toute sa place. Le rapport au monde de nos élèves s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de transition climatique et écologique à laquelle nous sommes confrontés. L’École doit s’adapter à ce contexte en transmettant à nos élèves les grands principes du développement durable qui devront guider leurs choix futurs. Cette sensibilisation va sans aucun doute se construire en vivant au quotidien dans ce lycée lumineux, sobre en énergie et entouré de végétation.

 

Bien sûr il faut rappeler que comme partout en Bretagne, nous nous engageons dans le projet « Bretagne, horizon 2025 ». Je sais, Monsieur le Proviseur, qu’avec vos équipes, votre engagement pour mettre en œuvre la politique éducative de notre belle académie permettra l’enthousiasme des personnels et des élèves. 

 

C’est ainsi que ce bel établissement sera à la hauteur des attentes légitimes de tous les parents et permettra de mener à bien la mission pédagogique, culturelle, artistique, sportive, citoyenne, médicale, sociale ou d’orientation des élèves en fonction des besoins exprimés par chacun des jeunes qui nous sont confiés.

 

Bien sûr nous portons une attention particulière à chaque territoire breton et en ce sens, la visite de ce jour me semble mettre en lumière une double réussite en matière de politique éducative :

-           porter la dynamique d’un lieu de formation dans un équilibre social, démographique et territorial,

-           proposer aux jeunes un accompagnement par des parcours éducatifs de grande qualité.

Une offre de formation originale est proposée ici, au-delà des filières générales, deux baccalauréats technologiques (technique de laboratoire) et ST2S (techniques sanitaires et sociales) et un BTS économie sociale et familiale. Ce choix permet ainsi de répondre aux besoins des entreprises de ces secteurs. Les enseignements optionnels ou de spécialités variées viennent compléter cette offre et contribuera, j’en suis certain, à l’attractivité de cet établissement.

 

Bien sûr, il faut rappeler que le travail avec notre région et notre président de région est une collaboration étroite. La Région Bretagne est une collectivité bâtisseuse qui investit dans l’École à travers des chantiers comme celui qui nous rassemble aujourd’hui. Et je vous en remercie, Monsieur le Président. Merci pour votre engagement à nos côtés et l’implication de votre institution, prête à innover au bénéfice de tous les jeunes morbihannais. 

 

Je souhaite également remercier Madame la vice-présidente, Madame Isabelle Pellerin et ses équipes, avec qui nous échangeons régulièrement autour de nos sujets d’intérêt.

 

Bien sûr tout cela est très important mais plus important encore, c’est le sens de tout cela, toute cette énergie, tous ces actes et ces mots pour vous permettre, chers élèves, d’apprendre. Ici au lycée, plus que jamais, vous continuerez à lire des lignes, beaucoup de lignes, mais vous comprendrez aussi ce qui signifie de lire entre les lignes.

 

Entre ces lignes, vous découvrirez une promesse encore plus belle, la connaissance universelle. Plus que jamais vous apprendrez encore sans doute à gagner en autonomie, à compter, mais aussi à compter sur vous, même à compter pour ceux qui vous aiment, à compter pour faire aussi partie du nombre, et pouvoir aussi sortir de l’ombre.

 

Comprendre enfin, le plus essentiel, combien la vie peut être belle et se mettre à compter pour elle. 

 

Faire la somme de vos différences et vous soustraire à l’ignorance.

Apprendre à écrire votre histoire en appliquant votre écriture, raconter votre propre aventure.

Apprendre à surprendre, enfin tirer la langue sur chaque titre,

en n’oubliant jamais qu’écrire son nom sur un cahier, c’est plonger vers sa liberté.

 

Je dédie ces mots à Mona Ozouf, évidemment, votre « composition française » est aujourd’hui la nôtre. Définitivement, intensément, infiniment, car en lisant entre vos lignes, on comprend que c’est bien à la liberté que nous offre tous les savoirs, que vous nous rappeler et surtout et toujours à ce qui fait de nous des femmes et des hommes de fraternité, c’est notre imagination, c’est notre composition.

 

Je vous remercie de votre attention, et tiens à employer ce mot qui sonne si bien quand on l’entend, TRUGAREZ.


 

Bien sûr en tant que recteur, c’est important de vous rappeler que le lycée c’est un cadre de travail qui se doit d’être protecteur et qui doit favoriser le bien-être et la réussite de tous nos élèves. J’y suis très attentif et je sais, Monsieur le Proviseur, pouvoir compter sur votre investissement et celui de vos équipes pour y parvenir. Je tiens également à vous remercier car vous vous êtes beaucoup impliqué dans le projet de ce bel établissement que nous venons de visiter.

 

Bien sûr c’est important que je vous dise que cet établissement doit s’inscrire dans les axes majeurs pour notre École, à savoir, que chaque élève puisse s’y épanouir et y avoir toute sa place. Le rapport au monde de nos élèves s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de transition climatique et écologique à laquelle nous sommes confrontés. L’École doit s’adapter à ce contexte en transmettant à nos élèves les grands principes du développement durable qui devront guider leurs choix futurs. Cette sensibilisation va sans aucun doute se construire en vivant au quotidien dans ce lycée lumineux, sobre en énergie et entouré de végétation.

 

Bien sûr il faut rappeler que comme partout en Bretagne, nous nous engageons dans le projet « Bretagne, horizon 2025 ». Je sais, Monsieur le Proviseur, qu’avec vos équipes, votre engagement pour mettre en œuvre la politique éducative de notre belle académie permettra l’enthousiasme des personnels et des élèves. 

 

C’est ainsi que ce bel établissement sera à la hauteur des attentes légitimes de tous les parents et permettra de mener à bien la mission pédagogique, culturelle, artistique, sportive, citoyenne, médicale, sociale ou d’orientation des élèves en fonction des besoins exprimés par chacun des jeunes qui nous sont confiés.

 

Bien sûr nous portons une attention particulière à chaque territoire breton et en ce sens, la visite de ce jour me semble mettre en lumière une double réussite en matière de politique éducative :

-           porter la dynamique d’un lieu de formation dans un équilibre social, démographique et territorial,

-           proposer aux jeunes un accompagnement par des parcours éducatifs de grande qualité.

Une offre de formation originale est proposée ici, au-delà des filières générales, deux baccalauréats technologiques (technique de laboratoire) et ST2S (techniques sanitaires et sociales) et un BTS économie sociale et familiale. Ce choix permet ainsi de répondre aux besoins des entreprises de ces secteurs. Les enseignements optionnels ou de spécialités variées viennent compléter cette offre et contribuera, j’en suis certain, à l’attractivité de cet établissement.

 

Bien sûr, il faut rappeler que le travail avec notre région et notre président de région est une collaboration étroite. La Région Bretagne est une collectivité bâtisseuse qui investit dans l’École à travers des chantiers comme celui qui nous rassemble aujourd’hui. Et je vous en remercie, Monsieur le Président. Merci pour votre engagement à nos côtés et l’implication de votre institution, prête à innover au bénéfice de tous les jeunes morbihannais. 

 

Je souhaite également remercier Madame la vice-présidente, Madame Isabelle Pellerin et ses équipes, avec qui nous échangeons régulièrement autour de nos sujets d’intérêt.

 

Bien sûr tout cela est très important mais plus important encore, c’est le sens de tout cela, toute cette énergie, tous ces actes et ces mots pour vous permettre, chers élèves, d’apprendre. Ici au lycée, plus que jamais, vous continuerez à lire des lignes, beaucoup de lignes, mais vous comprendrez aussi ce qui signifie de lire entre les lignes.

 

Entre ces lignes, vous découvrirez une promesse encore plus belle, la connaissance universelle. Plus que jamais vous apprendrez encore sans doute à gagner en autonomie, à compter, mais aussi à compter sur vous, même à compter pour ceux qui vous aiment, à compter pour faire aussi partie du nombre, et pouvoir aussi sortir de l’ombre.

 

Comprendre enfin, le plus essentiel, combien la vie peut être belle et se mettre à compter pour elle. 

 

Faire la somme de vos différences et vous soustraire à l’ignorance.

Apprendre à écrire votre histoire en appliquant votre écriture, raconter votre propre aventure.

Apprendre à surprendre, enfin tirer la langue sur chaque titre,

en n’oubliant jamais qu’écrire son nom sur un cahier, c’est plonger vers sa liberté.

 

Je dédie ces mots à Mona Ozouf, évidemment, votre « composition française » est aujourd’hui la nôtre. Définitivement, intensément, infiniment, car en lisant entre vos lignes, on comprend que c’est bien à la liberté que nous offre tous les savoirs, que vous nous rappeler et surtout et toujours à ce qui fait de nous des femmes et des hommes de fraternité, c’est notre imagination, c’est notre composition.

 

Je vous remercie de votre attention, et tiens à employer ce mot qui sonne si bien quand on l’entend, TRUGAREZ.

02 février 2023

Rôle des institutions culturelles et des pédagogies contextuelles pour renforcer la société de la connaissance

Renforcer la société de la connaissance, c’est avant tout réfléchir territorialement à comment investir l’ensemble des temps de la vie et l’éducation artistique et culturelle qui est un levier très efficace dans le cadre de ce déploiement.


En France, en Bretagne, à titre d’exemple, nous avons déployé ce que nous appelons les Aires Marines Educatives. Cela consiste à confier à nos enfants la responsabilité d’une partie du littoral de Bretagne, des plages, des roches,… Nous avons pour ambition de faire de toute la Bretagne une Aire Marine Educative. Nous allons également travailler sur les fleuves avec les Aires Fluviales Educatives, et sur les terres avec les Aires Terrestres Educatives. Si je prends ces exemples très précis c’est qu’ils renvoient à une responsabilisation de nos enfants pour leur environnement, un environnement pour lequel ils s’engagent. 


Cet engagement mobilise bien au-delà de l’école les institutions culturelles et scientifiques de nos territoires car pour décrocher le label « Aires Marines, Aires Fluviales, Aires Terrestres », nos enfants doivent construire un véritable projet avec des partenaires institutionnels. Chaque projet revêt une dimension scientifique pour comprendre comment fonctionne la mer, la place, l’écosystème, la biodiversité,… Une dimension écologique liée au développement durable pour comprendre comment agir pour son territoire et le protéger sur la longue durée… Une dimension d’éducation artistique et culturelle pour se saisir de son territoire et se le représenter, le représenter pour les autres, en parler, se faire ambassadeur de la mer, des fleuves et de la terre, bref reprendre en main un récit commun. Près de 100 000 petits Bretons ont investi ce label des aires marines et des autres aires… Ce que nous construisons avec ces éducations transverses, ce sont bien des sociétés de la transmission et des communautés d’apprenants d’un nouveau genre.


L’impact de ces expériences est très puissant car elles permettent de construire de nouvelles sociabilités en lien avec les familles, les amis et impliquent de créer aussi des espaces participatifs de qualité entre l’environnement familial, personnel de chaque enfant, et l’environnement éducatif institutionnel, au bénéfice d’une bonne appropriation du parcours éducatif dans son ensemble et ce autour de nos paysages, des paysages qui deviennent ainsi sous nos yeux de véritables espaces participatifs de connaissance. C’est un moyen très utile de renforcer la société de la connaissance car on apprend avec son environnement et pour son environnement. On retrouve là les principes éducatifs chers à John Dewey de l’éducation par l’expérience avec une continuité réelle entre la société et l’éducation dans tous les temps de la vie. Déployant autant des dispositifs d’éducation formelle et non formelle, avec les Aires Marines, « l’école devient ici une forme de vie sociale, une communauté en miniature étroitement liée aux autres modes d’expérience que le groupe vit en dehors de l’école ». 


Bien sûr, tout ceci implique une formation mutuelle de l’ensemble des acteurs qui interviennent autour de ce type de projets où l’on croise conformément à la Charte de l’Education Artistique et Culturelle expériences et pratiques, rencontres et connaissances. De tels projets ne peuvent aboutir en effet que sur la base d’un engagement mutuel des différents partenaires : communauté éducative et monde culturel, secteur associatif et société civile, Etat et collectivités territoriales, mais aussi environnement familial et amical. Ceci implique enfin que nous mesurions très précisément les «effets éducatifs » de telles expériences sur la longue durée. C’est pourquoi nous allons suivre grâce à l’équipe de recherche de l’Institut National Supérieur de l’Education Artistique et Culturelle (INSEAC) sur dix ou vingt ans une cohorte entière d’élèves pour mesurer comment l’éducation artistique et culturelle tout au long de la vie renforce non seulement la société des connaissances mais participe, en développant la capacité de chaque enfant d’agir sur son environnement, à instruire aussi le sens qu’il peut ainsi donner à sa citoyenneté. Je vous remercie.

Renforcer les droits de l’homme et soutenir la diversité culturelle dans et à travers les systèmes éducatifs

  • En 2016, le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Education ont adopté un document essentiel à l’initiative du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle : la Charte de l’éducation artistique et culturelle. Cette charte en dix articles très simples rappelle quelques principes en direction de notre système éducatif et nos institutions culturelles et notamment celui de la préoccupation d’une éducation artistique et culturelle accessible à tous, une éducation à l’art et une éducation par l’art, dans tous les temps de la vie qui permettent à tous de fréquenter des œuvres, rencontrer des artistes, acquérir des connaissances. On retrouve formalisées en principe les préoccupations qui oscillent entre universel et particulier, entre local et global, que l’on se réfère à la DUDH comme aux différents textes de l’Unesco qui jalonnent ces préoccupations entre droit à la culture et droits des cultures. Renforcer ces droits implique donc de renforcer à la fois le droit à la culture et le droit des cultures avec toutes les zones de flous que cela peut comporter tant sur le plan des définitions que sur celui des leviers d’action possibles donc, en conséquence sur la portée réelle en termes d’obligations et de ressources que chaque pays serait susceptible de mettre en oeuvre. En 1970, l’Unesco a estimé que l’article 27 de la DUDH impliquait que les autorités qui ont la charge d’une communauté ont le devoir de fournir à tous ses membres les moyens effectifs de participer à la vie culturelle et non pas seulement celui de respecter leur droit à y prendre part. En 2001, la Déclaration université de l’Unesco sur la diversité culturelle dessine plus précisément un lien entre culture et pluralité des identités et l’expression « identité culturelle » traverse le texte de bord à bord pour aboutir à des contours plus clairs de l’idée de diversité comme le précise l’article 5 de cette déclaration, article qui stipule que « toute personne doit pouvoir s’exprimer, créer et diffuser des oeuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle. Toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles ».  L’acception de la culture s’en trouve par-là même élargie car celle-ci ne saurait plus s’entendre sous sa seule acception des beaux-arts ou des belles lettres. Et il faut bien considérer cet élargissement comme une prise en considération de la manière dont on conçoit le temps libre consacré tant à la formation de soi, à son enrichissement, à une émancipation qui est autant personnelle que collective.  Pour s’en convaincre, je vous invite à lire le remarquable ouvrage que l’historien Paul Veyne a consacré à Palmyre. Palmyre écrit-il ne ressemble à aucune autre cité de l’empire tant on y sentait souffler un frisson de liberté et de mutliculturalisme où se mêle Aram, Arabie, Perse, Syrie, Hellénisme, Orient et Occident. Métaphoriquement Palmyre nous montre combien tout patchwork culturel loin d’aboutir à l’universelle uniformité ouvre avant tout la voie à l’universalité. Pour le dire avec ses mots « ne connaître, ne vouloir connaître qu’une seule culture, c’est se condamner à vivre sous un éteignoir ». 
  • Notre Charte de l’éducation artistique et culturelle ne parle pas explicitement de droits culturels, mais bien d’accessibilité pour tous et se veut pragmatique face à une démocratisation de la culture par trop théorique qu’elle prendrait le risque de ne jamais être atteinte. Ainsi s’appuyant sur l’article 1 de notre Charte de l’EAC, en 2017, le Président de la République française, Emmanuel Macron, dans la lignée de ses prédécesseurs a inscrit l’éducation artistique et culturelle, non seulement dans son programme, mais dans ses chantiers prioritaires en impulsant le 100% EAC, c’est-à-dire en inscrivant l’éducation artistique et culturelle comme une politique publique dotée d’indicateurs spécifiques et partagés par le ministère de la culture et de l’éducation nationale : chorales, lectures silencieuse, lectures à voix haute, réappropriation de son patrimoine de proximité, ciné-clubs, ouvertures aux arts ludiques, orchestres à l’école, artistes en résidence, artistes intervenants,… La politique volontariste de l’Etat et de plus en plus des collectivités territoriales ont sonné la remobilisation de toutes les parties prenantes de l’éducation artistique et culturelle et de l’éducation populaire pour porter cette généralisation à l’échelle nationale du 100% EAC afin de donner et de partager le goût de l’expérience collective de la culture. À cette fin, a été créé notre PASS Culture qui permet de financer des projets d’EAC dès le collège jusqu’à plus de 18 ans démarrant avec des projets collectifs pour s’émanciper avec une part du PASS individuelle. Grandir et s’émanciper avec la culture en faisant confiance à l’individu détenteur du Pass, c’est en ce sens totalement inédit car les jeunes français deviennent, on peut le voir ainsi, de véritables petits mécènes de la culture.
  • Le Pass culture devient ainsi un levier de l’EAC pour tous et les projets d’éducation artistique et culturelle prennent ainsi tout leur sens. 
  • J’aimerais insister ici sur l’importance que peut revêtir l’expérience commune, l’expérience partagée, mieux encore l’expérience synchronisée de l’éducation artistique et culturelle. Ainsi, en Bretagne, région de France où j’exerce ma mission de recteur, j’ai instauré depuis 3 ans, le quart d’heure de lecture silencieux synchronisé proposant aux 600 000 élèves de Bretagne le vendredi à 13h51 de s’arrêter en même temps, au même moment pour lire durant 15 minutes le livre qu’ils aiment, les professeurs, les administratifs, les techniciens s’arrêtent évidemment en même temps qu’eux pour lire aussi le livre qu’ils aiment. Je vous laisse imaginer les vertus de cette synchronisation. Elle permet une véritable socialisation par la lecture plaisir dans tous nos établissements scolaires. Elle permet à chacun, dans le respect de sa culture et de la diversité de venir dans l’école avec un livre qu’il ou elle aime vraiment, donc d’en parler, de le montrer, de partager ses passions par ce geste de la lecture plaisir, de participer à un élan collectif dans le geste et éminemment respectueux dans le choix, bref de façonner l’esprit d’une immense communauté de lectrices et de lecteurs. Désormais, en collège, j’ai des enseignants qui, grâce au Pass Culture, accompagnent celles et ceux qui n’ont pas de livres à la maison dans une librairie pour apprendre à choisir et donc à acheter le livre qui leur plait. La démarche est vertueuse et complète car, grâce à un dispositif pensé de A à Z et désormais enseigné aux futurs enseignants au sein de notre Institut National Supérieur de l’éducation artistique et culturelle, nous espérons faire de l’EAC un fondamental partagé de l’interministériel jusqu’à l’échelle des plus petites collectivités pour, comme l’écrivait Condorcet en 1792, « ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance ». C’est en inventant ainsi des expériences communes partageables et respectueuses de chacun que nous parviendrons, nous en sommes convaincus, à reprendre pied dans un récit collectif ancré dans la diversité culturelle et respectueuse des droits à la culture et des droits des cultures, c’est à dire des droits de l’homme.

01 février 2022

France 2030, former et traduire pour relever le défi d’une nation créative

« Placer la France à nouveau en tête de la production des contenus culturels et créatifs ». Huitième objectif prioritaire présenté par le Président de la République pour inscrire la France de 2030 dans un destin dont la portée devra être internationale. Pour tenir ce rang mondial en termes de contenus, il importe en conséquence, que lesdits contenus possèdent un puissant capital d’exportation, c’est-à-dire des qualités propres pour être désirés dans d’autres aires culturelles que la nôtre. Si ce préalable s’énonce simplement, sa mise en œuvre, plus complexe, implique que nous envisagions avant tout de réinvestir notre « appareil de formation », la manière la plus opérante pour un pays d’accompagner ses transformations. Car produire de nouveaux contenus culturels et créatifs de manière massive – tant sur le plan quantitatif que qualitatif – implique que l’on forme en grand nombre des individus de tous les horizons sociaux et culturels afin de développer notre potentiel de talents envisagés dans la plus large diversité possible. 

 
Une nation créative est une nation dans laquelle on place la créativité comme un fondamental au cœur des apprentissages dès le plus jeune âge. De fait, on multiplie les chances d’éveiller les vocations des futurs professionnels de la création. C’est ce qu’a réussi la Corée du Sud en moins d’une dizaine d’années. C’est ce qui a permis aux pays scandinaves de s’imposer avec des polars qui sont aujourd’hui des modèles du genre. C’est aussi la voie que nous empruntons avec l’emblématique série Lupin produite par Netflix, ou les formidables créatifs de l’animation issus des Gobelins, tous porteurs d’une authentique French Touch exportable. Aussi, pour faire évoluer notre appareil de formation, il faut se reposer sur le diptyque incontournable pour installer une nouvelle génération élargie de créatifs culturels : former et traduire. 
 
Former, c’est d’abord s’appuyer sur une éducation artistique et culturelle pour tous qui accompagne le développement de l’esprit créatif de tous nos élèves tout au long de leur parcours scolaire. Le « 100% éducation artistique et culturelle » suppose que l’on intègre l’idée que les talents imaginatifs peuvent se révéler partout – et c’est là notre richesse majeure – pour changer le paradigme de la formation. C’est parce que l’on apprend à lire et à écrire à tous les enfants que nous nous donnons une chance de voir surgir des auteurs de n’importe quel milieu social ou culturel. Former, c’est aussi installer des filières d’écriture, non pas dans des écoles spécialisées, mais bien au cœur de tous les établissements d’enseignement supérieur, en formations initiales et continues, en filières générales, technologiques et professionnelles parce que les FASP – les Fictions À Substrat Professionnel – constituent un réservoir inépuisable d’histoires inscrites dans nos réalités. Les plus belles fabriques créatives prennent toujours appui sur un quotidien que l’on sait sublimer par l’entremise de notre imagination. Former, c’est enfin apprendre à traduire. Traduire nos imaginaires en fiction. Traduire nos fictions pour qu’elles soient signifiantes au-delà de nos frontières culturelles propres. « Il faut parler (aimer suffit) au moins deux langues  écrit Barbara Cassin – pour savoir qu’on en parle une, que c’est une langue que l’on parle ». Cet apprentissage est ludique, par nécessité, indispensable pour rendre intéressants pour le plus grand nombre nos fictions, nos jeux vidéo, nos œuvres et nos productions culturelles cinématographiques et audiovisuelles. Ce n’est pas pour rien que Pasolini pensait que « La traduction, sous tous ses aspects, est l’opération la plus vitale pour l’homme », c’est aussi le cœur de toute œuvre qui aspire à diffuser sa part d’universalisme. 

08 septembre 2021

La lecture, une grande cause nationale








Imaginez une école, un collège, un lycée, une université où, une fois par semaine au moins, tout le monde s’arrête, au même instant, sort de son sac un livre qu’il ou elle aime, et se plonge durant quinze minutes dans une lecture silencieuse. Ensemble, chacun son livre. Cette magnifique expérience de la lecture plaisir se généralise depuis trois ans, en Bretagne et ailleurs, et contribue comme jamais à nous réinventer comme un peuple de lecteurs. Façonner un temps pour lire ensemble, se resynchroniser dans ce moment de lecture silencieuse, découvrir le livre de son professeur et de tous les adultes de son établissement, cela se prolonge souvent par des discussions denses et profondes sur ce qu’on aime lire et ce qu’on aurait envie de partager ou de faire partager. Parfois, c’est l’envie d’aller à la rencontre de l’auteur du livre, une opportunité qui peut devenir projet si l’auteur est vivant et qu’il accepte de venir nous parler. L’envie crée l’envie lorsqu’au détour du livre on décide de découvrir un autre livre du même auteur, puis son œuvre, puis la place de cette œuvre dans l’histoire de la littérature. Lorsque le livre qu’on aime est adapté au cinéma ou dans une série, alors on prend goût à confronter le film au texte. On se forge un esprit critique. La pratique, la rencontre, les connaissances forment les trois piliers de ce que l’on nomme éducation artistique et culturelle (EAC).

Au mois de juin, la lecture a été déclarée « grande cause nationale » par le Président de la République. Cela signifie une volonté forte de mettre la lecture au cœur de la vie des Français et porter, évidemment, une attention particulière en direction des plus jeunes et de ceux qui en sont éloignés. Mais cette grande cause nationale doit aussi nous conduire à poser de nouveau – ensemble – une question fondamentale : «qu’est-ce que lire ?» Lire, bien évidemment, c’est d’abord « savoir lire ». Mais lire c’est aussi tenter de comprendre le sens du plaisir que l’on peut trouver dans l’acte de lire. Et ne nous y trompons pas, le plaisir de lire ne découle pas mécaniquement du savoir lire. Comme le résume si bien Erik Orsenna : «lire ressemble à regarder l’horizon. D’abord on ne voit qu’une ligne noire. Puis on imagine des mondes». Chaque mot est pesé. Regarder l’horizon puis imaginer des mondes. Des mondes qui, à leur tour, deviendront des horizons à condition de comprendre combien la lecture est une activité à la fois individuelle et sociale. Elle devient sociale lorsqu’on échange, que l’on parle, que l’on défend un livre, un texte, une phrase que l’on aime et que l’on parvient à comprendre pourquoi ceux-ci font écho en nous, nous aident à nous comprendre nous-même et le monde qui est le nôtre. Et c’est bien là le sens d’une éducation artistique et culturelle qui est avant tout une éducation poétique, c’est-à-dire une éducation où l’on apprend à connaître, pratiquer et aimer dans un même mouvement. 
 
Les chemins qui nous conduisent à aimer la lecture ou à transmettre le goût de lire sont multiples et souvent délicats. Il faut observer ces chemins avec attention et respect, même lorsqu’ils sont plus tortueux que prévu. C’est aussi cela l’objectif de l’EAC, de ce défi majeur qui doit permettre à tous de comprendre notre monde dans tout ce qu’il possède de richesse créative afin d’entretenir l’un de nos biens les plus précieux pour continuer à développer notre pouvoir d’apprendre : l’imagination.

03 juin 2021

L’Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle du Cnam pour suivre la première et la seule formation nationale niveau Master en éducation artistique et culturelle

Briser des murs, ériger des ponts

Plan de coupe de la prison de Guingamp (Crédit : Christophe Batard)

La création de l’Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle (Inseac) au sein du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) répond à la volonté conjointe des ministères de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, de la Culture et de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, du Conseil Régional de Bretagne, du Département des Côtes-d’Armor, de Guingamp-Paimpol Agglomération, de la Ville de Guingamp et du Conservatoire national des arts et métiers de déployer le premier lieu dédié à la formation, à la recherche à l’animation et la production de ressources en éducation artistique et culturelle (EAC).


Les formations de l'Inseac s'adressent aux étudiantes et étudiants, enseignantes et enseignants, artistes, médiatrices et médiateurs culturels, animatrices et animateurs socio-éducatifs et élues et élus locaux avec pour objectif l’accompagnement au développement des projets d'éducation artistique et culturelle et la création d’un environnement favorable à l’essor de l’EAC sur l'ensemble du territoire national.

A la rentrée universitaire de septembre 2021, l'Inseac ouvre deux formations accessibles en formation initiale et continue :

02 juin 2021

À propos de la généralisation du Pass Culture... Entretien


Généralisé après deux ans d'expérimentation, le Pass culture, promesse de campagne d'Emmanuel Macron, est présenté par l'Élysée comme le chantier culturel prioritaire de son quinquennat. Pour l'officialiser, le chef de l'État a fait un déplacement ce vendredi 21 mai à Nevers, dans la Nièvre, un des quatorze départements où l'application géolocalisée a été testée.


Tous les jeunes âgés de 18 ans peuvent à présent s’inscrire sur le site pass.culture.fr, télécharger ce "GPS de la culture" et, pendant 24 mois, bénéficier de spectacles, musées, films, livres, ou pratiques artistiques près de chez eux, et aussi d’offres en ligne : abonnement presse et magazines, musique, jeux vidéo, avec pour les offres numériques un plafond fixé à 100 euros et des entreprises françaises privilégiés, comme Deezer et OCS. Les géants américains Netflix et Amazon ne font pas partie des partenaires. De 500 euros au total, pendant la phase d’expérimentation, le montant passe à 300 euros. Mais cette réduction sera finalement bientôt compensée. En janvier 2022, un nouveau volet du Pass culture sera mis en place pour plus de trois millions de jeunes supplémentaires : les collégiens et lycéens, avant leurs 18 ans, pourront en effet, de la quatrième à la terminale, bénéficier d’un crédit, lissé sur cinq ans, de 200 euros et seront guidés, dans leurs dépenses, par leurs professeurs.  Les questions de médiation et de diversification des activités culturelles ont été étudiées de près pour améliorer le Pass culture, pour ajuster son utilisation, pour davantage l’éditorialiser, avec des recommandations et l'affichage de propositions alternatives, aux recherches faites spontanément : proposition d’un théâtre ou d’un musée à un jeune venu pour un jeu vidéo, par exemple.  Et sur le terrain, pour les publics les plus éloignés en zone rurale et les plus défavorisés dans les QPV, Quartiers prioritaires de la politique de la ville, des partenariats ont été signés avec le réseau des missions locales ou encore avec les écoles de la deuxième chance, pour les jeunes sans emploi ni qualification. Le Pass culture est déjà une réalité partout en Bretagne dont les quatre départements ont participé à la phase d'expérimentation et avec succès, selon Emmanuel Ethis, recteur de l’académie de Bretagne et vice-président du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle.


De 500 euros pendant la phase d'expérimentation, le montant du Pass Culture passe ce 21 mai 2021, à 300 euros pour tous les jeunes âgés de 18 ans, avec un plafond fixé à 100 euros pour les offres numériques.• Crédits :  Ministère de la Culture
L’expérimentation du Pass culture a ciblé 150 000 jeunes de 18 ans et dans votre région, en Bretagne, on peut parler déjà de généralisation et faire un bilan ? 

On a commencé par le Finistère et depuis quelque temps, c'est toute la Bretagne en effet qui expérimente le Pass. Et on peut dire que c'est un vrai succès, avec plus de 66 000 bénéficiaires inscrits, soit près de 92% des jeunes de 18 ans qui se sont lancés dans cette expérience dans la région. Sachant qu'au fond la Bretagne présente un passé très intéressant d'éducation populaire et d'éducation artistique et culturelle, très ancrées dans les habitudes des jeunes Bretons. Quand je dis succès, c'est parce que cela a permis une démultiplication d'un certain nombre de pratiques, en favorisant des "premières fois". 

C'est un travail qui a été mené main dans la main avec la Direction régionale des affaires culturelles. Des coordinateurs sont allés voir les lieux visés. Il y a donc eu un travail de médiation important pour pouvoir sensibiliser tout le monde. Une information et donc vraiment des possibilités de "premières fois" qui ont été organisées, comme une "première fois" au théâtre pour certains de nos usagers. Et puis un bilan que l'on retrouve sur le plan national, sur l'achat de livres, la sortie au cinéma, dans cette hiérarchie qui ressemble au reste de la France avant que ce ne soit généralisé ailleurs. 

Les livres sont en tête toujours et particulièrement pendant la crise sanitaire puisqu'en Bretagne les librairies ont très bien fonctionné sur le Pass, avec 76% des dépenses durant les mois de fermeture des lieux culturels. La musique, le cinéma et l'audiovisuel arrivent ensuite, avec des taux de 10 à 12%. Après, on voit que pour ceux qui ont dépensé le plus sur leur Pass, de véritables stratégies sont imaginées. J'ai rencontré pas mal de jeunes qui m'ont dit s'en être servis pour l'achat d'un instrument de musique, des partitions et aussi pour des sorties collectives. C'est un point qu'il ne faut pas négliger. Le Pass culture, en plus de son usage individuel, permet aux jeunes de 18 ans de s'associer collectivement pour faire des sorties ensemble. L'aspect sociabilité-socialisation joue à plein.

Il y a eu, selon vous, une vrai diversification des activités culturelles ?

Oui, cette diversification a plutôt bien fonctionné, en effet. Je pense que le Pass culture permet aussi cette petite prise de risque qui fait que l'on va voir des choses auxquelles on n'était pas habitué. On fait des choses, sans doute que nous n'aurions pas faites si nous n'avions pas cette possibilité d'avoir un Pass. En tout cas, c'est ce que nous disent souvent ceux qui vont sur des territoires de découverte. Un quart des répondants en Bretagne, par exemple, ont participé à leur premier concert grâce au Pass culture.

Les publics les plus éloignés, en zone rurale et les plus défavorisés, dans les QPV, Quartiers prioritaires de la politique de la Ville, ont-ils bien été pris en compte, comme l’assure l’Élysée ? Ce sont des publics qu’il a fallu chercher, mobiliser, accompagner ?

D'après ce que nous disent les chargés de mission Pass culture, les pratiques ne sont pas moins élevées chez les bénéficiaires des QPV : 8,5% des inscrits, proportion similaire à celle des jeunes de 18 ans résidant dans ces quartiers, au niveau national. Mais c'est vrai qu'ils sont plus difficiles à toucher, à mobiliser. Le travail de médiation, d'accompagnement est tout à fait nécessaire sur l'information auprès des MJC, des points information jeunesse, des missions locales, des maisons solidaires rurales... nous sommes sur tous les territoires. En Bretagne, des volontaires de service civique ont été spécifiquement recrutés, par la Direction régionale des affaires culturelles, pour jouer le rôle de médiateurs, faire ce travail auprès de ces territoires. Je pense que c'est d'ailleurs une dimension qu'il ne faudra pas oublier par la suite. La dimension de la médiation et de celle qui permet effectivement d'avoir des informations régulières sur le Pass. La dimension de sociabilisation est très importante et cela doit être accompagnée, évidemment. 

Pour les zones rurales, le public est éloigné peut-être en termes d'accessibilité à certains équipements culturels, mais il n'est pas du tout éloigné de la culture. J'ai pu voir en Centre Bretagne, dans les territoires ruraux, des jeunes qui utilisent évidemment le Pass culture, parce que pour eux c'est une opportunité. À travers déjà les offres numériques, même si elles sont plafonnées, mais aussi justement par rapport au fait d'aller acheter des livres en librairie, les ramener chez soi. Le plus important au fond, depuis qu'on travaille en sociologie de la culture, c'est l'initiation aux pratiques de sortie. Aller acheter un livre en librairie, c'est aussi une pratique de sortie. Il faut la considérer ainsi. C'est une belle manière d'envisager les choses en matière culturelle. 

Mais pour ces populations-là, les questions de transport et de déplacement ne sont-elles pas cruciales ?

Absolument. Mais elle concerne à peu près tous les enjeux de socialisation, qu'il s'agisse de se rendre au lycée, à l'université. C'est une constante. Et là, pour le coup, c'est vrai que c'est un enjeu à prendre en considération. Il faut savoir qu'aujourd'hui la région Bretagne a entamé une réflexion pour que les sorties culturelles liées au Pass culture soient associées à ces questions de transport et de déplacement, notamment pour les sorties en soirée ou les sorties en festivals. Mais si c'est quelque chose qui relève d'un aspect matériel, il faut vraiment savoir aussi que ce qui motive avant tout, c'est l'objectif qu'on tente d'atteindre à travers le Pass, c'est-à-dire la pratique culturelle ou la pratique artistique, puisqu'il y a aussi des pratiques artistiques qui se développent grâce au Pass.

En tout cas, les jeunes que j'ai rencontrés et qui étaient à fond dans l'utilisation de leur Pass, ceux qui avaient déjà leurs stratégies pour le dépenser jusqu'au bout, sont des jeunes extrêmement débrouillards. À chaque fois, ils trouvent des manières de faire pour pouvoir se déplacer, notamment par le covoiturage, par les TER, qui sont des outils qu'ils ont l'habitude de pratiquer en général. Ces partenariats, évidemment, sont importants pour nous. Il s'agit d'élargir l'offre de transport pour pouvoir accéder aux propositions culturelles faites sur le Pass. Mais les deux sont profondément liés. Je pense qu'il sera très important de continuer ce travail qui consiste à avoir des propositions culturelles, avec des possibilités claires de se déplacer pour pouvoir y accéder.

Un nouveau volet du Pass culture va être mis en place en janvier prochain pour les collégiens et lycéens, de la quatrième à la terminale. Que pensez-vous de cette intégration de l'application dans le parcours d’éducation artistique et culturelle des scolaires, de cette volonté d’appropriation de l’outil numérique dès l’âge de 13 ou 14 ans ?

Aujourd'hui, l'outil numérique est très présent chez nos jeunes. Nos ministères sont très attentifs et engagés sur l'initiation et tout le travail fait dans nos collèges et lycées autour des pratiques du numérique. Et la période de confinement que nous avons vécue montre à quel point l'outil numérique, quand il est bien utilisé, peut être un outil de démocratisation formidable. Donc, oui, le fait que les collégiens vont pouvoir bénéficier de 25 euros par élève en quatrième et en troisième et les lycéens de 50 euros par élève par an, de la seconde à la terminale, c'est l'enjeu de ce Pass élargi. C'est une manière de construire des sorties collectives, de travailler sur des projets d'éducation artistique et culturelle, en lien avec les établissements et les structures culturelles ou les artistes. Et je peux vous dire que le travail fait avec les rectorats et la Direction régionale des affaires culturelles compte beaucoup pour pouvoir consolider ces propositions. C'est vraiment quelque chose de tout à fait essentiel, parce que c'est une initiation. Quand on cherche par un Pass à une démocratisation de la culture qui vise aussi à ces questions d'égalité devant la culture et les pratiques artistiques, je tiens à dire que c'est vraiment l'enjeu majeur. On voit que les inégalités culturelles se posent et se reposent systématiquement. Travailler sur cette initiation à la sortie culturelle, au projet d'éducation artistique et culturelle, c'est ce qui permettra de garantir par la suite, effectivement, des publics citoyens de demain.

Quand on devient citoyen et qu'on s'émancipe par rapport à nos pratiques culturelles, on est amené à faire des choix. Il est important que les jeunes très tôt explorent aussi bien les expériences collectives au niveau scolaire que des expériences individuelles, pour leur capital culturel, pour se construire et se distinguer quelquefois des autres. Les étudiants utilisent beaucoup le Pass quand ils arrivent à l'université et quand ils s'éloignent du milieu familial pour prendre leur émancipation qui est souvent aussi une émancipation culturelle. 

Le Pass culture est perçu souvent chez les jeunes comme un beau signe de confiance. Ce n'est pas rien comme enveloppe financière à dépenser. Ce n'est pas rien comme enveloppe financière consacrée aux arts et à la culture. Et je pense que c'est assez stimulant pour eux d'imaginer que eux-mêmes, qui ont bien entendu aussi des discours pendant la crise sanitaire, puissent se sentir parfaitement acteurs de nouvelles pratiques culturelles en sortie de confinement, acteurs à part entière, d'où qu'ils soient, en participant à la culture de notre pays. 

Plus de quatre millions de jeunes vont pouvoir bénéficier du Pass culture, à partir de janvier 2022. N'est-ce pas considérable ?

C'est considérable, mais c'est aussi la moindre des choses dans un pays qui porte si fort que le nôtre ses valeurs des arts et de la culture. Penser à ce que seront les publics de demain, dans cinq ans, dans dix ans, cela se prépare très tôt, le plus tôt possible si l'on veut s'éviter à l'avenir des déceptions, dans les constats sociologiques de "ce sont toujours les mêmes qui vont à la culture ou qui sont présents à la fête culturelle". 

Dans les trajectoires à la fois pédagogiques et dans la trajectoire de chaque jeune, c'est le plus tôt possible que l'on construit aussi cet appétit de culture qui ne demande qu'à se développer. Il n'y a rien de pire qu'un jeune qui ne peut pas accéder à une proposition culturelle simplement parce qu'il n'en aurait pas les moyens ou parce qu'il n'aurait pas cette curiosité d'aller plus loin. Et on voit combien à la fois l'éducation joue un rôle pour pouvoir s'élever, mais aussi pour le partage et la possibilité d'accès. C'est quelque chose qui doit être engageant et engagé le plus tôt possible, quels que soient les niveaux sociaux. Cette diffusion essentielle que permettra le Pass culture est en tout cas vraiment une belle promesse d'espoir ! 

04 mars 2021

L'ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE, principe actif et référence internationale des politiques culturelles (Extraits de la Postface de l'ouvrage coordonné par Eric Fourreau)

« La jeunesse constitue un extraordinaire élément d’optimisme, car elle sent d’instinct que l’adversité n’est que temporaire et qu’une période continue de malchance est tout aussi improbable que le sentier tout droit et étroit de la vertu. » Charlie Chaplin

Mai 2018. France. Bourg-Saint-Andéol. Lors d’une rencontre consacrée à la signature d’une convention départementale pour le développement de l’éducation artistique et culturelle en Ardèche, un département français qui a inscrit ce projet dans la stratégie territoriale de ses intercommunalités de communes, un des acteurs culturels présents lance une question à l’assemblée : « À vous entendre, faut-il comprendre que demain, pour monter un projet artistique, si l’on veut des financements, il faudra obligatoirement mettre en avant un argumentaire consacré à l’éducation artistique et culturelle pour les habitants ? Est-ce que c’est devenu l’alpha et l’oméga des politiques publiques en France en matière culturelle ? » Mai 1975. Venezuela. Caracas. Dans un garage, un économiste et musicien – José Antonio Abreu – réunit 11 enfants autour d’une idée simple qu’il va ériger en principe politique : faire de la musique en collectivité un droit pour tous. Selon Abreu, nous portons tous un potentiel artistique. Si nous apprenons à développer le potentiel de chacun plutôt que de ne soutenir que les talents repérés comme exceptionnels, alors nous apprendrons de concert à développer les capacités spécifiques de chaque enfant. La musique n’est plus un art réservé à quelques-uns, elle se conçoit comme un moyen d’expression à part entière et, comme le langage, on peut la développer à des niveaux différents en adoptant une approche individualisée, et cela surtout si l’on commence dès la petite enfance. El Sistema va ainsi devenir un programme d’éducation artistique et culturelle qui va transformer le pays : « Depuis quarante ans, affirme le directeur général d’El Sistema, à peu près 2 millions d’enfants ont bénéficié du programme d’éducation musicale. Et nous pensons que cela a vraiment changé la vie des gens. Avant, il était compliqué d’avoir un accès à l’art, la culture. Maintenant cela se démocratise. Les gens savent ce que signifie la musique, et pas seulement les enfants, aussi leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs voisins. Tout le monde sait quand quelqu’un fait partie d’un orchestre d’El Sistema et c’est une grande source de fierté. Maintenant, le Venezuela est perçu comme un pays d’excellence musicale, et cela a eu beaucoup d’impact sur la société en général. » Ce que nous montrent ces deux témoignages, comme ce que nous ont présenté les textes de cet ouvrage, c’est que l’éducation artistique et culturelle, pour exister, doit avant tout être porteuse de sens pour un pays, une nation, une société tout entière. Ce sens ne saurait être dilué, détourné ou privatisé, ni dans les projets, ni dans les structures, ni dans de trop complexes dispositifs d’administration ou de médiation. L’EAC porteuse de sens, cela signifie qu’elle s’inscrit, voire qu’elle s’impose au cœur du récit d’un territoire, qui peut se raconter grâce à elle tant pour ceux qui la vivent que pour ceux qui la portent sur le plan politique. Avec la fin des idéologies totalitaires et le développement de l’économie numérique, beaucoup de pays ont mis la culture au cœur de leur politique. Que ce soit en Amérique latine, dans une perspective de reconstruction sociale, en Asie pour développer l’économie ou dans le monde arabe pour renouer avec un récit national et offrir des perspectives à la jeunesse. L’EAC constitue à chaque fois le socle de ces politiques culturelles. Cela n’est pas étranger au fait que l’agenda culturel proposé en 2007 par la Commission européenne reconnaît la valeur de l’éducation artistique et culturelle. Par la résolution du 24 mars 2009, à propos des études artistiques dans l’Union européenne, le Parlement européen formule des recommandations fondamentales pour le développement de l’éducation artistique, et appelle à une meilleure coordination des politiques en matière d’éducation artistique à l’échelle de l’UE. Dans la même optique, l’« agenda de Séoul » proposé lors de la 2econférence mondiale de l’Unesco de mai 2010 sur l’éducation artistique, en présence de plus de 650 représentants officiels et experts en éducation artistique venus de 95 pays, s’articule autour de trois objectifs principaux pour le développement de l’EAC, objectifs interdépendants et communs à tous les pays et à tous les acteurs et environnements : 

  • s’assurer que l’EAC soit accessible à tous en tant que composante fondamentale et durable du renouveau qualitatif de l’éducation ;
  • s’assurer que la conception et la transmission des activités et des programmes liés à l’EAC soient de grande qualité ;
  • appliquer les principes et pratiques de l’EAC pour contribuer à relever les défis sociaux et culturels du monde contemporain. 

Tout est écrit !

La France a de nombreux atouts à faire valoir en matière d’éducation artistique et culturelle sur le plan international, ne serait-ce que par l’image de référence pour l’art et la culture qu’elle conserve dans de nombreux pays. Ainsi, les sollicitations des partenaires sur les questions d’EAC se font de plus en plus nombreuses. Pour exemple, des ateliers franco-taiwanais sur l’EAC ont été organisés à l’automne 2017 avec le ministère de la Culture, et en mars 2018 cela a été au tour de Singapour d’accueillir un séminaire d’échange avec de grands établissements culturels français sur cette thématique. Plusieurs pays d’Amérique latine, comme le Mexique, le Chili ou l’Argentine, sont demandeurs d’échange avec la France sur ces problématiques. En juin 2018, le ministère de la Culture accueille dans le cadre de son programme « Courants du monde » une quinzaine de professionnels étrangers dans un séminaire sur cette thématique spécifique pour venir échanger avec des professionnels du ministère et différents opérateurs associatifs et culturels. Mais nous ne saurions nous contenter de ces exemples emblématiques et nous avons tout intérêt à profiter également de l’expérience de nos partenaires étrangers. En particulier en changeant la donne sur cette séparation qui reste forte en France entre soutien institutionnel à la culture et éducation populaire. Nous aurions là tout à gagner à nous inspirer d’expériences étrangères où cette frontière n’existe pas, comme en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud ou au Mozambique. L’éducation à l’art et par l’art pratiquée dans les pays du Nord de l’Europe est aussi un modèle inspirant. Lors des journées d’étude des conservatoires de France, Helena Maffli, présidente de l’Union européenne des écoles de musique (EMU), expliquait que la force de l’éducation artistique en Finlande plonge ses racines dans la tradition musicale. Le réseau des écoles de musique couvre tout le pays, et depuis cinquante ans des centaines d’écoles publiques abritent des classes spéciales à profil musical. Dans le sillage de la musique, les autres arts ont suivi, ainsi que la spécialisation et l’autonomie des établissements scolaires pour déterminer leur propre profil pédagogique et développer et choisir leurs méthodes d’enseignement, tout en respectant le plan national. Dans les écoles de musique, 36 % des élèves ont entre 0 et 6 ans et suivent des cours d’éveil musical, ce qui donne une base solide pour la suite de la formation et créer un rapport personnel et durable avec la musique. Le modèle de collaboration entre les disciplines artistiques en Finlande est le fruit d’une concertation entre les éducateurs et enseignants qui fonctionne dans une dynamique « bottom-up ». C’est au reste ce que soulignent bien le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, lorsqu’ils rappellent tout l’intérêt des partenariats entre les écoles et les bibliothèques dans notre pays, ou lorsqu’ils projettent de déployer, au-delà d’une rentrée en musique dans tous les établissements scolaires, un « plan chorale » pour chaque école et chaque collège en partenariat avec des structures culturelles professionnelles. Il en va de même pour les projets construits en lien avec le Labo des histoires, dévolu au développement de l’écriture et de la lecture. 

L’expérience internationale de l’éducation artistique et culturelle, c’est avant tout une inflexion dans notre manière d’envisager les bonnes pratiques, point sur lequel Helena Maffli insiste lorsqu’elle cite les écoles hongroises, tchèques, slovaques ou bulgares, des écoles où la cohabitation entre musique « savante » et traditionnelle est pratiquée. Les traditions régionales et folkloriques sont enseignées avec une excellence pédagogique et connaissent un rayonnement exceptionnel, au même niveau que la musique ou la danse classique et parfois au-delà. Ainsi, en Bulgarie, la technique vocale particulière à ce pays et les traditions régionales sont enseignées aux enfants et aux jeunes dans les écoles. De fait, la prise de conscience de l’importance de l’EAC est parfois plus ancienne dans des pays où la politique culturelle est moins structurée qu’en France, pays où souvent de nombreuses initiatives privées ou associatives ont pu voir le jour, en commençant par la dynamisation consubstantielle de l’éducation. On compte parmi ces pays Belgique, Danemark, Norvège, Autriche, Malte et Irlande, où des organisations et des réseaux d’artistes et de structures culturelles ont été créés pour encourager l’EAC et mieux la valoriser. Que ce soit pour la richesse des corpus artistiques à faire connaître, au-delà des grands maîtres classiques européens ou des civilisations disparues, ou pour mener un dialogue avec d’autres pratiques qui peuvent la nourrir, l’éducation artistique et culturelle telle que nous la concevons en France en nous frottant aux expériences internationales gagne à poser à nouveau ses fondamentaux, surtout lorsque Emmanuel Macron, le président de la République, inscrit en tête de sa politique culturelle un pourcentage simple qui résonne bien plus qu’un simple slogan : le 100 % EAC. Une nécessité, un rappel à l’ordre, une convocation du sens des projets que nous menons en direction de notre jeunesse, des familles, des amis, des collectifs et des artistes qui font vivre l’art et la culture dans notre pays. En 2016, la France s’est dotée d’une charte pour l’éducation artistique et culturelle1en 10 points afin de rendre explicite en des mots simples son ambition qualitative qui, articulée à l’objectif 100 % EAC, est propre à réinscrire durablement notre art et notre culture dans notre histoire, une aventure de coresponsabilité entre tous les acteurs qui contribuent à construire et réaliser cette ambition. Cette coresponsabilité vers le 100 % EAC devrait bel et bien constituer l’alpha et l’oméga d’une nouvelle référence internationale, si elle parvient à donner à tous les mêmes bases, la même confiance en soi, pour que chacun puisse raconter une expérience esthétique commune dans laquelle il pourra inscrire l’histoire éclairée d’un citoyen du monde : la sienne. 

Note
1. http://eduscol.education.fr/cid105396/charte-pour-education-artistique-culturelle.html

03 mars 2021

NOSTALGIE DU VIDÉOCLUB, le temps des choix sans algorithme

La plupart de ces lieux ont aujourd’hui disparu, emportés par l’offre surabondante de services numériques qui promettent l’immédiateté, la disponibilité et l’accès à un catalogue de films avec lequel aucun lieu « en dur » ne serait en mesure de rivaliser. Pour la génération des années 1980/1990 qui a connu et fréquenté les vidéoclubs de quartier au moment de leur apogée, persiste cependant une authentique nostalgie de ces espaces, à la fois tous différents et tous pareils, où l’enjeu primordial était, la plupart du temps, de trouver la ou les VHS qui permettraient de passer un bon moment seul ou entre amis. L’objectif était atteint lorsque l’on découvrait la « perle », c’est-à-dire le film dont souvent la sortie en salles ne lui avait pas permis de culminer en tête du box-office, mais qui, pourtant, aux yeux de ces nouveaux spectateurs vidéophiles du samedi soir, fourmillait d’une inventivité scénaristique incroyable, d’un art de la réplique inégalé ou était la promesse d’une nouvelle avant-garde artistique qui n’attendait que leur regard avant que d’être révélée au grand public et à la critique à qui cela avait échappé. Très vite, les habitués des vidéoclubs se les sont figuré comme de véritables cavernes d’Ali Baba où ils allaient pouvoir développer une sagacité cinéphilique bien différente de la cinéphilie légitime et de la critique officielle. C’est, entre autres, ce qui justifie le sentiment de nostalgie vis-à-vis des anciens vidéoclubs de quartier : d’une part, ils représentaient l’utopie de posséder une totalité culturelle délimitée par les quatre murs du magasin et l’agencement de leurs étales ; d’autre part, ils matérialisaient la promesse de se forger, par et pour soi-même, une culture cinéphilique d’apparence informelle, mais maîtrisée, c’est-à-dire loin de la fatalité en termes de choix imposée par ces non-lieux : ceux de la programmation nationale des complexes cinématographiques ou ceux la consécration télévisée portée par l’entremise du « fameux » film du dimanche soir.

Sans doute la particularité la plus singulière du vidéoclub était-elle de posséder très peu voire un seul exemplaire des VHS des films qu’il proposait, ce qui avait pour conséquence cardinale d’encourager de façon incidente la curiosité des adeptes du lieu. En effet, il était courant que la nouveauté, très recherchée par le tout-venant de la clientèle, était déjà sortie, qu’elle n’avait toujours pas été rapportée ou bien été réservée « au moins pour les trois jours à venir », qu’il fallait bien se rabattre sur « autre chose » pour occuper ses « soirées -vidéopizzas ».  C’était là autant d’occasions où s’inaugurèrent bon nombre de carrières cinéphiliques pour les membres du club les assidus et les plus réguliers. Le fait d’évoluer physiquement entre des étagères couvertes de VHS, celui de choisir son film après avoir consulté le verso de la jaquette sur lequel figuraient le genre, les acteurs, le réalisateur, de lire le résumé du récit, celui de discuter du film avec le responsable du club ou avec d’autres clients présents dans le magasin et susceptibles d’apporter leur expertise, tous ces actes constituaient en eux-mêmes le rituel parfaitement rodé et fondateur de la démarche active de la plupart des publics du vidéoclub. Que toutes ces œuvres soient exposées les unes à côté des autres sur un terrain d’égale visibilité, qu’elles ne soient pas assorties d’une note d’appréciation à la clé ou de commentaire a priori, que ce ne soit pas un algorithme qui se substitue à la sociabilité d’une recommandation entre pairs, tout contribuait à faire de nos vidéoclubs de quartier une véritable petite institution rousseauiste, c’est-à-dire un lieu où tout visiteur pouvait décoder en transparence le contexte et le sens social de ce qui allait motiver ses actes et ses choix culturels.

Durant près de vingt ans, de façon presqu’imperceptible, la petite communauté des membres de vidéoclubs de quartier avait élaboré, sans l’objectiver sur le moment, ce qui pouvait s’apparenter à une pragmatique induite d’une nouvelle cinéphilie populaire. Celle-ci avait su façonner une socialisation et une pratique régulées dans la vie de ses membres. Guidée par l’esprit positif de la Feel Good Culture du Buddy Movie,  elle s’était constitué sa propre hiérarchisation des œuvres, avait ciselé leurs lettres de noblesse à des films qui, sans elle, auraient été passées à l’étrillage assuré de l’histoire cinématographique académique. The Thing, Ferris Bueller’s Day off, The Lost Boys, Robocop, Stand by me, The Breakfast Club, Clerks, Aliens, Last Action Hero, Point Break, True Romance, Ricochet, Pulp Fiction, Operation Dragon, Indiana Jones 2, Rocky 3, The Fugitive, Jaws 2,… Grâce aux spectateurs des vidéoclubs, ces films ont trouvé une notoriété accidentelle en inventant un lien non intimidant, non pas contre, mais avec le panthéon règlementé du cinéma légitime, permettant à ce dernier de se repenser depuis l’espace démocratique des petites boutiques de VHS de prêt. Ces petites boutiques ont transformés nombre de salons domestiques en de véritables forums de débats sans modérateur autour de la qualité de ces films dont la principale prétention était de mettre du ludique au cœur de nos cultures visuelles. En 2008, alors même qu’ils avaient bien entamé leur processus de disparition, le réalisateur Michel Gondry leur consacre un film hommage cocasse qui met en scène des tenanciers de vidéoclubs contraints à retourner par leurs propres moyens les SOS fantômes et autres Miss Daisy et son chauffeur le jour où ils découvrent qu’à cause d’un phénomène magnétique toutes les cassettes de leur magasin ont été effacées. Les films ainsi « retournés » vont rencontrer un succès sans pareil auprès des clients du vidéoclub. Avec Soyez sympa, rembobinez, Michel Gondry fait plus qu’écrire le manifeste posthume d’une pratique culturelle tombée en désuétude, il nous rappelle que parfois, alors que la diversité culturelle s’exprime sous nos yeux, nous ne savons ni chausser les lunettes qui conviennent pour la reconnaître, ni faire d’un projet au succès inopiné une ambition commune et partagée. On y pense et puis, on oublie.