20 mai 2011

PROTOCOLE VERSUS PRIVILÈGES : deux régimes de fonctionnement au Festival de Cannes

Lorsqu’on traverse le Festival de Cannes d’une compétition à l’autre, d’une sélection à l’autre, qu’on s’attarde au Short Film Corner ou au Marché du Film, on a très vite le sentiment de faire un tour du monde d’où l’on aperçoit les nouveaux modes de représentation se mettre en œuvre(s), les nouvelles idéologies dominantes s’exprimer d’un pays à l’autre, les formes émergentes s’installer dans les marges. De la sorte, il n’existe aucun équivalent au Festival de Cannes qui jamais n’a dérogé au premier article de son règlement qui définit ainsi l’institution cinématographique : «le festival international du film a pour objet, dans un esprit d’amitié et de coopération universelle, de révéler et de mettre en valeur des œuvres de qualité en vue de servir l’évolution de l’art cinématographique et de favoriser le développement de l’industrie du film dans le monde». Les responsables de la manifestation côté artistique - Thierry Frémaux et Gilles Jacob - et côté économique - Jérôme Paillard – mettent une énergie tout à fait incroyable à consolider cette plate-forme du cinéma où, sur le plan culturel, les relations diplomatiques et politiques se rejouent chaque année en dix jours sur les quelques centaines de mètres carrés qui forment la Croisette. Cet aspect relationnel est généralement invisible et invisibilisé. Et pour cause, son invisibilité est une condition nécessaire pour garantir la réussite de la rencontre.

On imagine pourtant combien il est difficile de faire coexister dans un espace aussi réduit des représentants du monde entier où la diversité culturelle doit être préservée et tous les invités traités avec toute la reconnaissance qu’ils méritent. On imagine, dans le même sens, quelles conséquences pourraient avoir le fait qu’un invité de marque international s’aperçoive qu’il est moins bien traité qu’un autre invité d’un autre pays. Pour peu que les deux pays aient des relations diplomatiques difficiles sur d’autres plans que le plan culturel et l’on débouche sur l’incident diplomatique. De fait, le Festival de Cannes fait ressortir la place des uns et des autres en présentant une forme saisissante, lorsqu’on prend le temps de l’observer, des échanges nationaux et internationaux. Et c’est parce que le temps et l’espace de la manifestation sont délimités qu’on y ressent toujours une tension palpable qui, pour les festivaliers qui possèdent ces codes de lecture, s’impose comme un objet d’expérience concrète. Ces codes de lecture ne sont, au reste, pas très compliqués à saisir en termes de fonctionnement puisque, pour que les uns et les autres se sentent reconnus et qu’aucun heurt n’ait lieu, ce sont le protocole de la république et le protocole diplomatique qui régulent l’étiquette et la préséance. On respecte la règle et chacun voit sa place définie. Quand les demandes pour assister à une projection très attendue excèdent l’offre de places d’une salle, on admet alors le sens des priorités.

Ce qui fonctionne fort bien dans le Palais des Festivals ou dans les grands palaces tend à disparaître sur certains autres lieux qui espèrent tirer bénéfice de leur présence cannoise. On trouve les exemples les plus saisissant lorsque certaines grandes chaines de TV tentent de faire du terrain cannois leur terrain de jeu ou de promotion. Cela surprend un peu sur le sens de l’expression en actes que tente de donner ces entreprises d’elles-mêmes… Un peu, un court moment. Car l’on comprend très vite que l’on entre là dans un tout autre régime. Celui du marketing et de la communication dévoyée où pour exister, l’on substitue au protocole diplomatique un système de privilèges. Ces chaines qui n’ont quelquefois qu’un lointain rapport avec le cinéma investissent dans l’organisation de fête pour exister à Cannes en recréant là une sorte de "monde de la nuit". À l’entrée de ces fêtes le régime protocolaire laisse définitivement la place au régime des privilèges par lequel, ceux qui en sont les instigateurs d’un soir font montre d’un pouvoir symbolique bien dérisoire : «toi tu rentres, toi tu rentres pas»… Ce pouvoir de physionomistes de boites de nuit qui s’assoie sur le respect de tout type de protocole semble procurer à ceux qui l’exercent une jouissance certaine lorsqu’ils préfèrent faire entrer au faciès. Curieusement se recréée là un espace privé qui n’a plus grand chose à voir avec l’espace public. C’est une question que le sociologue Norbert Elias avait commencé à développer dans son bel ouvrage La société de Cour. Une société qui substitue à son protocole un régime de privilèges signe à la fois sa faiblesse et ses failles. Elle est la porte ouverte à toutes les violences symboliques.

Protocole versus privilèges. Lorsque Lars von Trier prétend «comprendre Hitler» en conférence de presse, la direction du Festival de Cannes, force protocolaire oblige, va réagir en réunissant un Conseil d’Administration qui va déclarer le réalisateur «persona non grata» au Festival de Cannes «avec effet immédiat». Dans les fêtes de la chaine cryptée, au contraire, on va encore trouver une minorité qui pense qu’en prenant le parti de l’artiste dont il faudrait saisir le « joke » et la provocation on exprime son appartenance à une soi-disant avant-garde décalée. Protocole versus privilèges. Il arrive que ce petit monde cannois fasse penser à notre société tout entière où les cartes, lorsqu’elles se brouillent, déhiérarchisent le sens même de ce que l’on appelle nos valeurs. Cette semaine, le président de la Région Île-de-France présent à Cannes, a refusé de monter les marches « par solidarité » avec Dominique Strauss-Kahn. Les articles de presse qui ont rapporté ses propos ne précisent pas s’il s’est aussi abstenu de participer à la fête de la chaine cryptée. Protocole versus privilèges. Seuls ceux qui étaient de la fête le savent.

[La version définitive de ce texte est à retrouver sur le site Paris-Louxor]

18 mai 2011

CANNES 2011, quelques contributions sociologiques...

Sur le site de Paris-Louxor, on retrouvera toutes les contributions de la jeune équipe de sociologues installées à Cannes cette année, doctorants inscrits sous ma direction. L'on trouvera également un texte que j'ai écrit avec Damien Malinas et qui fait référence à notre première enquête cannoise sur les sosies. Il s'intitule : "La vraie disparition d'Elizabeth Taylor". J'ai également consacré un texte au régimes protocolaires des fonctionnements cannois. Enfin on pourra deux autres contributions de Damien Malinas sur les toilettes du Festival et sur le Magic Garden. Vous pouvez consulter l'ensemble de ces textes en cliquant ici et profitez-en pour vous attarder sur ce site particulièrement intéressant.Sur le site de l'Express, on trouvera un petit article sur notre travail sociologique actuel au Festival de Cannes. Un article signé Julien Welter intitulé "Cannes vu par un sociologue" que l'on peut consulté en cliquant ici. On pourra aussi consulter le supplément Cannes de l'express signé du même journaliste autour des films qui mettent en scène des collectifs.

01 mai 2011

"LES INÉGALITÉS SONT PLUS FORTES QUE JAMAIS !": un entretien avec Sylvain Bourmeau et René Solis pour le quotiden Libération à propos du bilan du Conseil de la Création Artistique

Déjeuner d’adieu, vendredi à l’Elysée : Nicolas Sarkozy recevait Marin Karmitz et les membres du Conseil de la création artistique, venus remettre au Président leur bilan et leur tablier. En deux ans et quelque d’existence, le Conseil aura eu le temps d’impulser seize projets d’envergure variable et d’en réaliser douze.


Sociologue, président de l’université d’Avignon et membre du Conseil, Emmanuel Ethis en dresse le principe et le bilan
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Libération : COMMENT LA DÉCISION D’ARRÊTER A-T-ELLE ÉTÉ PRISE ?

Emmanuel Ethis : La création du Conseil n’avait été accompagnée d’aucune préconisation de durée, seulement d’une incitation à réfléchir. La décision de mettre un terme à notre mission a été prise collectivement, après quelques mois de maturation. Nous avons estimé qu’avec seize projets pilotes expérimentaux, notre mission était remplie. Cela n’avait pas de sens d’en d’empiler des milliers.

Libération : CE N’EST PAS SI FRÉQUENT, QU’UN ORGANISME DÉCIDE DE S’AUTODISSOUDRE…

E.E. : Le but du jeu n’était pas de durer à tout prix. Il nous fallait réfléchir sur des territoires en friche, nous interroger sur la démocratisation culturelle, sur la circulation des idées à l’étranger. Tous les membres du Conseil étaient bénévoles, et nous avons eu une totale liberté. Et je crois que tous étaient habités par le sens de l’intérêt général. Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur une logique de travail en trois temps : réfléchir à des projets, les expérimenter et les évaluer. Nous ne prétendions pas être un opérateur culturel, sûrement pas un ministère de la Culture bis ; seulement un laboratoire d’idées, hors du temps politique.

Libération : VOUS N’AVEZ PAS LE SENTIMENT D’AVOIR ÉTÉ INSTRUMENTALISÉS PAR SARKOZY ?

E.E. : Non. Et Marin Karmitz ne donne pas précisément le sentiment d’être instrumentalisable.

Libération : LE CONSEIL N’A POURTANT PAS ÉTÉ ÉPARGNÉ PAR LES CRITIQUES...

E.E. : La critique est normale et toute instance doit s’y soumettre, il ne faudrait pas néanmoins que ces critiques oblitèrent le positif.

Libération : JUSTEMENT, QUE RETENEZ-VOUS ?

E.E. : Beaucoup de choses : le festival Imaginez maintenant, tourné vers les créateurs de moins de 30 ans, l’Orchestre des jeunes… En tant qu’universitaire, je me sens fortement interpellé par tout notre système de formation, et par la question de l’émergence des nouveaux talents. A l’université d’Avignon, 48 % des étudiants sont boursiers et 70 % travaillent. Je vois de vrais talents autour de moi et je sais pourtant que beaucoup ne trouveront pas les débouchés à la hauteur de leurs capacités. Je constate que beaucoup d’institutions culturelles sont tenues par une génération qui s’ouvre peu aux jeunes. Le projet de cinémathèque de l’étudiant, que j’ai défendu, s’inscrit dans cette réflexion. Il existe en France un climat de suspicion que l’Hadopi symbolise très bien. Avec des internautes considérés comme des pirates en puissance. Les étudiants ont vécu cela comme une agression. Il faut sortir de l’environnement répressif. La cinémathèque de l’étudiant vise cela : ouvrir le plus largement possible l’accès aux œuvres et à la documentation. Au nom de la «protection» des œuvres, on voudrait priver les nouvelles générations d’accéder aux films ! Qu’est-ce que cela veut dire, alors qu’on sait qu’un étudiant n’a en moyenne pas plus de 6 ou 7 euros par mois à consacrer à la culture, soit moins que le prix d’une place de cinéma ?

Libération : LA DÉMOCRATISATION CULTURELLE EST-ELLE EN PANNE ?

E.E. : Les inégalités sont plus fortes que jamais. Mais elles prennent des formes nouvelles et nous obligent à réfléchir autrement. Ainsi, l’opposition entre «haute» et «basse culture», telle que développée par Bourdieu, ne correspond plus vraiment à ce que l’on observe. On entre en culture par des tas de chemins, dans un monde de croisements où chacun se forge ses expériences. L’inégalité d’accès à la culture frappe particulièrement les étudiants et les gens qui gagnent moins de 1 000 euros par mois. Et il ne faut pas imaginer que c’est parce qu’ils n’en ont pas envie, ou par faute d’accompagnement, ou parce qu’ils manquent des outils pour comprendre. Non, tout simplement, ils ne peuvent pas. Et il ne faut surtout pas se réfugier derrière l’idée qu’Internet permettrait l’accès à la culture pour tous.

L’exemple du Festival d’Avignon est édifiant : rien ne remplace le fait d’être ensemble, la parole, les débats, les conflits, le souvenir qu’offre l’expérience d’un spectacle vivant. C’est ainsi que l’on se forge une identité culturelle personnelle. Et c’est là que les inégalités sont fortes.

Libération : PENSEZ-VOUS QUE LES POLITIQUES NE RÉPONDENT PAS À CES QUESTIONS ?

E.E. : Il faudrait admettre que la culture est aussi une question de justice sociale, pas moins importante que l’accès à l’éducation et à la santé.

(Entretien conduit par Sylvain Bourmeau et René Solis à retrouver en intégralité dans le quotidien Libération du 30 avril 2011 ou en cliquant ici)