10 mai 2015

CANNES, la popularité dissolue du plus grand festival du monde


D’abord un raccourci, “Cannes” pour dire “Festival International du Film de Cannes”, et la petite station balnéaire “lancée” en 1834 par Lord Brougham sur la french riviera est devenue cliché : Cannes s’évoque tel un signifiant pour l’imaginaire cinématographique ; stars, strass et montée des marches en assurent la plus pérenne représentation et trempe la manifestation d’une sorte de savoir partagé dans un sens commun qui dissout la ville dans quelques mètres de tapis rouge flamboyant foulé par des escarpins noirs et brillants.Les autres villes de cinéma, comme Venise ou Berlin ont bien d’autres attraits, interpellent notre imagination pour bien d’autres choses que des films en compétition – déclare un ancien député en villégiature au Festival –, les autres villes de cinéma ont une histoire, Venise a même inspiré des grandes chansons populaires… Des chansons sur Cannes, hormis le très péjoratif “Cannes La braguette” de Léo Ferré, je n’en connais pas ; bien sûr, il se passe d’autres choses durant l’année à Cannes, mais l’écrin historique de la ville demeure pour tout le monde le Festival et dans cet écrin, il y a un cinéma monté sur piédestal ”. C’est d’ailleurs ce “piédestal” qui façonne l’un des premiers ressorts, paradoxaux, de la manifestation en en faisant un lieu qui jouit d’une vaste popularité sans pour autant être populaire dans son accessibilité. 

Et, si Cannes est définie par son Festival, le Festival, lui, est défini par ses pèlerins, plus nombreux chaque année, qu’on tente de subsumer sous l’appellation catégorielle bien trop générique de “festivaliers” ; car, à Cannes, n’est pas festivalier qui veut, et, de surcroît, tous les festivaliers “ ne se valent  pas ”. En effet, si l’on ne participe pas en tant que professionnel au Marché du film, alors c’est aux instances organisatrices ou à leurs représentants que l’on est confronté pour trouver sa “ place ” dans le Festival. Car l’organisation festivalière se montre d’entrée dans sa parure institutionnelle, une parure que le critique André Bazin - sans doute travaillé là plus qu’ailleurs par son éducation catholique - avait figuré comme un ordre. En 1955, il écrit dans Les Cahiers du cinéma : “considéré de l’extérieur, un Festival, et notamment celui de Cannes, apparaît comme une entreprise mondaine par excellence. Mais pour le festivalier, si j’ose dire professionnel, comme sont les critiques, rien en réalité non seulement de plus sérieux, mais de moins mondain dans l’acceptation pascalienne du mot. Pour les avoir presque tous “ faits ” depuis 1946, j’ai assisté à une progressive mise au point du phénomène Festival, à l’organisation empirique de son rituel, à ses hiérarchisations nécessaires. J’ose comparer cette histoire à la fondation d’un ordre et la participation totale au Festival à l’acceptation provisoire de la vie conventuelle. En vérité le Palais qui se dresse sur la Croisette est le moderne monastère du cinématographe. […] Venant de tous les coins du monde des journalistes de cinéma se retrouvent à Cannes pour y vivre deux semaines d’une vie radicalement différente de leur vie privée et professionnelle quotidienne. D’abord ils sont “ invités ”, c’est-à-dire mystérieusement pris en charge par l’Ordre qui leur assigne à chacun une cellule confortable, mais néanmoins austère”.

Ce n’est pas la moindre des curiosités du Festival de Cannes que de convoquer, à l’instar de Bazin, chez ceux qui s’essaient à le décrire, des paraboles religieuses, ou pour le moins, un lexique de nature liturgique. En tant que tels, on peut aisément remettre en cause le fait que ces paraboles ou ce lexique soient d’une quelconque utilité pour comprendre le régime ordinaire de la manifestation cannoise. Cela reviendrait à confondre le Festival avec les symboles qu’il produit, et les symboles produits avec l’interprétation qu’il faudrait en donner: ce n’est pas en dépeignant comme “ procession ” l’ordre processuel qui organise la montée des marches que l’on appréhende au plus juste le rituel cannois. Au reste, c’est bien le Festival, lui-même, qui se charge de draper symboliquement son déroulement d’une solennité cérémoniale qui, en outre, correspond souvent à la part la plus médiatisée de la manifestation. Reste à savoir ce que seraient les cérémonies d’ouverture ou de clôture si elles se restreignaient aux simples intitulés d’“ouverture” ou de “clôture”. C’est en se demandant exactement comment la “ grand-messe ” du cinéma mondial construit son univers symbolique qu’on peut mesurer la valeur propre de ce rituel sans véritable culte qu’est le festival. Car, “ le feint d’un culte ” dans un Palais converti – il faudrait dire “sacré” - pour l’occasion en “temple” du septième art  procède d’un dispositif savamment agencé et distillé, un dispositif dont on peut se demander comment, au fil des années et à l'aune de la volonté de tel ou tel organisateur, il va dissoudre ses rituels culturels et populaires dans un repli progressif sur un soi-institutionnel propre à instruire des privilèges d'exclusion alors même qu'il s'agit bien de se réunir  au nom de l'amour universel du cinéma.