08 février 2017

Discours prononcés à l'occasion de la remise des insignes de Chevalier des Arts et des Lettres à Jean-François Camilleri et Jean-Jacques Launier (Musée des Arts Ludiques, le 3 février 2017)

Nulle part ailleurs. Nous n’aurions pu être nulle part ailleurs pour honorer les chevaliers que je m’apprête à décorer. Dans ce fantastique Musée des Arts Ludiques qui a vu depuis sa création des expositions plus étonnantes les unes que les autres : chacun d’entre nous qui pénètre en ce lieux vit son propre voyage de Chihiro, sa véritable pixarisation du monde, son immersion totale dans l’art du jeu vidéo, sa marvelisation intime à Thor et Avengers, se wallacise autant qu’il se gromitise, se belle et clochardise pour un moment, un moment très précieux comme celui que nous offre toute véritable exposition. Celui de nous faire toucher par l’art qu’elle propose, et c’est particulièrement vrai ici, cette part de notre identité qui nous poursuit depuis l’enfance et qui n’a de cesse de nous rappeler à l’ordre de cette enfance, un ordre sacré, celui du jeu, celui de tous les possibles, celui de l’insouciance, celui des rêves éveillés, celui et celui-là seul qui, au bout du compte, restera de nous, celui de nos amitiés véritables. Julien Green a écrit un jour que c'est parce que la terre est gouvernée par des grandes personnes qui ont oublié qu'elles furent aussi des enfants que les enfants sont les personnes les moins bien comprises de la terre. Jean-François, Jean-Jacques, ce sont ces mots que je voulais d’abord vous adresser à tous deux, car je crois depuis toujours que c’est à des êtres comme vous qu’il faudrait confier le gouvernement de notre terre, non pas parce que vous seriez des rêveurs ou des utopistes, mais simplement – et c’est là l’essentiel – parce que vous savez parler à la seule part de nous-mêmes qui vaille, celle de notre enfance avec laquelle vous semblez être toujours en connexion directe et immédiate.  C’est sans doute aussi pour cette raison que vous êtes également des individus romanesques, parfois étranges tant vous semblez dotés de propriétés bien supérieures au super-héros de fiction.

Cher Jean-François Camilleri,
Je me souviens de la première fois où nous nous sommes rencontrés. Expérience on ne peut plus troublante. Je venais de donner une interview pour un Studio Magazine spécial Cannes à propos de mon petit ouvrage sur la sociologie du cinéma et Studio avait choisi de mettre mon portrait en marge de l’article avec une toute petite photo, minuscule photo de 3cm sur 1 et demi, mal éclairée, pas très bien imprimée, bref, ma mère aurait elle-même eu du mal à me reconnaître. J’étais donc à Cannes et le hasard me conduisit à être invité dans une de ces étranges soirées où il y a foule dans une villa des Hauts de Cannes… Je ne connaissais que la personne que j’accompagnais ainsi que l’invitant Nicolas Seydoux et, fendant précisément la foule, un homme se dirige droit vers moi : « Vous êtes Emmanuel Ethis, j’aime bien ce que vous écrivez ». Il s’agissait bien de Jean-François Camilleri qui m’avait reconnu depuis le micro portrait de Studio magazine. Rien que d’en parler, je demeure aujourd’hui encore troublé par ces facultés peu communes et déstabilisantes au premier abord dont il semble parfaitement conscient et qui l’habitent avec un bonheur serein et une tranquillité certaine. D’après ce que je sais ces facultés portent des noms arithmomanie d’une part et synesthésie d’autre part. L’arithmomanie caractérise quelqu’un qui se pose des questions du type  « quelle est la quantité de nombres premiers dans 3600 secondes », ou encore « combien de kilomètres carrés sont nécessaires au stockage de l'humanité tout entière ». La synesthésie, elle, associe un mode sensoriel à une représentation mentale en général : par exemple une couleur associée à une lettre ou à un chiffre. Ton chiffre, Cher Jean-François est le 3. J’ignore à quelle couleur tu l’associes, mais je sais que ce chiffre te suit : tu es né un 3 mars, tu signes tes œuvres 3C33.
En effet, Jean-François, tu es un artiste complet : écrivain, tu signes deux ouvrages « Putain de film ! » et « le Marketing du cinéma ». Livres que je recommande, car lorsqu’on lit avec clairvoyance ces ouvrages, à commencer par celui sur le marketing, on comprend combien l’aspect sociologique, moral, éthique et politique est essentiel pour toi dans un monde qui n’est pas toujours associé à ces valeurs. Musicien, tu as créé un groupe à Tours, « Jours Meilleurs » dans les années 80 et dont tu étais batteur.  Aujourd'hui, tu t’es mis à la guitare. Peintre et dessinateur : tu collectionnes les globes terrestres et les cartes de géographie pour les transformer, les peindre, créer d’autres œuvres. Les mondes dans les mondes, les choses derrière les choses. À ne pas en douter c’est cet amour de la planète que possèdent tous ceux qui pensent – comme Jules Verne – qu’il existe encore et encore mille choses à découvrir, un continent perdu ou une civilisation enfouie, c’est cet amour de la planète donc qui te conduit à fonder DisneyNature qui a produit des films sur l'environnement ou en a distribué, comme ce fut le cas pour « La Marche de l'empereur », de Luc Jacquet. DisneyNature, c'est, il faut le rappeler, la première création de label chez Disney depuis soixante ans ! Lorsque je pense à toi qui appartient à la génération Daktari et Coustien, il me revient forcément les mots magnifiques d’Amin Maalouf : « Lorsque l'esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre est vaste. N'hésite jamais à t'éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances. » Ces mots sont tirés de son ouvrage « l’Africain ». Un ouvrage qui dit aussi quelque chose de toi qui te sens chez toi chaque fois que tu poses le pied sur le continent africain, de l’Afrique du Nord à L’Afrique Noire, des racines construites au fil des voyages qui t’inspirent et continuent de te faire rêver, au même titre d’ailleurs que les canards de ta mare. Je sais que pour toi « la mare est un écosystème très intéressant et que le canard est l'un des seuls animaux capables à la fois de marcher, de nager et de voler ». Nulle discontinuité dans ton monde, tes mondes dont tu tentes de faire partager la beauté lorsque tu fondes l’association « Les Villages enchantés » dont le but est d’organiser des projections cinématographiques gratuites dans tous les pays du monde, ces toiles enchantées destinées à faire partager aux enfants qui n’y ont pas toujours accès un moment de cinéma tellement essentiel à tes yeux pour rêver.
Tu es un homme de toutes les filiations, Cher Jean-François, y compris familiale et tel Harry qui rencontre Sally, tu as su construire une merveilleuse famille avec ta Sally « Marika ». Tes filles Luna, Alice, ton neveu, ta nièce, ta sœur, ta mère bien sûr, constituent ce noyau familial essentiel pour toi. Et l’art reste sous toutes ses formes, le lien qui court entre ta famille et le monde, entre le monde et tes amis. Un art qui a pour toi toujours une composante ludique d’où ce lien indéfectible avec Jean-Jacques avec qui tu t’associeras pour créer la Galerie des Arts Ludiques… J’y reviendrai plus tard…
Dans le Livre de la jungle, la version Disney de l’ouvrage de Kipling, il est une réplique de la panthère Bagherra qui nous indique, je crois, parfaitement qui est Jean-François Camilleri : « Aucun fils d'homme n'était aussi heureux parmi les animaux, mais cependant, je savais bien qu'un jour dit la panthère, il devrait retourner vers ses semblables. » Je crois, Cher Jean-François que tu es bien ce Mowgli, un Mowgli à la fois anthropologue et sociologue, revenu parmi ses semblables, cet homme qui sait parler autant aux animaux qu’aux enfants qui sont en nous. Monsieur le Président-directeur général France de la Walt Disney Company, Cher Jean-François, pour tout cela et pour l’œuvre précieuse qui est la tienne et que tu nous fais partager, « au nom du Gouvernement de la République, nous vous faisons Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres ».
Cher Jean-Jacques Launier,
C’est avec une émotion infinie que je me retrouve face à toi. Toi aussi tu représentes à mes yeux un être d’exception, un individu précieux tant il est habité par une bonté et une beauté sans limite, tu es un être inspiré, certes, mais un être d’inspiration surtout. De toute évidence, Disney ne s’y est pas trompé. Comment ne pas imaginer, d’ailleurs, que les créateurs de Vaiana ne se sont pas inspirés de toi pour créer Maui le demi-dieu ? Cela fait trois fois que je visite l’exposition et que tu es présent dans le musée et cela fait trois fois que j’entends des familles ou des enfants observateurs chuchoter pour dire, « c’est drôle le monsieur là-bas, on dirait Maui », Un Maui, c’est certain, mais qui aurait choisi ou été choisi par la princesse Raiponce – Diane - pour vivre sa vie.
L’écrivain Yves Navarre dit que ce sont toujours les enfants qui sont en nous qui sont des amis, pas les adultes que nous sommes devenus. Je suis d’accord avec Navarre, au sens où il faut une force inouïe pour aller jusqu’au bout de ses rêves d’enfant, d’adolescent, donc d’adulte. Walt Disney a dit un jour « Pour réaliser une chose vraiment extraordinaire, commencez par la rêver. Ensuite, réveillez-vous calmement et allez d'un trait jusqu'au bout de votre rêve sans jamais vous laisser décourager ». Apparemment, c’est bien Disney qui nous réuni ici et que tu as dû écouter très tôt. Enfant, Jean-Jacques, tu dessinais déjà des bandes dessinées où le héros, un grand pilote de voiture, faisait des rallyes dans le désert (avant même les premières courses existantes). A 11 ans, tu remportes un concours de dessin dont le jury était présidé par l’artiste mythique Moebius qui, en te remettant ton prix, te félicita et t’encouragea à persévérer ! Comment ne pas persévérer alors sous de tels augures ? Tu vas, ainsi, orienter tes études vers le dessin et la création. Quelques années plus tard, tout en créant et dessinant pour les plus grandes agences de pub, tu vas te passionner – tout comme dans la BD que tu avais créée enfant – pour la grande aventure du Paris-Dakar. Une sorte de continuité et d’attrait pour ce qu’évoque parfois le sable du désert lorsqu’on le foule. Au reste, tu relèves toi-même le défi en participant à plusieurs courses dans les années 80. Amoureux du désert, tu as même possédé une maison à Agadez, où tu passes plusieurs semaines par an avec ton meilleur ami Mano Dayak trop vite disparu.
Entre le dessin, la création, tu écris un livre « La Mémoire de l’âme ». A ce moment, ton rêve absolu bâti dans la fidélité est de pouvoir demander à celui qui a reconnu ton talent quand tu avais 11 ans, le grand Moebius, de dessiner la couverture de ton livre. Tu décides de lui envoyer ta demande accompagnée de ton manuscrit. Le retour du maître est rapide : « Ton livre me dicte de dessiner sur chaque page ! ». Un pari fou et la réponse du génie va bien au delà du rêve à réaliser. Cette rencontre avec Moebius sera majeure pour ne pas dire cardinale. Vous devenez très amis et à son contact tu déploies plus qu’une simple envie, mais une détermination sans faille de faire reconnaître le talent de Giraud-Moebius dans le monde entier. En effet, comme beaucoup d’entre nous, tu ne comprends pas pourquoi, aux yeux d’une certaine intelligentsia, une œuvre de cet artiste majeur qu’est Moebius semble valoir si peu à côté d’un Soulages ! Tu ne comprends pas plus pourquoi nos institutions culturelles qui devraient en être si fières ne songent jamais à l’exposer. Ta question est magnifique car elle est celle de tout ce que notre société – que dis-je – nos classes dominantes tentent d’instruire comme relevant comme culture légitime, qui est souvent aussi une culture privative, de distinction interdite à tous ceux qui n’auraient pas les codes requis. Preuve en est que lorsqu’un gamin issu des classes populaires s’entiche d’un Manet ou d’un Degas et qu’il en parle, les mêmes diront de ce gamin que son discours est par trop « scolaire ». Nous sommes là dans la négation la plus délirante de ce que devrait être, en réalité, la culture et l’art, des œuvres et des objets de partage sans hiérarchie qui contribue à nous faire être ensemble. Ce rejet des artistes majeurs de la BD, de l’animation, du manga et du jeu vidéo va faire naître chez toi une volonté quasi-héroïque de défendre ta passion jusqu’au bout et de faire reconnaître ces créateurs d’univers comme de grands artistes d’art contemporain. Ta bataille finale est ta passion première : l’Art Ludique est né. Et tu n’as de cesse, avec la merveilleuse Diane, de nous faire entrevoir qu’il n’y a d’art que ludique. Ta  passion est ton opium et ta joute secrète est ton humour ravageur, et ce sont ces deux qualités qui t’aideront à relever le défi de créer ce musée extraordinaire dans lequel nous sommes réunis ce soir. Tu t’es mis au service des artistes que nous aimons en portant sur tes épaules de véritables prophètes.
Je terminerai mon hommage en citant ton mentor Moebius avec qui tu partages la passion du désert à travers des mots qui expriment à mon sens tellement ta quête et ton destin : «Dans le désert – dit-il - on évacue toute l'accumulation culturelle qui nous embarrasse, que ce soit en matière de narration, de démonstration... Partout ailleurs on ne peut pas faire un pas sans tomber sur une règle, sur un panneau, sur un feu rouge. Dans le désert, il ne reste plus que l'être culturel internalisé, le personnage qui déambule et qui pose les questions : qu'est-ce que le bien et le mal ? Qu’est-ce que je fais ? Qu'est-ce que la création ? Si je me représente moi-même, est-ce que je deviens une créature ou est-ce encore moi ? »
Pour tout cela et pour l’œuvre précieuse qui est la tienne et que tu nous fais partager, « au nom du Gouvernement de la République, nous vous faisons Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres ».