Faire de la sociologie des publics de cinéma, c’est s’interroger sur ce que font les spectateurs du cinéma avec le cinéma. Pour le dire autrement, il s’agit de se demander ce qui, les uns et les autres, nous relie au cinéma, sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a pas que le cinéma dans la vie. Cette question, posée ainsi, nous oblige à dépasser les analyses traditionnelles de fréquentation ou de box office pour nous intéresser à la place concrète que le cinéma occupe dans nos vies. Cinémas en salles, cinémas en DVD ou Blu Ray, téléchargements de films, piratages, achats d’objets ou de documents relatifs au cinéma, fabrications personnelles et montage de films, usages des fonctions caméra des téléphones portables, sociabilités cinématographiques plurielles : le XIXe siècle a ouvert un espace où la pratique du cinéma se structure pour permettre une relation de plus en plus personnalisée avec les films qui émaillent nos vies. Mais la focale sociologique nous dévoile aussi le fait que la relation que nous entretenons avec le cinéma trahit, en tant que pratique culturelle singulière, une manière d’être, une manière d’envisager la vie, une volonté de trouver dans les films que nous aimons une façon d’être relié à autrui et d’atteindre par là même le sens d’un partage collectif.
Dans la vie de tous les jours, le constat est patent : si tout le monde ne trouve pas les mots pour parler d’économie ou de politique, en revanche, on trouve toujours des mots pour qualifier un film que l’on a vu, ce qui fait du cinéma l’un des sujets les plus démocratiques qui soit. Au reste, ceux qui conçoivent les sites de rencontres amoureuses sur internet ne s’y sont pas trompés : le cinéma et le film que l’on préfère figurent parmi les principales questions qui permettent de s’identifier et donc de parler de soi. Mieux encore : 91 % des premiers rendez-vous dans la « vraie vie » consécutifs à une rencontre sur le net ont pour objet une sortie une sortie… au cinéma. Si certaines technologies nouvelles s’appuient sur le potentiel conversationnel contenu dans les films qui comptent pour nous, d’autres comme le téléphone portable ou les petites caméras numériques ont mis à portée de tous les moyens de filmer, de monter des images, de scénariser des séquences ou, plus simplement, de capter un moment du quotidien.
Ces gestes-là, s’ils ne transforment pas les pratiques en elles-mêmes, façonnent en revanche le regard des spectateurs qui deviennent de véritables spectateurs-acteurs. La répétition de ces gestes feront des publics de demain, non pas des réalisateurs, mais des experts attentifs et avertis capables de mieux voir et de mieux parler encore de leur pratique qui trouve chaque jour de nouvelles voies de partage comme c’est le cas sur My Space, Facebook, Dailymotion ou Youtube. En effet, la nouvelle expertise spectatorielle permet de réifier l’autonomie du jugement, le regard des publics et surtout les échanges qu’ils engendrent autour de la qualité technique d’un film, de son originalité, de la force du récit qu’il porte, de ce que ce récit dit de nous, de ce qu’il nous apprend de nous-mêmes et de l’émotion qu’il est en mesure de susciter. Faire de la sociologie du cinéma aujourd’hui, c’est donc bel et bien comprendre comment le cinéma évolue dans les nouveaux partages qu’il autorise, comment et sous quelles formes il nous permet de nous valoriser et de nous singulariser lorsqu’on parle des films de « notre vie », comment enfin ces films-là servent à rendre souvent nos existences plus cohérentes en nous aidant à raconter et, par conséquent, à nous raconter.
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."