24 août 2008

MISES AU JOUR, DÉVOILEMENTS, OBJECTIVATIONS : combattre l'illusion ou du moins s'y essayer

« Monsieur Keuner passait par une vallée, quand brusquement il remarqua que ses pieds étaient dans l’eau. Alors il se rendit compte que sa vallée était en réalité un bras de mer et que l’heure de la marée approchait. Il resta aussitôt sur place à chercher des yeux un bateau, et tant qu’il eut l’espoir d’en voir un, il resta sur place. Mais comme aucun bateau n’apparaissait, il perdit cet espoir et espéra que l’eau ne monterait plus. C’est seulement quand l’eau lui vint au menton qu’il perdit cet espoir aussi et se mit à nager. Il s’était rendu compte qu’il était lui-même un bateau.» Bertolt Brecht

Pour expliquer son travail d’enquête, le chercheur en sciences humaines et sociales convoque souvent dans son discours les catégories de la mise au jour, du dévoilement, de l’objectivation, de l’analyse logique ou, plus récemment, de la très en vogue analyse compréhensive du monde ; derrière la vitre sans tain de son laboratoire, il use de toutes ces catégories pour réifier de multiples façons le rendre visible en tant que principe moteur de production des données, ce qui l’oblige à prendre pour pré-acquis le fait que la réalité est une maîtresse bien capricieuse qui ne se donne pas sans d’abord résister, qu’elle n’a de cesse de défier celui qui tente de la saisir, bref, qu’une grande part de ce qui l’entoure – y compris du savoir qu’il construit – n’est qu’illusion. Et, si elle peut être attrapée au titre d’une illusion, c’est que la réalité n’explicite jamais la visée et le lien de son énonciation ou – si l’on emprunte le langage des sémioticiens – qu’elle se livre rarement sous la forme d’un message émis à partir d’une certaine instance et destiné à un certain usage ou à un certain usager. C’est cependant parce que l’on parvient à substituer parfois à l’idée d’illusion, celles d’intention ou d’intentionnalité, que l’on se met à observer des régularités propres à stimuler cet imaginaire scientifique qui attribue assez de pertinences à ces régularités pour les transformer en faits de connaissances, puis organiser ces faits de connaissances en savoirs. L’invention et l’intervention systématique de la médecine légale dans l’expertise criminelle nous fournissent un parfait exemple de cette mise en forme rationnelle de savoirs qui sont très proches de ceux que nous convoquons dans l’enquête sociologique pour observer le monde : enquête, relevé d’indices, indexation des données, traitement et analyse des corrélations, etc. Toutefois, s’il arrive que l’on utilise parfois l’analogie entre le travail policier et celui du chercheur lorsqu’on tente de rendre pédagogiquement explicites nos techniques d’enquête, il n’en reste pas moins que les postures scientifiques de l’un et l’autre demeurent indéniablement différentes. Dans un cas, on met en œuvre un dispositif procédural pour retrouver un criminel existant en tentant de « faire parler » des indices repérés sur le lieu du crime, dans l’autre, il s’agit d’imaginer une série d’anticipations et de rétrospections pour « raisonner » un fait ou un phénomène qui ne sont ni le fait d’un criminel, ni celui d’un individu animé d’intentions à l’évidence objectivables.


Vérité, mensonge, arnaque ? Trop d’indices…

Un épisode de la série télévisée Chapeau melon et bottes de cuir mettait en scène des meurtriers qui multipliaient leurs méfaits en foulant au pied les méthodes policières ; plutôt que de faire disparaître toutes les traces susceptibles de constituer des pistes pour les enquêteurs, ces derniers, au contraire, en rajoutaient, jusqu’à noyer chaque lieu du crime sous une profusion d’indices signifiants et contradictoires. On imagine dès lors combien la formulation des hypothèses d’enquêtes s’en trouvait fortement compromise. Au-delà même de leur différence de posture, c’est d’abord sur le mode de formulation de leurs hypothèses sur le monde que diffèrent principalement le métier d’enquêteur de police et celui de chercheur. Lorsqu’on enquête sur le monde social et particulièrement là où, comme c’est le cas dans le cadre des pratiques culturelles, les implications de l’individu ne sont sujettes à aucun risque vital ou judiciaire, la construction des hypothèses devient plus délicate ; difficile, en effet, de déterminer le sens de nos actions lorsqu’elles ne sont pas clairement orientées par une finalité. Le sociologue allemand M. Weber avait, pour sa part, envisagé une typologie où il distinguait quatre « types purs de l’action » :
– l’action rationnelle par rapport à des fins qui en calcule les moyens en les rapportant à leur coût prévisible,
– l’action rationnelle par rapport à des valeurs où le calcul se trouve limité par un commandement inconditionnel,
– l’action traditionnelle pensée hors de tout calcul par l’autorité institutionnelle de ce qui s’est toujours fait ainsi,
– l’action affective qui incline à l’obéissance par l’influence qu’exerce sur ceux qui la reconnaissent la légitimité d’un charisme (charisme du chef, du prophète, de l’institution ou du livre).

On se rend bien compte que le sens d’une pratique culturelle peut s’orienter vers l’un ou l’autre pôle de cette typologie et, qu’en aucun cas, on ne pourrait avancer une assertion générale sur la pratique de culture comme relevant d’un type particulier d’action. La démarche interprétative que l’on est apte à mener dans une enquête vise avant tout à mesurer la plausibilité d’une hypothèse sur le sens des interactions sociales comprises dans un contexte culturel singulier.