01 février 2008

MÉDIATIONS DU TEMPS, l'usage faible des oeuvres cinématographiques

Dans La Danse de la vie , Edward T. Hall définit les horloges, les montres et les calendriers comme autant d'exemples de "projections" qui tentent de contenir la complexité des variations du cours du temps. "Les projections - ajoute-t-il - sont essentiellement des outils et notamment des outils de communication comme le langage. Elles constituent une production naturelle de presque, sinon toute, substance vivante, bien que les êtres humains aient considérablement développé la production de projections. Les toiles d'araignée, les nids d'oiseaux et les marqueurs territoriaux sont des exemples de projections produites par les formes de vie les moins évoluées. L'humanité par contre, a tellement développé ses projections qu'elles commencent à envahir le monde, et pourraient finir par rendre la vie impossible si on ne cherche pas à mieux les comprendre". Certainement, le concept de projection permet-il de mieux appréhender le travail de synthèse sociale et historique qui, par l'entremise de productions matérielles rationalisées, ancre une médiation d'ordre symbolique entre l'individu et la société; toutefois ce que le concept de projection sous-tend est encore plus essentiel : s'il est le produit d'une activité humaine, alors il est sujet à transformations et à rationalisations techniques, qui rendent possible des processus d'évolutions propres et qui ne dépendent plus - c'est ce qu'affirme Hall - des processus d'évolution génétique. Il existe cependant un contrepoint à ce type de concept si particulier que sont les projections : si elles accélèrent et facilitent "le travail", elles tendent concurremment à se substituer dans l'esprit des individus aux opérations de connaissance qui les reliaient antérieurement avec la réalité. On conçoit fort bien ceci lorsque l'on a en tête l'exemple des horloges. En rendant possible et disponible une lecture du temps, elles se sont peu à peu rationalisées et valent désormais beaucoup plus pour elles-mêmes que pour ce qu'elles sont censées représenter.

Ce que nous aide à comprendre le concept de projections chez Hall, c'est la nature du symbole et le cadre institutionnel que le temps génère. Car, si la projection du temps vaut bien pour elle-même, c'est qu'elle assume non seulement la notion abstraite qu'elle représente, mais prend également en charge les fonctions symboliques qui y sont afférentes socialement et culturellement. "La manière dont nous avons développé nos propres rythmes à l'extérieur de nous-mêmes, puis traité les projections ainsi produites comme si elles représentaient une réalité elles-mêmes, illustre ce principe" . Et, notre compréhension du temps et de son écoulement résulte d'un apprentissage qui s'enracine dès la petite enfance et qui s'impose comme la synthèse des apprentissages particularisés par chacune de nos activités temporalisées et des "tensions temporelles" qui en délimitent les synchronisations culturelles et sociales. Notre apprentissage des temporalités plurielles et polysémiques ne repose pas sur la connaissance positive d'une convention enseignée par des dispositifs traditionnels d'objectivation à la manière d'une grammaire régulatrice comme c'est le cas pour le langage. Du reste, comme l'écrit Ortigues, "dans le langage, le symbole est un phénomène d’expression indirecte (ou de communication indirecte) qui n’est signifiante que par l’intermédiaire d’une structure sociale, d’une totalité à quoi l’on participe, et qui a toujours la forme générale d’un pacte, d’un serment, d’un interdit, d’une foi jurée, d’une fidélité, d’une tradition, d’un lien d’appartenance spirituelle, qui fonde les possibilités allocutives de la parole" ; c'est qu'il n'y a pas de symbole sans communication par le symbole.

En ce sens, on peut aisément admettre que l’œuvre cinématographique est aussi l'une des plus belles tentatives où s'extériorise matériellement notre appréhension historique et sociale des tensions temporelles, dans ses durées, ses rythmes, ses scansions. Elle conserve en mémoire les traces de certaines de nos conduites individuelles qui comme le fixe Lévi-Strauss ne sont jamais symboliques par elles-mêmes mais sont "les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif se construit" ; il faudrait ajouter "dans ses variabilités et dans ses différences compte tenu de la part d'arbitraire que le symbole inspire et qui reste potentiellement à interpréter". Cette interprétation, que nous faisons différentiellement psychologiquement et sociologiquement, relève d'un usage "faible" des temporalités et en l'occurrence de la temporalité cinématographique, même si cette dernière est espérée pleinement signifiante pour celui ou celle qui l'instruit. Le temps que contient l'oeuvre cinématographique n'est pas seulement l'expression d'une synthèse singulière du temps social tel qu'il se perçoit ou se vit, il est aussi un projet dont il faut découvrir les pliures qui le signent et les alliances qui rendent possible sa médiation.