FIGAROVOX
- Robin Williams, qui vient de se suicider, était en proie à une grave
dépression. C'est ou cela a été le cas pour d'autres comiques célèbres, comme
Richard Pryor, Coluche ou plus récemment Ben Stiller, qui a annoncé qu'il était
bipolaire. Les comiques ont-ils toujours une part d'ombre? Comment
l'expliquez-vous?
Emmanuel
ETHIS - En
tant que sociologue de la culture, je ne peux m'empêcher de penser à cette
citation du philosophe Bergson
qui écrivait dans son célèbre ouvrage Le Rire: «Ainsi, jusque dans notre
propre individu, l'individualité nous échappe. Nous vivons dans une zone
mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement
aussi à nous-mêmes.» Cette phrase au premier abord semble un peu complexe, mais
il suffit de la relire plusieurs fois pour comprendre que le philosophe tente
de ramasser là quelque chose de notre posture par rapport à ce qui nous fait
rire, ou ce qui nous fait provoquer le rire. Les comiques jouent un rôle
essentiel, ils ont socialement en charge -en éveillant le rire en nous-
d'atteindre le tréfonds de notre nature humaine et sociale, de révéler une zone
intérieure qui se révèle soudain à nous. Nous sommes toujours surpris par le
rire, et quand c'est nous qui le provoquons, nous le sommes encore plus. Il
existe là une jouissance inouïe, car elle est sociale et confine à celle ou
celui qui fait rire une sorte de pouvoir qui ne saurait s'exprimer autrement
que dans une profession étrange: comique, fou du roi, … Rien de très
confortable que de n'exister ensuite qu'à travers cette image. On attend
toujours de vous que, comme un magicien, vous nous sortiez votre meilleur tour,
que vous provoquiez une satisfaction en nous, toujours la même, toujours
attendue. C'est souvent pourquoi les comiques au cinéma sont à la recherche
d'autres types de rôles - on peut pense à Coluche dans Tchao
Pantin ou à Robin Williams
dans le Cercles des poètes disparus, dans Will Hunting ou dans le
très profond Hook -, ils acquièrent souvent grâce à ces rôles une
consécration artistique, consacrant du même coup un talent global et un talent
comique que nous acceptons plus difficilement quand il est le seul pour dire
qui l'on est. Ce n'est donc pas à proprement parler une part d'ombre que l'on
perçoit dans les drames qui se montrent dans la vie des comiques, mais une part
humaine qui aspire à donner une vision juste de l'humanité du comique qui - s'il
n'était que comique - apparaîtrait de manière très déshumanisée.
Paradoxalement,
faut-il être triste pour faire rire?
Encore
une fois permettez-moi de citer Bergson qui lorsqu'il dit que «le rire châtie
certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès.» Pour faire
rire, il faut souvent avoir une conscience aiguë de ce qui en nous constitue
l'humanité, une humanité généreuse ou excessive que l'on réfrène et que le
comique prend en charge à notre place. Nous lui déléguons notre part de
dérision qu'il nous fait vivre souvent par procuration. C'est ce qui créée
notre attachement inconditionnel aux comiques, et nous les aimons car ils nous
parlent de nous, et d'un nous que nous connaissons mal.
Existe-il
d'autres exemples de comiques ayant eu une fin aussi sombre?
Sans
aller aussi loin, on décrit souvent la tristesse des grands comiques qui nous
touchent, des plus populaires. En France, les vies de Michel Serrault, de Louis de Funès ou de Jacqueline
Maillan sont souvent décrites comme des vies habitées par une
très grande gravité, un peu comme si il était au quotidien l'envers même de ce
qu'ils expriment sur scène ou sur l'écran. À croire qu'elles espèrent parfois
«rééquilibrer les choses» en partant à la conquête de rôles dramatiques. Je repense là précisément à
Jacqueline Maillan. À la fin de sa carrière, elle s'est confrontée à un texte
de Koltès mis en scène par Patrice Chéreau.
Durant les répétitions, les images qu'on a d'elle nous montrent une Maillan
insécure, ce n'est pas «son» théâtre. Chéreau, lui, la dirige avec une
condescendance visible. Elle n'est pas de «son» théâtre. Pierre Bourdieu est sans
doute le sociologue qui a le mieux décrit les stratégies de condescendance
mises en oeuvre par ceux qui s'installent dans la domination sociale. Percevoir
cette condescendance dans le regard de Chéreau à ce moment précis a quelque
chose qui pourrait me le faire détester à jamais. Je reconnais trop de regards
dans ce regard-là. Rien de pire que la condescendance culturelle telle qu'elle
s'exprime dans les sphères de la légitimité des mondes de la culture. Elle est
toujours l'émanation de la cruauté humaine la plus extrême. Nous sommes
toujours condescendants avec la part la plus drôle de nous-mêmes que nous
laissent entrevoir les artistes, et cela devrait nous interroger plus largement
sur ce que nous acceptons de nous et sur ce que nous avons plus de mal à
accepter. Les comiques prennent toujours cela de plein fouet dans leur propre
existence sociale.