29 mai 2016

LES ILLUSIONS COMIQUES D'UN POMPISTE

Un théâtre en provence, samedi 3 mars 2007, 20h15. Avant que ne commence Les illusions comiques d'Olivier Py, un homme et une femme attirent mon attention. Ils sont à l'extrême gauche du bar. Je m'approche d'eux et tente d'attraper quelques bribes de leur conversation, mais ne parviens à saisir que ce que dit l'homme, visiblement très agité : "Mais qu'est-ce que ce type peut bien fabriquer ici ? Dans le même théâtre que moi? Pour écouter quoi? Voir quoi? La même pièce que moi ! Au même moment que moi ! Mais c'est d'une offensive quasi-territoriale qu'il s'agit là ! Tu ne comprends pas ce que je dis ? Mais c'est pourtant simple ; je suis en train de me triturer la tête pour me demander comment faire pour vivre "Les illusions comiques" sans avoir l'insupportable sensation de partager ce moment avec ce type. Pourquoi ca me dérange ? Mais tu ne sais pas qui c'est ? Tu ne le reconnais pas ? C'est ce jeune con de pompiste chez qui l'on a pris de l'essence ce matin, tu sais dans ce bled près de Rognonnas ; ce type avec qui je me suis jeté parce qu'il voulait pas que je me serve moi-même. On croit rêver. En 2007, une station où on vous sert, tu vois le genre, pas vraiment évolué. Alors, tu comprends bien que je me demande ce que ce pompiste de campagne vient foutre ici, et que secundo, j'ai pas vraiment envie de le croiser après ce que je lui ai balancé ce matin..." Sur le moment, j'avoue que c'est surtout la surprise que m'inspirèrent ces paroles que me poussa à les retranscrire.

Qu'est-ce donc qui scandalisait à ce point ce spectateur que les statistiques nationales, par trop silencieuses, auraient sans doute soigneusement rangé dans la catégorie des habitués, cadre supérieur, de plus de 45 ans ? La question est intéressante car s'il est rare d'être témoin de tels râles à voix haute, nul d'entre nous ne peut dire qu'il n'a jamais senti sur les lieux de culture les effluves subtiles et souvent acides de la condescendance dont sont parfois embaumés certains spectateurs. La première idée qui me vint à l'esprit pour expliquer l'irritation de notre habitué, c'est que ce dernier se faisait certainement une représentation très figée de ceux qui fréquentent "son théâtre". Il lui était par conséquent fort difficile de découvrir son pompiste sous un autre costume, en l'occurrence celui d'un spectateur de Py. Mais ce serait là une explication bien trop courte, qui n'accorderait qu'un trop faible crédit à notre mécontent. En effet, ces colères d'offusqués, nous les croisons souvent lorsqu'on s'intéresse, en sociologue, aux publics ; et, ce qui est drôle c'est que peu d'entre nous n'y échappent, quels que soient les noms qu'on leur donne : exaspération, rogne, irascibilité, indignation, susceptibilité, fureur, courroux... Le point commun de toutes ces petites colères c'est qu'elles semblent réapparaître chaque fois que nous rencontrons et qu'il nous faut comprendre de l'inattendu ; mais un inattendu qu'il faut réellement prendre au pied de la lettre, c'est-à-dire qui se compose de ce qui va totalement contre les attentes plus ou moins conscientes que nous nous forgeons sur à-peu-près tout ce que nous vivons dans notre quotidien. Et, il est quelquefois malaisé d'accommoder notre esprit avec ceux qui, - comme notre pompiste au théâtre - nous obligent à penser du contradictoire, à remettre en question ces idées préconçues qui nous bâillonnent. C'est pourtant là que se blottit l'espoir d'un échange culturel renouvelé, c'est-à-dire emprunt de sincérité.

Il y a peu, j'ai entendu le même Py qui ce soir-là nous proposait une pièce merveilleuse, et à qui l'on demandait ce qu'était pour lui un spectateur idéal, qui répondit, non sans naïveté, que ce spectateur ne devait "être conforme à aucune statistique, n'appartenir à aucun milieu, n'avoir aucune identité, non, ..., le spectateur idéal, c'est celui qui serait à un moment du spectacle réveillé par une parole". Ce que nous rappelle la petite aventure que nous venons de relater c'est pourtant que tous les réveils ne sonnent pas avec la même justesse et que les chemins qui nous mènent à ladite justesse sont souvent longs, tortueux, et tragiques parfois. Ce qu'en revanche elle a d'inspirant, c'est de nous montrer que ces chemins existent, et peuvent conduire d'inattendus pompistes à fréquenter près de chez eux le sentier que lui ouvre une structure comme un théâtre ou un cinéma de quartier, qu'il est bon de s'y égarer, par plaisir, ce plaisir désintéressé qui, un jour, nous fait nous retourner, simplement, pour goûter, avec d'autres, le trajet que l'on a parcouru.