Des paroles qui se télescopent de toutes parts autour du régime de l’intermittence depuis ces dernières semaines, on retiendra dans la bouche des uns et des autres, cette volonté d'affirmer, parfois non sans difficulté, le sens de ce lien indéniable entre ledit régime et la promesse qu’il sous-tend pour faire exister et perdurer les arts et la culture dans notre pays d'exception(s). On comprend bien d'ailleurs qu’il faille élever ces débats à un niveau d’abstraction de principe où chacun prétend défendre "LA" culture en contournant du même coup "LA" question sociologique fondamentale et pourtant, on l'espère, fondatrice de toute politique culturelle digne de ce nom : quel idéal de public(s) souhaitons-nous façonner grâce à nos politiques publiques en matière de culture ? Si l'on consulte çà et là, les forums qui, sur le net, accompagnent les réactions à la crise que nous traversons sur l'intermittence, il faut avouer que les paroles des spectateurs, même lorsqu'elles sont très compréhensives, expriment globalement en creux l'espoir de se voir prises en considération autrement qu'à travers des appels à la solidarité avec celles et ceux qui les font rêver, espérer et qui sont, à leurs yeux, des "porteurs et des fabricants de sens".
En créant le Festival d'Avignon - c'est le coeur de son projet - Jean Vilar espérait partir à la rencontre des spectateurs citoyens pour partager avec eux une réflexion politique sur le monde en cours grâce et par le texte de théâtre. Cette ambition élaborée dans la France en reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale va donner ses contours à une éducation populaire pensée à l'aune de la culture. C'est, du reste, la force du projet de Vilar, que d'être habité par la conviction que le théâtre peut élever un public réuni, affranchi des barrières de classes, pour éveiller sa conscience sociale. C'est aussi ce qui créera son désespoir lorsqu'en 1968, à l'issue d'une première enquête sociologique dans la Cour d'honneur du Palais des papes, il réalise que les ouvriers et les employés ne sont pas là présents aussi nombreux qu'il l'espérait et ce même si, à l'époque, ils sont bien plus présents dans le grand théâtre avignonnais que dans tout autre théâtre français. Qui sait encore qui est Vilar aujourd'hui et qui comprend le sens de ces combats impérieux pour le public ? Sans conteste, la gauche de Mitterrand se verra inspirée par l'homme de théâtre en reprenant à son compte cette question des publics. Elle sera même l'un des moteurs d'une politique sans précédent avec la décentralisation culturelle au point de devenir l'un des marqueurs les plus emblématiques de la gauche au pouvoir. La France s'inscrit alors dans l'idée que si elle n'est pas la nation la plus diplômée du monde, elle peut être la plus cultivée. C'est d'ailleurs sans doute la plus grande réussite de la France de Mitterrand que d'avoir érigé la culture en projet politique global, en priorité propre à structurer une identité nationale au point que tous les gouvernements qui vont se succéder jusqu'en 2012 vont se sentir "obligés" par les questions de culture en essayant de préserver un legs devenu un programme d'intérêt partagé. Cependant, en quelques décennies, les publics sont devenus peu à peu un prétexte de l'action culturelle plus qu'une inspiration réelle. Les institutions culturelles ont su mettre en place des actions de médiation entre l'art et les spectateurs, les évaluations sur la fréquentation produisirent leur chiffres ronronnants, la mesure de la réussite ou de l'échec de la démocratisation ne semblent plus intéresser que quelques spécialistes des sciences sociales dont les résultats de recherche ne nourrissent plus qu'occasionnellement les politiques publiques. Le signe ultime de ce renoncement a d'ailleurs été donné par un autre Mitterrand - Frédéric - lorsqu'il entend défendre la "culture pour chacun", preuve éclatante s'il en est de l'abandon d'une ambition collective pour la nation, comme pour la jeunesse qu'il n'imagine qu'en spectateurs individuels comblés par un écran ou une tablette qui lui donnent l'illusion de mettre le monde à sa portée. Très vite, on a ajusté le tir : "ce Mitterrand-là n'est pas de gauche !" Ce que l'intéressé - lui-même - n'a jamais nié. Bon an mal an, il maintiendra cependant la sensation d'une culture incarnée en phase avec une succession de plus en plus lourde à porter.
Sans tapage, la culture, elle, entendue au sens large, du spectacle vivant aux industries culturelles, est devenue au fil des ans l'un des principaux secteurs créateurs d'emplois et de richesses pour notre pays. Un capital qui prend d'autres couleurs à l'aune du numérique avec lequel la génération des politiques de plus de 60 ans reste à la peine. Plus rares d'ailleurs, même chez les plus jeunes, sont les politiques à droite comme à gauche qui vont tenter de s'approprier ces questions de politique culturelle, plus rares encore sont ceux qui remettent au coeur de leur discours la notion de public(s). Une analyse cursive des discours des uns et des autres nous montre que moins d'une quinzaine de personnalités politiques à gauche comme à droite s'emploient à l'articuler régulièrement à des objectifs programmatiques visant à envisager l'enjeu majeur que représente le "public de demain". De même, le long discours de Manuel Valls prononcé la semaine dernière - un inédit de la part d'un locataire de Matignon - laisse entrevoir à plusieurs reprises l'ombre du public se gardant bien de l'assimiler à un consommateur de culture en se référant à la rencontre qui doit d'exister entre "l’art et le public qui se fait sur tout le territoire. La France - ajoute-t-il - c’est la culture. La France aime la culture. […] Depuis plus de 50 ans – c’est l’honneur de notre pays ! – la France a su trouver un consensus pour donner à la culture toute sa place dans nos politiques publiques et dans notre société. Pour qu’elle ne soit pas le privilège de quelques-uns, mais un bien commun, qui puisse être accessible au plus grand nombre. Sans culture, la vie n’est que sécheresse. La culture, ce n’est pas un supplément d’âme. Non! C’est l’âme de notre pays. Elle dit beaucoup de ce que nous sommes. […] C’est aussi un patrimoine et notre identité". Sans doute les conflits liés à l'intermittence rendent-ils moins audible cette part du discours du Premier Ministre où culture et identité nationale des citoyens s'inscrivent côte à côte sur une même partition. Certains pensent que ce discours arrive bien tard. Ce serait dommage néanmoins de ne pas l'entendre dans son intégralité car il possède la vertu de réinscrire l'intérêt du public en tant que projet d'intérêt général en l'interpellant pour qu'il soit au bien au rendez-vous de la culture, pour qu'il reprenne la place là où on l'attend, pour laquelle on l'invoque. En amour, comme "en culture", les rendez-vous manqués sont souvent bien pires que les rendez-vous ratés. Il arrive qu'on y pense, il arrive aussi qu'on l'oublie. Il n'empêche qu'in fine, c'est bien le public et lui seul qui sera l'arbitre des élégances politiques en matière de culture. Le théoricien Stephen Wright a longtemps disserté sur les oeuvres à "faible coefficient de visibilité artistique". Ses conclusions méritent d'inspirer toute question touchant à la création sans public car, lorsque la spectatorialité de l'art n'existe pas, c'est la création elle-même qui disparaît en ne signant rien d'autre qu'un testament sans héritier. De fait, la responsabilité de toute politique culturelle est avant tout une responsabilité de la transmission. Transmission de savoir-faire, de métier, d'un art, d'une inspiration, d'un travail converti en imaginaires, transmission d'une génération à une autre du goût, de la joie, du plaisir. Ceux qui savent ce qu'a été le combat de Vilar à Avignon vis à vis toutes ces formes de la transmission ne peuvent qu'être sensibles à leur tour - d'un Festival à l'autre - aux paroles presqu'incantatoires que le jeune réalisateur Xavier Dolan va adresser aux jeunes de sa génération lors de la remise du prix du Jury de Cannes le mois dernier, des paroles qui subsument sous quelques mots nos plus belles ambitions pour l'art et la culture, pour les artistes et leurs publics : "Accrochons nous à nos rêves, car nous pouvons changer le monde par nos rêves, nous pouvons faire rire les gens, les faire pleurer. Nous pouvons changer leurs idées, leurs esprits. Et en changeant leurs esprits nous pouvons changer le monde. Ce ne sont pas que les hommes politiques qui peuvent changer le monde, les scientifiques, mais aussi les artistes. Ils le font depuis toujours. Il n'y a pas de limite à notre ambition à part celles que nous nous donnons et celles que les autres nous donnent. En bref, je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais. "
[Article publié en version courte dans le quotidien Le Monde du samedi 28 juin 2014]