Sociologie du cinéma et de ses publics
par Emmanuel Ethis, collection 128, Armand Colin, Paris, 2005, 128 pages.
Les travaux précédents d’Emmanuel Ethis le préparaient sans doute mieux que d’autres à réaliser cette gageure de présenter en 128 pages une synthèse des recherches sur le cinéma et ses publics. En effet, bien connu des sociologues pour ses travaux sur les publics des grands festivals : Avignon, Cannes, Emmanuel Ethis qui a publié depuis un ouvrage plus méthodologique, va publier dans les premiers mois de 2006 un ouvrage issu de sa thèse où il présente une recherche très originale sur la réception du cinéma, en intégrant dans son analyse l’ensemble des dimensions de cette question, y compris la prise en compte des œuvres cinématographiques.
Dans cet ouvrage, on retrouve toutes les qualités des travaux antérieurs : la clarté de l’exposé, sa complétude, la précision des données, la rigueur de l’analyse. Le pari était d’articuler de façon cohérente les analyses sociologiques concernant le cinéma : les publics, l’industrie, les problèmes de diffusion, l’analyse des contenus et de leurs effets. Il est clairement réussi et devrait intéresser les sociologues au-delà du champ du cinéma.
Le cinéma est d’abord, souligne Emmanuel Ethis, un « art populaire » dont le succès se maintient, quelles ques soient les fluctuations de sa réception en salle ; on peut le caractériser par le fait qu’il est la plupart du temps une occasion de rencontre. On va au cinéma en groupes amicaux ou familiaux et on échange à propos du cinéma sans doute beaucoup plus que pour d’autres pratiques culturelles. il souligne ainsi : L’on comprend très vite, qu’aller au cinéma, c’est avant tout vivre l’expérience d’un « voir ensemble » où le fait de partager dans un même lieu le même spectacle cinématographique n’équivaut pas vraiment au fait de percevoir et d’apprécier exactement la même chose que les autres spectateurs. En réalité, décider de « partager » un film signifie également que l’on prend le risque de « se partager » à propos du film. (p.8)
Comme l’indique bien Emmanuel Ethis, les recherches sur le cinéma se sont distribuées selon trois axes essentiels : la prise en compte de sa dimension industrielle et donc économique, sa fonction de « représentation du monde social » et enfin sa place comme « institution de production et de réception culturelle ».
Il ne peut s’agir ici pour moi de redonner tout le contenu du livre ou de le résumer, je voudrais surtout souligner quelques points qui m’ont particulièrement intéressé, sorte d’échantillons pour donner l’eau à la bouche aux lecteurs de cette note. Tout d’abord un aspect particulièrement convaincant de son raisonnement : à chaque étape de son exposé, Emmanuel Ethis confronte les théories aux données empiriques disponibles, qu’elles soient issues des travaux des auteurs cités ou de ses propres recherches. Ainsi, la confrontation indirecte entre les thèse de l’Ecole de Francfort, présentant le cinéma comme instrument de manipulation des masses et les analyses de Richard Hoggarth reprise par Jean-Claude Passeron (et d’ailleurs aussi Michel Verret) sur la dénonciation de la prétendue passivité des classes populaires face aux phénomènes culturels est particulièrement efficace.
Ou encore, les analyses sur l’évolution des lieux de projection et leurs inscriptions dans l’espace urbain. Après avoir rappelé qu’en français, le mot cinéma désigne aussi bien la salle de projection, l’industrie que l’objet filmique, il montre les évolutions historiques, leurs rapports entre les lieux et les espaces urbains, en s’appuyant notamment sur des enquêtes portant sur l’agglomération d’Avignon, qui remettent en cause bien des discours courrant sur les multiplexes et sur le choix des films, concluant sur le rapport entre projection en salle et visionnage domestique par cassette ou DVD, qui avec le développement du « home cinéma » bouleverse un peu les relations traditionnelles des spectateurs à l’objet cinématographique.
Le contenu des films est abordé à partir de la question des effets de leurs projections sur les spectateurs. On y trouve un rappel, mérité aux travaux pionniers en la matière d’Edgar Morin trop souvent oublié et qui, pourtant, a contribué à faire entrer le cinéma dans les objets des sociologues et l’ensemble des analyses qui cherchent à saisir comment apprécier et comprendre les effets de la projection : contenu des films et conditions de leur diffusion, sur les spectateurs, eux-mêmes impliqués par leur culture, leur mémoire, leurs expériences sociales et culturelles. On y retrouve une mise en perspective des recherches de Pierre Sorlin, dont la lecture présentée par Emmanuel Ethis ne peut que faire regretter la non-réédition de sa Sociologie du cinéma et de celles de Jean-Pierre Esquenazi, dont j’ai eu l’occasion de présenter un aspect dans notre revue.
Le dernier chapitre, qui porte sur la réception ne se contente pas de compter les spectateurs ou les ventes de DVD, il présente les différentes facettes de cette réception : le choix du cinéma et du film et l’évolution historique de ce choix de la sortie familiale au cinéma de quartier jusqu’à la sortie « en bande » au multiplexe de la périphérie urbaine, le goût et les discours qu’il suscite, la culture cinématographique où Emmanuel Ethis présente le double sens actuel du terme de « cinéphile » : celui « qui aime énormément le cinéma » et celui « qui connaît très bien le cinéma » (p.112) qui induit bien entendu des rapports très différents à la réception des films.
Ce livre très complet nous présente donc non seulement une très bonne synthèse des recherches dans ce domaine, mais toujours articulé sur des enquêtes rigoureuses comme de nombreuses perspectives de la recherche sociologique sur ce « monde » du cinéma. Pour conclure, cette brève présentation, je voudrais citer un passage, qui montre bien le caractère d’objet social suffisamment global pour être un analyseur social des différents secteurs de la recherche sociologique : la ville, l’industrie, les idéologies et ….l’amour : Si la sortie au cinéma reste la première pratique de sortie choisie par les couples au début de leur relation amoureuse, cela tient précisément au fait que le partage d’un film offre à chaque partenaire une manière rapide de mettre à l’épreuve le soi intime de l’autre. (p. 90)
[Une note de lecture de Bruno Péquignot pour la revue Sociologie de l'Art, janvier 2006]
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."
19 décembre 2006
18 décembre 2006
À propos de l'ouvrage "LES SPECTATEURS DU TEMPS, pour une sociologie de la réception du cinéma"
LES SPECTATEURS DU TEMPS
Pour une sociologie de la réception du cinéma
Suivi de
LA PETITE FABRIQUE DU SPECTATEUR,
Trois textes sur le cinéma et les modalités de sa réception
Collection « Logiques Sociales »
Editions de l'Harmattan, Paris, 2006
"La sociologie de la réception essaie de tirer toutes les conséquences du fait – souvent rappelé et plus rarement exploré – que les œuvres picturales, musicales « ou cinématographiques » comme les œuvres littéraires n’existent et ne durent que par l’activité interprétative de leurs publics respectifs.
Cette citation rappelée par Emmanuel Ethis nous propose un programme ambitieux de recherche sur la réception des œuvres d’art. Il insiste, dans sa recherche, sur l’importance de la notion de temps, terme qu’il faut mettre au pluriel tant dans la vie sociale s’entrecroise sans se confondre une multitude d’appréhensions des temps : celui de la vie, du travail, de la souffrance et de la joie, et dans les activités artistiques celui de la rencontre avec l’œuvre, et avec le temps qui y est inscrit, précédé par le temps de l’attente de l’œuvre et suivi par celui de son inscription dans la mémoire.
Les temps du cinéma sont en effet pluriels. L’auteur propose ainsi de désigner le temps « interne » à l’œuvre sous l’expression de temps « écranique », temps ré-organisé par le cinéaste avec les moyens techniques propres à cet art : retour en arrière, simultanéité, voire pour reprendre un titre célèbre « retour vers le futur », sans oublier la mise en scène de temps fictifs : immortalité, arrêt du temps, sauts temporels divers. Ce temps écranique vient s’opposer à mais aussi composer avec le temps de la réception, temps recomposé par le spectateur avec l’ensemble des matériaux psychiques que lui fournissent bien sûr le « temps culturel social » ou celui du « cours historique du monde », mais aussi la mise en scène du temps du récit ou de la fiction. Ce temps recomposé est le résultat d’une interprétation à partir de la mémoire des temps sociaux et des temps du cinéma.
Le re-composition du temps est affaire d’interprétation, et toute interprétation suppose une échelle d’évaluation du phénomène qu’on interprète. Jean-Luc Godard, invité dans une émission de télévision au moment de la Chute du Mur de Berlin, s’étonnait du commentaire, un peu convenu, des journalistes qui reprenaient le leitmotiv médiatique de l’ « accélération de l’histoire ». Critiquant le caractère idéologique de cette « idée » présentée comme un constat et une évidence (c’est d’ailleurs une caractéristique classique de l’idéologie et de cette partie de l’idéologie qu’est le discours journalistique, le « disque-ourcourant »en deux mots articulés comme le désignait Jacques Lacan ,) il remarquait qu’il avait fallu une nuit (du 12 au 13 juin 1961) pour construire ce fameux mur et près de quarante ans pour le détruire, indiquant par là que le rythme du temps historique serait plutôt au ralentissement, mais surtout que tout dépend de la mise en scène du temps, ou de la focale utilisée pour l’observer. Pour le journaliste, toujours trop pressé, l’événement cache trop souvent le processus historique comme l’arbre la forêt ; pour l’apercevoir il faut toujours prendre un peu de temp, sorte d’équivalent en histoire de ce que préconisait Claude Lévi-Strauss en anthropologie : le regard éloigné.
La question que soulève Jean-Luc Godard est une question fondamentalement cinématographique, celle de la mémoire et de sa mobilisation dans l’appréhension, l’interprétation et la compréhension d’un phénomène. On peut se souvenir du temps du « mur » et du temps de sa destruction et on a une accélération, ou différemment en déplaçant le curseur, du temps de sa construction, de son existence et on a un ralentissement. L’histoire n’a pas d’autre vitesse que celle que notre mémoire est capable de lui donner. Dans le continuum du temps, tout dépend du point où l’on place la césure qui définit l’événement, tranche de temps découpée par notre intelligence du processus historique. Le spectacle du cinéma est appréhendé de même, et les césures proposées par le montage ne sont qu’une des possibilités de découpage offerte aux spectateurs, qui peuvent en fabriquer d’autres à partir de leur propre expérience sociale et cinématographique.
Cette digression sur le temps montre l’importance que cette question a dans l’analyse de la réception et c’est une des originalité fortes du travail d’Emmanuel Ethis que d’avoir abordé cette question à partir de cette entrée inhabituelle et pourtant féconde et heuristique.
Sur cette base théorique essentielle à son propos, l’auteur construit une méthodologie très originale et qui devrait faire date à mon sens. Il s’inspire des principes énoncés par Jean-Claude Passeron lors du colloque de Marseille (1985) où il invitait les sociologues de l’art à être à la fois complètement sociologues et complètement « de l’art » : (la sociologie de l’art) à savoir, bien sûr, qu’elle s’affirme comme connaissance sociologique en réussissant ici un apport d’intelligibilité de même qualité et de même forme qu’en d’autres domaines, mais aussi que cette connaissance sociologique soit spécifiquement connaissance des œuvres en tant qu’œuvres d’art et de leurs effets en tant qu’effets esthétiques, c’est à dire qu’elle parvienne à identifier et à expliquer les processus sociaux et les traits culturels qui concourent à faire la valeur artistique des œuvres – laquelle constitue après tout, dès lors qu’elle est attestée par la reconnaissance sociale, un fait social aussi incontournable qu’un autre.
L’analyse suppose de respecter l’originalité de son objet en intégrant dans l’étude de la réception d’une part le contenu de l’œuvre et d’autre part en articulant la description de l’œuvre et le processus de consécration et donc aussi son rapport au marché. Cette construction s’appuie sur trois principes énoncés par Emmanuel Ethis : la spécificité en trouvant un support d’enquête qui permette de respecter « la contingence du temps spectatoriel vécu », la singularité, déjà préconisée par Jean-Claude Passeron dans le même texte, en travaillant sur les œuvres singulières bien définies, enfin la perceptiblité en ne tenant compte que de ce qui a été perçu par le public visé et déterminé de l’enquête. Le respect de ces trois principes l’ont amené à concevoir un protocole d’enquête très original, fondant ainsi une démarche dans l’analyse de la réception qui inaugure un nouveau rapport à la question en sociologie des arts et de la culture.
L’ouvrage d’Emmanuel Ethis nous propose donc sur la base d’une enquête exemplaire non seulement un apport de connaissances nouvelles sur les rapports des spectateurs aux films, mais aussi une méthode d’investigation nouvelle et originale".
(Extraits de la préface de Bruno Péquignot, Paris, juin 2005)
Pour une sociologie de la réception du cinéma
Suivi de
LA PETITE FABRIQUE DU SPECTATEUR,
Trois textes sur le cinéma et les modalités de sa réception
Collection « Logiques Sociales »
Editions de l'Harmattan, Paris, 2006
"La sociologie de la réception essaie de tirer toutes les conséquences du fait – souvent rappelé et plus rarement exploré – que les œuvres picturales, musicales « ou cinématographiques » comme les œuvres littéraires n’existent et ne durent que par l’activité interprétative de leurs publics respectifs.
Cette citation rappelée par Emmanuel Ethis nous propose un programme ambitieux de recherche sur la réception des œuvres d’art. Il insiste, dans sa recherche, sur l’importance de la notion de temps, terme qu’il faut mettre au pluriel tant dans la vie sociale s’entrecroise sans se confondre une multitude d’appréhensions des temps : celui de la vie, du travail, de la souffrance et de la joie, et dans les activités artistiques celui de la rencontre avec l’œuvre, et avec le temps qui y est inscrit, précédé par le temps de l’attente de l’œuvre et suivi par celui de son inscription dans la mémoire.
Les temps du cinéma sont en effet pluriels. L’auteur propose ainsi de désigner le temps « interne » à l’œuvre sous l’expression de temps « écranique », temps ré-organisé par le cinéaste avec les moyens techniques propres à cet art : retour en arrière, simultanéité, voire pour reprendre un titre célèbre « retour vers le futur », sans oublier la mise en scène de temps fictifs : immortalité, arrêt du temps, sauts temporels divers. Ce temps écranique vient s’opposer à mais aussi composer avec le temps de la réception, temps recomposé par le spectateur avec l’ensemble des matériaux psychiques que lui fournissent bien sûr le « temps culturel social » ou celui du « cours historique du monde », mais aussi la mise en scène du temps du récit ou de la fiction. Ce temps recomposé est le résultat d’une interprétation à partir de la mémoire des temps sociaux et des temps du cinéma.
Le re-composition du temps est affaire d’interprétation, et toute interprétation suppose une échelle d’évaluation du phénomène qu’on interprète. Jean-Luc Godard, invité dans une émission de télévision au moment de la Chute du Mur de Berlin, s’étonnait du commentaire, un peu convenu, des journalistes qui reprenaient le leitmotiv médiatique de l’ « accélération de l’histoire ». Critiquant le caractère idéologique de cette « idée » présentée comme un constat et une évidence (c’est d’ailleurs une caractéristique classique de l’idéologie et de cette partie de l’idéologie qu’est le discours journalistique, le « disque-ourcourant »en deux mots articulés comme le désignait Jacques Lacan ,) il remarquait qu’il avait fallu une nuit (du 12 au 13 juin 1961) pour construire ce fameux mur et près de quarante ans pour le détruire, indiquant par là que le rythme du temps historique serait plutôt au ralentissement, mais surtout que tout dépend de la mise en scène du temps, ou de la focale utilisée pour l’observer. Pour le journaliste, toujours trop pressé, l’événement cache trop souvent le processus historique comme l’arbre la forêt ; pour l’apercevoir il faut toujours prendre un peu de temp, sorte d’équivalent en histoire de ce que préconisait Claude Lévi-Strauss en anthropologie : le regard éloigné.
La question que soulève Jean-Luc Godard est une question fondamentalement cinématographique, celle de la mémoire et de sa mobilisation dans l’appréhension, l’interprétation et la compréhension d’un phénomène. On peut se souvenir du temps du « mur » et du temps de sa destruction et on a une accélération, ou différemment en déplaçant le curseur, du temps de sa construction, de son existence et on a un ralentissement. L’histoire n’a pas d’autre vitesse que celle que notre mémoire est capable de lui donner. Dans le continuum du temps, tout dépend du point où l’on place la césure qui définit l’événement, tranche de temps découpée par notre intelligence du processus historique. Le spectacle du cinéma est appréhendé de même, et les césures proposées par le montage ne sont qu’une des possibilités de découpage offerte aux spectateurs, qui peuvent en fabriquer d’autres à partir de leur propre expérience sociale et cinématographique.
Cette digression sur le temps montre l’importance que cette question a dans l’analyse de la réception et c’est une des originalité fortes du travail d’Emmanuel Ethis que d’avoir abordé cette question à partir de cette entrée inhabituelle et pourtant féconde et heuristique.
Sur cette base théorique essentielle à son propos, l’auteur construit une méthodologie très originale et qui devrait faire date à mon sens. Il s’inspire des principes énoncés par Jean-Claude Passeron lors du colloque de Marseille (1985) où il invitait les sociologues de l’art à être à la fois complètement sociologues et complètement « de l’art » : (la sociologie de l’art) à savoir, bien sûr, qu’elle s’affirme comme connaissance sociologique en réussissant ici un apport d’intelligibilité de même qualité et de même forme qu’en d’autres domaines, mais aussi que cette connaissance sociologique soit spécifiquement connaissance des œuvres en tant qu’œuvres d’art et de leurs effets en tant qu’effets esthétiques, c’est à dire qu’elle parvienne à identifier et à expliquer les processus sociaux et les traits culturels qui concourent à faire la valeur artistique des œuvres – laquelle constitue après tout, dès lors qu’elle est attestée par la reconnaissance sociale, un fait social aussi incontournable qu’un autre.
L’analyse suppose de respecter l’originalité de son objet en intégrant dans l’étude de la réception d’une part le contenu de l’œuvre et d’autre part en articulant la description de l’œuvre et le processus de consécration et donc aussi son rapport au marché. Cette construction s’appuie sur trois principes énoncés par Emmanuel Ethis : la spécificité en trouvant un support d’enquête qui permette de respecter « la contingence du temps spectatoriel vécu », la singularité, déjà préconisée par Jean-Claude Passeron dans le même texte, en travaillant sur les œuvres singulières bien définies, enfin la perceptiblité en ne tenant compte que de ce qui a été perçu par le public visé et déterminé de l’enquête. Le respect de ces trois principes l’ont amené à concevoir un protocole d’enquête très original, fondant ainsi une démarche dans l’analyse de la réception qui inaugure un nouveau rapport à la question en sociologie des arts et de la culture.
L’ouvrage d’Emmanuel Ethis nous propose donc sur la base d’une enquête exemplaire non seulement un apport de connaissances nouvelles sur les rapports des spectateurs aux films, mais aussi une méthode d’investigation nouvelle et originale".
(Extraits de la préface de Bruno Péquignot, Paris, juin 2005)
Deux critiques à propos de l'ouvrage "SOCIOLOGIE DU CINEMA ET DE SES PUBLICS"
"UN PEU DE SOCIOLOGIE..."
Par Olivier SEGURET
(Article paru dans le Quotidien Libération, mercredi 26 avril 2006)
Soit dit sans aucune moquerie, lorsqu'on tombe sur la couverture d'un livre portant le titre Sociologie du cinéma et de ses publics, c'est un étrange et coupable sentiment d'anachronisme qui, d'abord, nous étreint. Réflexe sans doute idiot mais explicable : lorsqu'il remue encore, le microcosme intellectuel expert en cinéma n'est, ces temps-ci, obsédé que par lui-même et son avenir périlleux, sur lequel pèsent des menaces moins subtiles que la sociologie. Aussi, lorsque quelqu'un vient perturber l'atmosphère avec tout le docte recul que lui confère sa discipline scientifique, un automatisme suspicieux, soyons honnêtes, nous fait froncer le sourcil.
De surcroît, les deux amants ne font plus très bon ménage, depuis quelques lustres maintenant : l'approche du cinéma par la sociologie ou celle de la sociologie par le cinéma ont été mises sous le boisseau de l'affadissement politique général, voire ringardisées, et il n'y a guère plus de débat bien vivant autour de ces problématiques. Cela ne les empêche pas de rester des enjeux fondamentaux, comme le démontre très simplement l'auteur de cet essai, Emmanuel Ethis, récidiviste en la matière puisqu'il a obstinément bûché la question dans divers travaux et ouvrages publiés depuis la fin des années 90.
Celui qu'il vient de faire paraître enfonce le clou dans deux dimensions. D'abord une synthèse de l'histoire des idées apportées au cinéma par la sociologie, et vice versa, avec le bonus d'un cours de rattrapage idéal aux cinéphiles qui auraient buissonné l'Ecole de Francfort et, plus inédit, un rapide inventaire du legs offert sur ce sujet par les cultural studies anglo-saxonnes, souvent négligées sous nos latitudes provinciales. Ensuite, la tentative moins classique de faire le point sur toutes les questions qui touchent à la «réception des oeuvres» par leurs publics et à la très délicate définition du «goût» en matière de films, questions sur lesquelles l'éclairage change aussi vite que les époques, et qui forment donc la part la plus fraîche du livre, voire la plus aventureuse. Les lignes qui tentent de cerner l'étrange rituel que continue de constituer aujourd'hui la «conversation» autour des films, sport presque naturel et pratiqué à tous les étages de la société, donnent une bonne idée du caractère extrêmement fugace et de la définition presque liquide de l'objet réellement convoité par l'auteur : la place symbolique, encore dominante et universelle, que nous avons bien voulu accorder, humains, à l'étrange royaume des ombres électriques.
Il faut prendre ce travail pour ce qu'il est et respecter la modestie manifeste à laquelle il tient : il ne s'agit pas pour l'auteur de rouler tambour en faveur de révélations ni produire des thèses invérifiables, de triturer le paradoxe ou de transformer par quelque moyen sa matière première en prétexte à batifolage poétique. Il reste sévèrement dans les clous de sa discipline, et ses pages gardent en toutes circonstances la clarté bien taillée d'un jardin à la française, dont Emmanuel Ethis aurait élagué au sécateur la moindre complaisance qui éloignerait l'ouvrage de sa mission : pédagogique, didactique et universitaire avant tout.
Cette façon de travailler et de penser n'est sans doute pas une super stratégie de séduction, mais cette austérité constitutive qui nous laissait sceptique au départ fonde, bien entendu, toute la valeur de ce petit livre dont le déphasage n'est que justice. Toute sa force et son air frais sont là : dans sa tour d'ivoire, son écart du monde, son ermitage.
Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, éditions Armand Colin, 128 pp., 9 euros.
* * * * * *
SOCIOLOGIE DU CINEMA ET DE SES PUBLICS
d’Emmanuel Ethis
Par Christian PAIGNEAU
(Article paru dans la rubrique Médiathèque sur le site "Ojectif cinéma" /
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3964)
Cinéma Cinéma
Le cinéma, ses rites, ses codes. Le cinéma, sa place, ses enjeux. Le cinéma des cinéphiles mais le cinéma avec ses gros parkings. Le cinéma du samedi soir, le cinéma du reste de la semaine. Bref, le cinéma avec tout ce qu’on oublie de savoir sur lui.
Bouffée d’air frais
Voila un petit livre malin et utile. Une fois n’est pas coutume, cela fait rudement plaisir d’entendre parler cinéma par quelqu’un dont la profession n’est pas liée à la base au domaine cinématographique ou critique. L’auteur, un peu extra terrestre donc, étudie le cinéma à la manière martienne, c’est-à-dire comme une fourmilière qu’il aurait sous ses yeux et nous la donne avoir comme tel. Parlant chiffre sans jamais lassé, sans prétention non plus mais avec pas mal de pertinence.
Sociologie Sociologie
On apprend ainsi une foule de petites choses passionnantes dont on ne va surtout pas ici faire un inventaire complet afin de garder un plaisir futur intact. Quelques exemples toutefois comme lorsque l’on y découvre le très amusant code de bonne conduite spectateur édité à l’âge d’or des ciné palaces ou que l’on apprend qu’Avignon n’est pas que la ville théâtrale que l’on sait mais qu’elle est aussi la ville la plus cinéphilique de France que l’on ne sait pas (Bon. A ce sujet, il faut préciser que l’auteur dirige aussi le département de la communication à l’Université d’Avignon mais on le croit tout de même de bonne foi). Le livre s’intéresse au cinéma comme lieu de vie et s’interroge sur la place physique et sentimentale qu’il a prise dans nos villes. L’essai multiplie et alterne, interrogations et pistes de réflexion. On apprend ainsi le rôle complémentaire des multiplexes qui renvoient presque malgré eux mais généreusement un peu de leur public dans les salles d’art et d’essais. Que 30 à 40% des spectateurs ne savent pas du tout ce qu’ils vont voir, que les genres au cinéma sont là pour nous faire faire l’économie d’une réflexion. Le livre abat quelques clichés, apprend des choses et nous informe surtout sur un domaine où l’on peut facilement se laisser emporter par la croyance de tout connaître déjà.
Un livre à conseiller à tous les publics (cinéphiles ou mangeurs de pop-corn). Un essai qui renferme une succession de petits chapitres qui nous font découvrir tout le plaisir et toute la joie d’être encore, un peu, ignorant en sa, ou ses, chapelle(s) respective(s).
17 décembre 2006
à propos de l'ouvrage "POUR UNE PO(I)ETIQUE DU QUESTIONNAIRE EN SOCIOLOGIE DE LA CULTURE, Le spectateur imaginé"
POUR UNE PO(I)ETIQUE DU QUESTIONNAIRE EN SOCIOLOGIE DE LA CULTURE, Le spectateur imaginé
d'Emmanuel Ethis
Paris, L'Harmattan, collection Logiques Sociales, 2004
Préface de Jean-Louis Fabiani
"Ne désespérons pas de la sociologie d’enquête !
Nous vivons aujourd’hui l’épuisement d’un certain nombre des modèles culturels qui ont dominé la vie sociale en France depuis l’après-guerre, et dont la genèse est souvent plus ancienne. Ce ne sont pas seulement les formes institutionnalisées de la vie culturelle qui sont en cause, mais aussi les dispositifs techniques et idéologiques qui ont vu le développement du discours et des pratiques des sciences sociales à propos de la culture. Il n’est pas indifférent que les principes fondateurs des politiques culturelles publiques à visée à la fois encyclopédique et démocratique, telles qu’on les a connues à partir du ministère d’André Malraux, aient été ébranlés à peu près en même temps que la théorie sociologique de la légitimité culturelle. L’incertitude règne sur les fins de l’action publique en matière de culture, comme en témoignent les débats de l’été 2003 à propos des intermittents du spectacle, où l’on constate le caractère de plus en plus flou de la notion d’intérêt public dans ce domaine. Le scepticisme domine lorsqu’on rapporte, comme l’a fait régulièrement la sociologie française depuis le milieu des années soixante, des comportements culturels à des positions de classe, ou à une « formule génératrice des pratiques » selon les termes de Pierre Bourdieu. L’assurance tranquille que procure l’autorité du savoir institutionnel s’effrite. Dans une telle situation, les sociologues sont souvent tentés par la fuite en avant : l’incertitude conduit à la débâcle méthodologique et au narcissisme nihiliste. Le risque est grand alors de tout perdre en renonçant aux mérites d’une grande tradition explicative au motif que le mode de penser en termes de légitimité culturelle a perdu une bonne partie de son pouvoir de conviction.
Emmanuel Ethis a choisi une autre voie. Il a développé sa personnalité de chercheur dans un cadre particulier, celui de la Vieille Charité de Marseille : en cet endroit plutôt improbable de la France hyper-centralisée culturellement et intellectuellement, plusieurs chercheurs se sont progressivement regroupés autour de Jean-Claude Passeron, en dehors de toute unité doctrinale ou d’allégeance épistémologique, pour repenser les outils par lesquels nous rendons ordinairement compte des objets culturels. Les résultats des recherches menées dans ce magnifique cadre baroque ne correspondent pas à la volonté d’un quadrillage systématique de l’objet, pas plus qu’à un canon interprétatif : chacun y fait entendre sa voix, sans grand souci de l’amplification. D’autres chercheurs plus centraux, ou peut-être plus opportunistes, ont parlé plus fort et occupent aujourd’hui le centre de la scène sociologico-médiatique. L’histoire des sciences sociales reconnaîtra sans doute les mérites de ce moment marseillais de la sociologie française, dont Emmanuel Ethis est un beau « produit ». Il déploie aujourd’hui ses activités à l’Université d’Avignon, dans un groupe de recherche et d’enseignement sur la culture et la communication : les recherches menées en ce lieu décentralisé mais exempt de tout provincialisme attirent aujourd’hui fortement l’attention. Ce livre permettra de mieux cerner une personnalité de chercheur et un style de travail dont l’originalité est frappante. Emmanuel Ethis y prend au sérieux la dimension « fabriquée » du questionnaire, mais non au sens péjoratif de l’expression.
Au lieu de se contenter de repérer les limites ou les biais du questionnement standardisé en sciences sociales, comme le font ordinairement nombre de nos collègues, Emmanuel Ethis nous installe d’emblée dans la dimension d’un faire qui traite l’enquêté comme un acteur qui se défie, se défile et finalement adapte le questionnement à la vision qu’il a de lui-même et de sa relation à l’offre culturelle. C’est de cette inadéquation constitutive, et irréductible que part la réflexion du sociologue. « Je ne suis pas un spectateur comme les autres » lui disent les plus insolents de ses interlocuteurs : le sociologue peut ranger le filet à papillons, mais il n’a pas perdu au change. Il sait désormais empiriquement qu’il n’a jamais affaire, à Avignon, à Cannes ou ailleurs, aux fameux idiots culturels de Garfinkel, mais à des individus qui prennent position par rapport au questionnement sociologique dont ils sont l’objet et qui contribuent, dans un véritable faire ensemble, à un ébranlement des formes routinisées de l’investigation de la condition du spectateur. Nourri par des lectures philosophiques mais aussi par sa propre expérience de spectateur, comme en témoignent les nombreuses références filmiques qui rythment le texte, le retour réflexif que pratique Emmanuel Ethis dans les pages qui suivent est un témoignage convaincant du fait qu’il existe encore un véritable amour du métier de sociologue".
[extrait de la préface de Jean-Louis Fabiani, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales]
BODY IS COMEDY, figures du corps au cinéma
Présentation du numéro
Par Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani
« Il y avait en elle une sorte de vulgarité élégante. Je pense que c’était très important… L’impact charnel… Je ne suis jamais allé dans sa loge pendant qu’on la maquillait. Il y avait un rapport amoureux entre la caméra et elle. On ne voyait qu’elle à l’écran. Elle le savait. Il y avait une autre fille dans l’orchestre qui avait les cheveux blonds. Et Marilyn m’a dit : « Pas d’autre blonde. Je suis la seule blonde ».
Billy Wilder
La question du traitement du corps est centrale dans l’histoire du cinéma. Les formes primitives de ce medium ont simultanément exploité les manières habituelles de montrer les corps dans les arts forains dont il est le prolongement indirect, et inventé de nouvelles possibilités de les mettre en scène, de les représenter ou les faire disparaître et réapparaître à volonté. Pour certains cinéastes des origines, comme Méliès, ces frictions entre le corps et le cinéma occupent même une place essentielle dans un dispositif où ce que l’on regarde s’impose comme une épreuve du voir assimilée aux possibles et impossibles distinctions entre le réel et l’irréel. En revoyant aujourd’hui l’Homme à la tête de caoutchouc ou de Gravitations, on comprend d’autant mieux comment l’exploitation du corps était au principe des techniques de divertissement qui ont précédé le cinéma (cirque, music-hall, attractions diverses) : il s’agissait d’exhiber l’étrangeté de corps hors normes qui, au moins depuis la Vénus hottentote, exerçait une forte séduction sur des publics très variés. Il était aussi question d’exhiber l’altérité dans ses aspects les plus spectaculaires. Ainsi en est-il du fameux Freaks, La monstrueuse parade de Tod Browning dont les historiens du cinéma n’ont de cesse de nous rappeler que les nains, les hommes-troncs, les sœurs siamoises et autres femmes à barbe ne sont pas des acteurs maquillés, mais bien des authentiques « monstres et anormaux » que l’on nous présente à l’image, comme pour compenser le régime d’illusion auquel le cinéma nous a si vite habitué. Le corps y sert là l’immédiate question du normal et du pathologique jusqu’à renverser notre jugement de valeur sur les apparences et les peurs qu’elles peuvent susciter en nous. Car comme le rappelle le réalisateur Georges Franju « montrer un personnage anormal faire des choses anormales ne fait pas peur. Il faut montrer un personnage normal faire des choses anormales ou bien un personnage anormal faire des choses normales ».
Le cinématographe a tiré ses premières ressources de la spectacularité nouvelle du corps humain que permettait l’image-mouvement en ses dispositifs les plus frustes : il n’est pas indifférent que le cinéma des origines ait tiré parti du filmage de saynètes pornographiques et que le travestissement et le déguisement aient joué un rôle central dans les premières intrigues mises en images. Dans l’histoire du cinéma commercial, la question de la définition du corps montrable a été un enjeu essentiel dans la production de normes et de la constitution d’un espace de possible transgression : la référence au code Hays, qui a régi pendant des décennies la présentation du corps dans le cinéma américain, vient immédiatement à l’esprit. Les limites du corps montrable, décent, aseptisé dessinaient en creux d’autres espaces, illicites, obscènes, où s’éprouvaient d’autres manières de filmer les corps et leurs interactions. Les écritures filmiques qui se sont posées cette question ont, au reste, conduit à des esthétiques où le spectateur est pris à partie par l’entremise de la suggestion. Dès les années 1940, à côté des grandes productions hollywoodiennes, on voit ainsi naître aux Etats-Unis, un cinéma de la suggestion porté notamment par le très subtil producteur Val Lewton qui va mettre en chantier des films tels que La Féline réalisé par Jacques Tourneur ou La septième victime de Mark Robson. Le corps de la femme y est mis chaque fois implicitement en questions : dans La féline, en interrogeant les frontières humanité-animalité qui animent les actions de ce corps, dans la septième victime, en questionnant, comme le fera quelques années plus tard Polanski avec Rosemay’s Baby, les sensations d’isolement et l’omniprésence des menaces que les grandes villes font peser sur l’identité corporelle. Dans ces deux films, comme dans les autres productions de Robson, rien n’est ouvertement montré, le corps y est juste, redessiné par des ombres et des lumières, il faudrait plus justement dire, du sombre et du lumineux.
Par la suite, presque tous les cinémas spécialisés, du pornographique au fantastique, vont être caractérisés par une proposition alternative de traitement des corps. Beaucoup de mouvements dans l’histoire du cinéma ont été déterminés principalement par un changement, une disruption de l’ordre corporel cinématographique dominant : il s’agissait de montrer plus de corps, la question de la nudité devenant centrale, ou de montrer d’autres corps, par l’introduction de personnages au physique ordinaire, à la différence du corps fabriqué des stars, qui ont connu bien avant les bourgeoises les promesses et les affres de la chirurgie esthétique. Le corps des stars, particulièrement des femmes, est, dans le cinéma américain des années 1950 en particulier, à la disposition totale du système productif : on peut faire ce qu’on veut de ces supports physiques, jusqu'au risque de les conduire à la mort, comme en témoigne, parmi bien d’autres, le destin tragique de Marilyn Monroe. La plasticité des corps au service de la production est ici une donnée fondamentale. La maltraitance, fût-elle rendue invisible par la glorification du corps des actrices, est sans doute consubstantielle à une bonne partie de l’histoire du cinéma. Le système vient fréquemment rappeler à ses actrices, mais aussi à ses acteurs, que la gloire qui s’attache à leurs propriétés physiques magnifiées par le filmage n’est jamais garantie au delà de la représentation, voire de la recette. Représenter un corps au sommet de sa beauté consiste aussi à programmer sa déchéance. Hollywood ira même jusqu’à créer une filiation des actrices au corps meurtri de mère en fille. L’exemple le plus cinglant est la façon dont Brian De Palma joue à nous faire voir (croire) à la lacération du corps de Melanie Griffith dans Body Double, faisant ainsi directement écho aux lacérations subies par sa mère dans la vie, l’actrice Tippi Hedren dans les Oiseaux d’Hitchcock. Le corps lacéré s’impose là comme une référence, un hommage qui s’assimile peu à peu à un sacrifice ritualisé.
Le corps de l’industrie cinématographique est un leurre. La légende du cinéma est pleine d’anecdotes tragiques où s’accumulent les corps déchus. Il est important sous ce rapport d’évoquer la question du vieillissement du corps au cinéma : l’œuvre de Clint Eastwood accorde à cette dimension une place centrale, depuis Unforgiven jusqu’à Space Cowboys. Comment vieillir au cinéma ? Voilà bien une question que la division sexuée de la vie sociale détermine largement. Il est plus facile pour un homme de montrer au cinéma des ans l’irréparable outrage, comme le fait Clint Eastwood avec une délectation ambiguë, car il a de beaux restes, lorsqu’il exhibe devant la caméra les multiples plis de son cou dans ses films les plus récents. Dans un mouvement contradictoire, le cinéma a glorifié les corps à l’aide d’artifices (l’éclairage étant ici central) bien plus élaborés que ceux du théâtre, ou même du music-hall, où le gros plan est impossible, mais il a aussi exhibé leur fragilité d’une manière tout à fait inédite dans l’histoire des spectacles. Invulnérabilité du corps glorieux de l’acteur d’un côté. Mise en danger permanente de la présence physique de l’acteur de l’autre. Les belles et les bêtes sont évidemment incarnées par des personnages fort différents. Les mondes des corps cinématographiques n’ont guère d’intersections. Marilyn Monroe a très peu de chances de finir dans les bras de Bela Lugosi. Pourtant, quelques figures archétypiques de l’histoire du cinéma concernent la rencontre improbable de la bestialité et de la beauté, dont King Kong, en ses différentes versions, est la plus belle illustration. Le traitement du corps au cinéma est traversé par la question du rapport de l’homme et de l’animal, de la beauté et de la monstruosité, et plus généralement, du rapport de l’humain et du non humain. Si le cinéma reprend le vieux fond des mythes et des légendes, qui traite principalement de ces questions, il les soumet à de nouveaux types de traitement (travellings, trucages, plan rapprochés), qui donnent une intensité nouvelle aux formes imaginaires du passé et créent des configurations inédites.
Dire que le corps est comédie, c’est d’emblée signaler que l’une des propriétés du cinéma, depuis ses origines, est de centrer l’attention sur la dimension spécifique de la corporéité dans la vie sociale, qui apparaît le plus souvent comme un corps à corps, comme une mise en présence d’habitus hétérogènes et de trajectoires irréductibles. La présence physique constitue une part irréductible de la mise en forme cinématographique : l’image-mouvement permet d’abord, même en ses formes inchoatives, de multiplier les points de vue sur les corps et sur leurs propriétés interactives, dont la relation amoureuse n’est qu’une occurrence parmi d’autres. Elle offre ensuite de déplacer les corps et de les catapulter dans des espaces multiples. Elle permet enfin de les déconstruire, de les décomposer et le les recomposer ad libitum. Le cinéma de Buster Keaton est particulièrement intéressant dans cette perspective : loin d’être le simple prolongement de tradition de présentation du corps hérité du spectacle forain, il contribue à un cheminement complexe vers une sorte de théorie des modes de composition des formes corporelles qui contribuent à le détacher de l’univers comique dans lequel il se trouve pris à l’origine. A ce titre, le corps n’existe jamais pour lui-même dans un espace particulier de monstration qu’on appellerait cinématographique. Il est plutôt un point d’appui pour des transformations et pour des constructions mentales élaborées qui vont bien au delà d’une configuration destinée à la pure exhibition plastique. Chacun sait qu’Ava Gardner avait été surnommée « The Body » en raison de son extraordinaire prestance physique. Mais ses admirateurs passés et présents sont convaincus que ce corps parfait n’était qu’une voie d’accès aux promesses de l’esprit. Elle-même n’admettait pas de se voir confinée à une stricte réalité corporelle, et elle avait raison.
Le cinéma permet aussi une exploration approfondie des formes de domination sociale ou sexuelle qui passent par la soumission ou la domestication des corps. Art de la mise en relation entre les corps, le cinéma a également excellé à la confrontation, souvent brutale, des habitus de classe, des relations de sexe ou de génération. Le succès des grands films de combat où le corps se met en péril pour conquérir une reconnaissance sociale est en ce sens purement cinématographiue. Car le cinéma nous présente le corps du boxeur hors du ring : Rocky, Raging Bull, Rocco et ses frères, Nous avons gagné ce soir ou Homeboy, sont autant de films qui fonctionnent toujours en faufilant la métaphore entre le corps exposé sur le ring et le destin social de celui qui décide d’entrer dans le combat. Ce sont, au demeurant, ces relations du corps et du monde social qui sont directement à l’origine des projets des films hongkongais écrits et interprétés par Bruce Lee qui tenait tant à mettre en scène son corps maîtrisé grâce la pratique du kung-fu qui l’avait - répétait-il - « sauvé de la délinquance ». Hiérarchie des corps et des destins sociaux constituent un objet privilégié par l’œil cinématographique qui traitent les corps comme de ressources inégalement distribuées.
Les contributions réunies dans ce numéro n’ont pas la prétention de traiter exhaustivement de la question du corps au cinéma. Comme on l’a déjà compris, le sujet est aussi vaste que le cinéma lui-même. Il s’agit simplement de confronter des problématiques diverses et irréductibles à un mode commun d’analyse, mais qui partagent le souci de traiter des objets dans leur dimension spécifique. Le projet ne consiste pas à aboutir à une conclusion qui dirait la bonne manière de traiter la question du corps au cinéma (il n’y en a tout simplement pas) mais de laisser ouverte la confrontation entre des approches différentes, sémiologiques, historiques ou sociologiques, mais dont aucune n’ignore le primat de l’inscription sociale des corps dans la spécificité du monde cinématographique.
Les six articles centraux de ce numéro explorent chacun une dimension des modes de présence du corps au cinéma : le corps héroïsé du cinéma d’action d’abord, que Frédéric Maguet analyse à l’aide d’une grille importée pour une bonne part de l’analyse littéraire et particulièrement de la morphologie du conte de Wladimir Propp. La performance exceptionnelle que peut manifester un corps face à des formes d’adversité multiple est une constante de l’histoire du cinéma. Le succès du cinéma asiatique a profondément renouvelé les figures de ce corps performant, invraisemblable de bout en bout, mais néanmoins source de plaisir toujours renouvelé : le spectateur ne s’étonne pas de voir apparaître des mouvements de kung-fu dans un film qui se déroule sous le règne de Louis XV. F. Maguet remarque dans sa féconde analyse qu’il existe un découplage entre l’apparence physique du héros, telle que l’exprime son corps ordinaire et sa capacité de réaliser des exploits. Occultation de l’histoire (les arts martiaux asiatiques ont une histoire qui disparaît de plus en plus à mesure que les gestes du kung fu deviennent un code universel) et effacement de tout réalisme physique dessinent alors une forme spécifique de la corporéité cinématographique, ce que l’auteur appelle « régime d’utopie » dont le principe de fonctionnement doit être trouvé dans une « médiation somatique » qui établit un lien entre le corps réel et le corps fantasmé. Le corps génère ici la comédie puisqu’il institue l’espace propre de la fiction et son mode de croyance particulier.
Damien Malinas et Virginie Spies ne traitent pas du contenu filmique mais envisagent la dimension physique de la relation au cinéma et revisitent ainsi, de manière originale, la vieille question de l’identitification du héros et du spectateur. Les auteurs de l’article élargissent toutefois le débat en inscrivant l’identification dans une problématique de l’identité. C’est que le cinéma n’est pas seulement le loisir culturel le plus pratiqué par les jeunes générations, mais qu’il est aussi un puissant vecteur de sociabilité et de construction de soi. Etudiant avec précision, en utilisant les ressources variées de l’enquête, le moment à la fois décisif et transitoire de la vie étudiante, l’affiche (de star) installée dans la chambre est susceptible d’investissements multiples : c’est un identifiant facile qui permet de « dire et de se dire » sans long discours à autrui, mais c’est aussi un outil de pratiques intimes et solitaires où le support de papier est vraiment le signe du corps absent de la star. Ce travail foisonnant prolonge clairement des travaux antérieurs, ceux d’Edgar Morin en particulier, mais il permet aussi de penser la double relation à l’image corporelle de la star : la première, sans doute plus analysée, qui privilégie un rapport solitaire, la seconde, sans doute sociologiquement plus productive, qui en fait le support d’une sociabilité de transition.
Olivier Thévenin associe le corps et le culte, dont on peut pressentir qu’ils sont étroitement liés. Revenant sur l’appropriation post-mortem de l’œuvre d’Ed Wood, il montre à quel point la charge négative attachée à un corps travesti et présenté à son désavantage, symbole d’une vie artistique ratée, peut devenir le support d’un réinvestissement qui va affecter d’un signe positif tous les éléments de l’hexis corporelle de l’acteur et du cinéaste. Le culte d’un vampire raté commence avec la réévaluation de son corps commence avec la réévaluation de ses propriétés corporelles et à travers la donation de sens à des images corporelles qui ont signifié dans un premier temps le ratage à la fois physique et cinématographique. Ed Wood où le corps retourné, pourrait-on dire. Ce faisant, O. Thévenin montre que le corps n’existe pas seulement dans l’ici et maintenant de la production cinématographique. Il voyage au contraire dans l’espace de l’histoire culturelle, et revêt des significations impensables lors de sa gestation comme objet de cinéma.
Dominique Memmi, en un article séminal, fait porter l’attention sociologique pour la question de la domination des corps à leur expression cinématographique. Pour l’auteur, le matériau filmique peut contribuer à définir un espace inédit d’épreuve pour la recherche d’issues à des problèmes d’ordre individuel ou collectif qui mettent en jeu des confrontations corporelles, ordinairement dans des relations d’inégalités de ressources. C’est ainsi que les relations de domesticité, qui supposent à la fois la proximité des corps dans la vie quotidienne et l’existence d’une barrière sociale infranchissable fait l’objet d’une partie non négligeable de l’histoire du cinéma, que l’auteur parcourt rapidement mais de façon très suggestive. Le cinéma est le lieu par excellence de la production de représentations des identités et des relations corporelles. Il peut être aussi envisagé, comme nous y invite cet article, comme un espace expérimental qui permet d’éprouver des formes plus réflexifs des relations entre des corps sexués.
On se tromperait s’il l’on imaginait qu’on passe avec la contribution de Jean-Pierre Esquenazi à un registre plus léger : c’est aussi à une sémio-sociologie de la domination qu’il apporte des perspectives neuves en traitant de la question, à la fois massive et difficile à traiter, de la relation entre Hitchcock et « ses » femmes de cinéma. Si l’image du démiurge apparaît ici dans la mesure où le savoir-faire du cinéaste conduit à une maîtrise absolue de la gestion des corps cinématographiques, et particulièrement des corps féminins, consciencieusement « massacrés », il n’en reste pas moins qu’Hitchcock, empêtré dans un habitus post-victorien et embarrassé d’un corps volumineux, est capable de renverser la perspective et d’offrir, au moins partiellement, une vision provenant du corps et de la sensibilité féminine. L’article de J.P. Esquenazi nous permet de cerner l’ambivalence du geste démiurgique de l’auteur et du fantasme de maîtrise absolue. Le corps féminin se rebiffe et se met à parler pour lui-même. Le cinéaste ne semble pas croire à la possibilité d’un retournement de situation où la femme arrêterait le massacre en suspendant le cours ordinaire du récit masculin. Mais la possibilité, au moins théorique, d’un rééquilibrage des relations entre corps est ouverte par l’ambivalence hitchcockienne.
Par son analyse serrée des mécanismes de la censure cinématographique dans la théocratie islamique iranienne, Agnès Devictor nous permet de poser à nouveaux frais la question des limites du contrôle externe de la production cinématographique par un ordre politique. Elle nous montre d’abord à travers l’étude détaillée de la production d’un code rigide concernant les modes d’apparition du corps, particulièrement féminin, au cinéma, et par sa répression absolue de toute interaction tactile, l’auteur offre une contribution remarquable à l’analyse des formes d’inscription idéologico-politique de la production d’images cinématographiques. L’analyse ne s’arrête pas là : il y a une contrepartie à la volonté panoptique du pouvoir, quelque chose qu’on pourrait appeler la résilience spécifique du cinéma. En effet, l’analyse d’œuvres de trois réalisateurs, met indiscutablement en évidence l’irréductibilité du cinéma au code de censure. Ils ont pu parvenir à l’incarnation de leurs personnages féminins en respectant les règles extrêmement contraignantes de la censure. La signification de ces films passe moins par la dimension discursive des interactions que par la densité corporelle, qui suppose un usage particulier du temps, des actrices principales. Cette relation au corps serait à rapporter aux pouvoirs propres du cinéma, qui se situent au-delà, ou en deçà du narratif, mais dans une dynamique de l’incarnation ou de la présence réelle. Le code de censure s’efface pour ainsi dire car il n’a plus de prise sur ces corps.
À la lecture de ces différents articles, on est en mesure de supposer que la médiation corporelle, surtout si on l’inscrit dans une logique du temps, intervient comme un élément central pour penser ce que serait un pouvoir spécifique du cinéma, qui le rendrait à la fois irréductible à toute mise en forme idéologique aussi bien qu’à tout carcan narratif.
16 décembre 2006
"CANNES HORS PROJECTION", un numéro de la revue Protée
CANNES HORS PROJECTIONS
Protée
Revue internationale de théories et de pratiques sémiotiques
volume 31 / numéro 2 / automne 2003
numéro coordonné par Emmanuel Ethis
avec des textes de Jean-Louis Fabiani, Damien Malinas, Olivier Zerbib, Marie-Hélène Poggi, Frédéric Gimello-Mesplomb, Virginie Spies, Loredana Latil et des illustrations-collage d'Hollywood de Richard Kerr.
Présentation générale du numéro
"C’est en 1955, dans la revue Les Temps Modernes, que le Festival International du Film de Cannes fait, pour la première fois, l’objet d’une description “ hors projections ” ; elle est signée par le sociologue Edgar Morin : “ Il est bien connu - écrit-il - que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe. Tout, dans l’économie interne du Festival, dans ses manifestations quotidiennes, nous démontre qu’il n’y a pas d’une part une vie privée, quotidienne, banale des vedettes, et d’autre part une image idéale et glorieuse, mais que la vie physique des stars est à l’image de l’image cinématographique, vouée aux fêtes, aux plaisirs et à l’amour. La vedette est entièrement contaminée par son image et se doit de mener une vie cinématographique. Cannes est le lieu mystique de l’identification de l’imaginaire et du réel. […] Images merveilleuses, exquises de spontanéité, aussi rituelles que celles des films. Tout contribue à nous donner l’image d’une vie élyséenne. Donner l’image est le terme exact, car il s’agit de poser, autant pour le public de Cannes que pour l’univers entier par le truchement de la photographie, de la télévision et des actualités. C’est le double de l’univers festivalesque qui importe ”. Depuis les années 50, le Festival de Cannes, en tant que “ double de l’univers festivalesque ”, a conquis un espace de plus en grand important hors de ses salles de projection. Au reste, s’il abrite toujours ces dernières, le Palais du Festival est également devenu aujourd’hui le lieu de l’organisation festivalière, du marché professionnel, des journalistes et des spectateurs accrédités ; et, tous vont, durant douze jours, coopérer à faire de ce Palais du Festival - sorte d’immense bunker de béton en bord de mer - le temple sacré du septième art. Quant à la ville de Cannes, elle se drape d’une profusion de signes tout droit sortis du grand écran pour rappeler de toute part à ceux qui participent à la fête cannoise ou qui traversent simplement les lieux, qu’ici, le spectacle est permanent, que nul ne saurait se dérober à la révérence au monde du cinéma sous toutes ses formes. Au demeurant, il n’y a plus réellement de promeneurs au sens traditionnel du mot sur les abords de la Croisette ; ceux-ci ont laissé place à des “ pèlerins ” en quête contemplative des corps exhibés et fugaces de stars en chair et en os.
L’ambition de ce numéro est de présenter quelques angles inédits d’où l’on peut analyser et comprendre comment s’effectue à Cannes ce travail de mise en conformité du cinéma hors projections avec les attentes d’une ville et de ses festivaliers. Le foisonnement des signes qui fondent le décor cannois viennent affirmer l’omniprésence du monde de cinéma au point qu’on peut apprécier, non sans étonnement, toutes les significations qu’est susceptible de recouvrir ici un des articles du règlement de la première édition du festival qui précisait que la manifestation avait pour principal objectif de “ développer l’art cinématographique sous toutes ses formes ”. Si l’objectif déclaré du festival de Cannes demeure bien la promotion du cinéma international, ce que les six textes qui suivent nous proposent de découvrir, c’est la manière dont cet objectif cannois est ourlé – hors projections - d’un imaginaire entretenu tant dans l’esprit des festivaliers anonymes ordinaires présents, dans le mode de relais qu’instaurent les médias depuis la manifestation, dans la façon signifiante dont fonctionne la sélection que dans la manière dont la ville, elle-même, se redéfinit.
Cette re-définition de la ville s’effectue selon l’acception spatiale parfois insolite qui prend d’abord ses contours dans les parcours de chaque festivalier, parcours pour lesquels la salle de projection n’est – comme le découvre dès le premier article de Marie-Hélène Poggi – qu’un point d’accomplissement. Pour la sociologue de la ville, c’est un véritable procès de signification sociale et culturel qui métamorphose l’espace public de la ville de Cannes, en un lieu situé de l’activité festivalière. Là, les pratiques des spectateurs peuvent être entendues comme autant d’opérations qui viennent consacrer à l’espace où elles ont lieu un sens d’où se dévoile, le temps de chaque festival, la dynamique d’un territoire provisoire. Ce territoire s’offre dans ses fréquentations répétées d’où naît peu à peu la familiarisation avec le dispositif festivalier dans son ensemble, un dispositif où le sentiment d’appartenir au monde du cinéma présent à Cannes – “ l’en-être ” - est intimement dépendant de la sensation de maîtrise de “ l’y-être ”.
Le texte de Frédéric Gimello-Mesplomb et Loredana Latil se propose lui aussi comme une entreprise de dévoilement compréhensif du festival hors projections - on pourrait même dire en l’occurrence “ avant-projections ” -, et ce, par l’entremise de l’analyse des processus de choix des 181 films sélectionner depuis 1946 par la France pour concourir à la compétition cannoise. En effet, cette sélection apparaît historiquement comme étant très révélatrice de l’évolution de la manière dont un pays – la France - se figure, en termes de qualité artistique, ce que doit représenter la “ vitrine cinématographique ” qu’il propose chaque année dans le cadre de ce haut lieu de la diplomatie culturelle internationale qu’est le Festival de Cannes ; là, se pose le problème crucial des modes d’expertise mobilisés pour procéder à cette sélection. Les auteurs nous laissent ainsi entrapercevoir assez distinctement comment, en mettant en place des commissions qui fonctionnent comme des collèges d’experts pour départager les œuvres à sélectionner, on tend, en définitive, à proposer à Cannes des films qui se rattachent de plus en plus aux paradigmes les plus usuels du monde de la production cinématographique.
Médiatiquement, le Festival de Canne affirme un merveilleux paradoxe au sens où il n’a de cesse de montrer un univers de cinéma qui ne s’expose qu’à travers peu voire très peu des images réellement cinématographiques qui sont censées constituer le centre de la manifestation. Comme l’indique Virginie Spiès dans son article, on peut même penser, in fine, que les films de la sélection cannoise ne sont que prétexte ou alibi pour la télévision présente à Cannes : de fait, la télévision a même permis de donner une amplitude supplémentaire à la confrontation du mythe et de la réalité focalisée sur la vedette dont parlait Edgar Morin ; bien plus qu’avec les photos sur papier glacé des magazines de cinéma, la star cannoise médiatisée sur le petit écran s’immisce dans le quotidien de son public en partageant côte à côte avec les autres faits d’actualité mondiale cette place “ authentifiante ” que lui confère le journal télévisé : en prenant la parole, elle apporte plus qu’une image d’images, mais un témoignage direct dont la finalité demeure bel et bien la recherche d’une proximité instruite hors des modes fictionnels du cinéma.
Pour certains spectateurs - les festivaliers anonymes de Cannes-, cette proximité offerte par les médias ne suffit pas, et ces derniers vont mettre une énergie considérable pour trouver les moyens et les ressources pour devenir eux-mêmes des festivaliers et ce, en entrant, en tant qu’accrédités, dans la manifestation. Ils sont près de 6000 chaque année à franchir ce pas et forment un public à part entière dans le Festival. C’est à ce public-là que mon texte est consacré. J’ai mené, en effet, une enquête durant deux festivals auprès de ces anonymes pour comprendre ce qui constituait leur motivation pour participer au festival au milieu des professionnels du cinéma, mais surtout comment ils se faisaient “ admettre ” par l’institution organisatrice, réputée très sélective à l’entrée. Ainsi, j’ai découvert à Cannes des spectateurs qui maîtrisent très bien les règles du “ jeu festivalier ” pour parvenir à assouvir ici des désirs cinéphiliques singuliers qui, à terme, permettent de les saisir sous les signes particuliers de leur identité spectatorielle.
Le texte de Jean-Louis Fabiani prolonge les réflexions des quatre premiers articles en récapitulant et en analysant comment la manifestation cannoise, parce qu’elle se déploie sous une forme festivalière, a permis au cinéma de trouver, hors l’écran, les conditions d’une rencontre matérialisée avec ses divers publics. Ce que décrit précisément Fabiani, c’est que cette rencontre, dans les faits observés, ne va pas de soi, c’est-à-dire que la confrontation du mythe et de la réalité ménage un grand nombre d’incertitudes, de flous où les lignes de démarcation entre le spectacle hors-projections et les spectateurs qui y participent sont loin d’être aisément lisibles dans la profusion d’images que produit le Festival de Cannes. En d’autres mots, dans ce grand bain de l’iconicité qu’est Cannes, la mesure qui peut être prise ici est celle du pouvoir de discrimination des images entre elles, un pouvoir qui reste indéfectiblement détenu par un cinéma en perpétuelle réaffirmation de lui-même.
Pour clôturer ce dossier, c’est un autre texte sur les images que nous proposent Damien Malinas et Olivier Zerbib : conclusion oblige, ce sont les images du souvenir de Cannes qu’ils nous invitent à regarder, ces images que les festivaliers anonymes rapportent de la manifestation pour attester de leur présence effective à la fête cannoise. Et, ce que nous font découvrir Malinas et Zerbib porte sur le sens de l’appropriation photographique des situations festivalières qui, dans les clichés des festivaliers anonymes, est synonyme de l’appropriation des codes photographiques de la mise en scène cannoise telle qu’elle est institutionnellement produite : leurs photos ne se contentent pas de montrer le festival tel un décor d’arrière-plan, elles tentent également de confirmer leur assignation au cœur du dispositif cannois. S’il nous semblerait saugrenu de nous photographier lorsque nous nous rendons dans nos salles de cinéma habituelles, cela n’est plus le cas pour ceux qui deviennent des spectateurs festivaliers à Cannes. À leur tour et par le biais de ces photos souvenir du Festival, les spectateurs entrent dans une fiction cinéma(photo)graphique dans laquelle ils rejoignent temporairement les stars qui habitent leur imaginaire spectatoriel.
Ainsi, chaque année durant le mois de mai, le Festival de Cannes devient rituellement pour ceux qui y sont un lieu hors du temps, hors du monde. C’est un lieu animé par le régime de la passion cinématographique sous toutes ses formes, des formes qui pour chaque festivalier sont autant de moyens de passer derrière le miroir des images sur pellicule. Ce qui rassemble les approches des chercheurs qui ont apporté leur contribution à ce dossier, c’est la manière dont toutes décrivent la difficulté d’être de la passion cinématographique dès lors qu’elle prend corps hors-projections. Ceux qui, comme les auteurs de ces différents articles, ont pratiqué un jour le terrain du Festival de Cannes relatent toujours ce moment comme une épreuve physique et morale plus ou moins difficile ; sans doute faut-il entrevoir derrière cette difficulté-là, une autre, plus symbolique : celle de la confrontation d’un univers de cinéma imaginé idéal avec une réalité qui, elle, ne possèdera jamais les ressources idéalisatrices de l’imagination cinématographique".
Protée
Revue internationale de théories et de pratiques sémiotiques
volume 31 / numéro 2 / automne 2003
numéro coordonné par Emmanuel Ethis
avec des textes de Jean-Louis Fabiani, Damien Malinas, Olivier Zerbib, Marie-Hélène Poggi, Frédéric Gimello-Mesplomb, Virginie Spies, Loredana Latil et des illustrations-collage d'Hollywood de Richard Kerr.
Présentation générale du numéro
"C’est en 1955, dans la revue Les Temps Modernes, que le Festival International du Film de Cannes fait, pour la première fois, l’objet d’une description “ hors projections ” ; elle est signée par le sociologue Edgar Morin : “ Il est bien connu - écrit-il - que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe. Tout, dans l’économie interne du Festival, dans ses manifestations quotidiennes, nous démontre qu’il n’y a pas d’une part une vie privée, quotidienne, banale des vedettes, et d’autre part une image idéale et glorieuse, mais que la vie physique des stars est à l’image de l’image cinématographique, vouée aux fêtes, aux plaisirs et à l’amour. La vedette est entièrement contaminée par son image et se doit de mener une vie cinématographique. Cannes est le lieu mystique de l’identification de l’imaginaire et du réel. […] Images merveilleuses, exquises de spontanéité, aussi rituelles que celles des films. Tout contribue à nous donner l’image d’une vie élyséenne. Donner l’image est le terme exact, car il s’agit de poser, autant pour le public de Cannes que pour l’univers entier par le truchement de la photographie, de la télévision et des actualités. C’est le double de l’univers festivalesque qui importe ”. Depuis les années 50, le Festival de Cannes, en tant que “ double de l’univers festivalesque ”, a conquis un espace de plus en grand important hors de ses salles de projection. Au reste, s’il abrite toujours ces dernières, le Palais du Festival est également devenu aujourd’hui le lieu de l’organisation festivalière, du marché professionnel, des journalistes et des spectateurs accrédités ; et, tous vont, durant douze jours, coopérer à faire de ce Palais du Festival - sorte d’immense bunker de béton en bord de mer - le temple sacré du septième art. Quant à la ville de Cannes, elle se drape d’une profusion de signes tout droit sortis du grand écran pour rappeler de toute part à ceux qui participent à la fête cannoise ou qui traversent simplement les lieux, qu’ici, le spectacle est permanent, que nul ne saurait se dérober à la révérence au monde du cinéma sous toutes ses formes. Au demeurant, il n’y a plus réellement de promeneurs au sens traditionnel du mot sur les abords de la Croisette ; ceux-ci ont laissé place à des “ pèlerins ” en quête contemplative des corps exhibés et fugaces de stars en chair et en os.
L’ambition de ce numéro est de présenter quelques angles inédits d’où l’on peut analyser et comprendre comment s’effectue à Cannes ce travail de mise en conformité du cinéma hors projections avec les attentes d’une ville et de ses festivaliers. Le foisonnement des signes qui fondent le décor cannois viennent affirmer l’omniprésence du monde de cinéma au point qu’on peut apprécier, non sans étonnement, toutes les significations qu’est susceptible de recouvrir ici un des articles du règlement de la première édition du festival qui précisait que la manifestation avait pour principal objectif de “ développer l’art cinématographique sous toutes ses formes ”. Si l’objectif déclaré du festival de Cannes demeure bien la promotion du cinéma international, ce que les six textes qui suivent nous proposent de découvrir, c’est la manière dont cet objectif cannois est ourlé – hors projections - d’un imaginaire entretenu tant dans l’esprit des festivaliers anonymes ordinaires présents, dans le mode de relais qu’instaurent les médias depuis la manifestation, dans la façon signifiante dont fonctionne la sélection que dans la manière dont la ville, elle-même, se redéfinit.
Cette re-définition de la ville s’effectue selon l’acception spatiale parfois insolite qui prend d’abord ses contours dans les parcours de chaque festivalier, parcours pour lesquels la salle de projection n’est – comme le découvre dès le premier article de Marie-Hélène Poggi – qu’un point d’accomplissement. Pour la sociologue de la ville, c’est un véritable procès de signification sociale et culturel qui métamorphose l’espace public de la ville de Cannes, en un lieu situé de l’activité festivalière. Là, les pratiques des spectateurs peuvent être entendues comme autant d’opérations qui viennent consacrer à l’espace où elles ont lieu un sens d’où se dévoile, le temps de chaque festival, la dynamique d’un territoire provisoire. Ce territoire s’offre dans ses fréquentations répétées d’où naît peu à peu la familiarisation avec le dispositif festivalier dans son ensemble, un dispositif où le sentiment d’appartenir au monde du cinéma présent à Cannes – “ l’en-être ” - est intimement dépendant de la sensation de maîtrise de “ l’y-être ”.
Le texte de Frédéric Gimello-Mesplomb et Loredana Latil se propose lui aussi comme une entreprise de dévoilement compréhensif du festival hors projections - on pourrait même dire en l’occurrence “ avant-projections ” -, et ce, par l’entremise de l’analyse des processus de choix des 181 films sélectionner depuis 1946 par la France pour concourir à la compétition cannoise. En effet, cette sélection apparaît historiquement comme étant très révélatrice de l’évolution de la manière dont un pays – la France - se figure, en termes de qualité artistique, ce que doit représenter la “ vitrine cinématographique ” qu’il propose chaque année dans le cadre de ce haut lieu de la diplomatie culturelle internationale qu’est le Festival de Cannes ; là, se pose le problème crucial des modes d’expertise mobilisés pour procéder à cette sélection. Les auteurs nous laissent ainsi entrapercevoir assez distinctement comment, en mettant en place des commissions qui fonctionnent comme des collèges d’experts pour départager les œuvres à sélectionner, on tend, en définitive, à proposer à Cannes des films qui se rattachent de plus en plus aux paradigmes les plus usuels du monde de la production cinématographique.
Médiatiquement, le Festival de Canne affirme un merveilleux paradoxe au sens où il n’a de cesse de montrer un univers de cinéma qui ne s’expose qu’à travers peu voire très peu des images réellement cinématographiques qui sont censées constituer le centre de la manifestation. Comme l’indique Virginie Spiès dans son article, on peut même penser, in fine, que les films de la sélection cannoise ne sont que prétexte ou alibi pour la télévision présente à Cannes : de fait, la télévision a même permis de donner une amplitude supplémentaire à la confrontation du mythe et de la réalité focalisée sur la vedette dont parlait Edgar Morin ; bien plus qu’avec les photos sur papier glacé des magazines de cinéma, la star cannoise médiatisée sur le petit écran s’immisce dans le quotidien de son public en partageant côte à côte avec les autres faits d’actualité mondiale cette place “ authentifiante ” que lui confère le journal télévisé : en prenant la parole, elle apporte plus qu’une image d’images, mais un témoignage direct dont la finalité demeure bel et bien la recherche d’une proximité instruite hors des modes fictionnels du cinéma.
Pour certains spectateurs - les festivaliers anonymes de Cannes-, cette proximité offerte par les médias ne suffit pas, et ces derniers vont mettre une énergie considérable pour trouver les moyens et les ressources pour devenir eux-mêmes des festivaliers et ce, en entrant, en tant qu’accrédités, dans la manifestation. Ils sont près de 6000 chaque année à franchir ce pas et forment un public à part entière dans le Festival. C’est à ce public-là que mon texte est consacré. J’ai mené, en effet, une enquête durant deux festivals auprès de ces anonymes pour comprendre ce qui constituait leur motivation pour participer au festival au milieu des professionnels du cinéma, mais surtout comment ils se faisaient “ admettre ” par l’institution organisatrice, réputée très sélective à l’entrée. Ainsi, j’ai découvert à Cannes des spectateurs qui maîtrisent très bien les règles du “ jeu festivalier ” pour parvenir à assouvir ici des désirs cinéphiliques singuliers qui, à terme, permettent de les saisir sous les signes particuliers de leur identité spectatorielle.
Le texte de Jean-Louis Fabiani prolonge les réflexions des quatre premiers articles en récapitulant et en analysant comment la manifestation cannoise, parce qu’elle se déploie sous une forme festivalière, a permis au cinéma de trouver, hors l’écran, les conditions d’une rencontre matérialisée avec ses divers publics. Ce que décrit précisément Fabiani, c’est que cette rencontre, dans les faits observés, ne va pas de soi, c’est-à-dire que la confrontation du mythe et de la réalité ménage un grand nombre d’incertitudes, de flous où les lignes de démarcation entre le spectacle hors-projections et les spectateurs qui y participent sont loin d’être aisément lisibles dans la profusion d’images que produit le Festival de Cannes. En d’autres mots, dans ce grand bain de l’iconicité qu’est Cannes, la mesure qui peut être prise ici est celle du pouvoir de discrimination des images entre elles, un pouvoir qui reste indéfectiblement détenu par un cinéma en perpétuelle réaffirmation de lui-même.
Pour clôturer ce dossier, c’est un autre texte sur les images que nous proposent Damien Malinas et Olivier Zerbib : conclusion oblige, ce sont les images du souvenir de Cannes qu’ils nous invitent à regarder, ces images que les festivaliers anonymes rapportent de la manifestation pour attester de leur présence effective à la fête cannoise. Et, ce que nous font découvrir Malinas et Zerbib porte sur le sens de l’appropriation photographique des situations festivalières qui, dans les clichés des festivaliers anonymes, est synonyme de l’appropriation des codes photographiques de la mise en scène cannoise telle qu’elle est institutionnellement produite : leurs photos ne se contentent pas de montrer le festival tel un décor d’arrière-plan, elles tentent également de confirmer leur assignation au cœur du dispositif cannois. S’il nous semblerait saugrenu de nous photographier lorsque nous nous rendons dans nos salles de cinéma habituelles, cela n’est plus le cas pour ceux qui deviennent des spectateurs festivaliers à Cannes. À leur tour et par le biais de ces photos souvenir du Festival, les spectateurs entrent dans une fiction cinéma(photo)graphique dans laquelle ils rejoignent temporairement les stars qui habitent leur imaginaire spectatoriel.
Ainsi, chaque année durant le mois de mai, le Festival de Cannes devient rituellement pour ceux qui y sont un lieu hors du temps, hors du monde. C’est un lieu animé par le régime de la passion cinématographique sous toutes ses formes, des formes qui pour chaque festivalier sont autant de moyens de passer derrière le miroir des images sur pellicule. Ce qui rassemble les approches des chercheurs qui ont apporté leur contribution à ce dossier, c’est la manière dont toutes décrivent la difficulté d’être de la passion cinématographique dès lors qu’elle prend corps hors-projections. Ceux qui, comme les auteurs de ces différents articles, ont pratiqué un jour le terrain du Festival de Cannes relatent toujours ce moment comme une épreuve physique et morale plus ou moins difficile ; sans doute faut-il entrevoir derrière cette difficulté-là, une autre, plus symbolique : celle de la confrontation d’un univers de cinéma imaginé idéal avec une réalité qui, elle, ne possèdera jamais les ressources idéalisatrices de l’imagination cinématographique".
15 décembre 2006
AVIGNON, LE PUBLIC REINVENTE, le festival sous le regard des sciences sociales
AVIGNON, LE PUBLIC REINVENTE
Le Festival sous le regard des sciences sociales
un ouvrage dirigé par Emmanuel ETHIS
La Documentation française, Paris, 2002.
Dès ses origines, le projet du Festival d’Avignon s’est bâti en affichant une volonté originale dans la manière de “ fabriquer ” son public. Cette part du contrat élaboré en direction du public constitue un des moteurs de la forme festivalière à l’œuvre ; elle en justifie à la fois les dynamiques et les configurations à partir desquelles on s’est représenté la manifestation avignonnaise. Longtemps idéalisé par l’idéologie qui baignait le développement de la culture d’après-guerre dans un élan qui l’espère “ populaire ”, le public, lui, n’a eu de cesse de se ré-inventer au gré des métamorphoses du Festival. L’objectif de départ d’Avignon, revendiqué comme tel par l’équipe Vilar, fut d’attirer dans l’ancienne cité des Papes des spectateurs écartés jusque-là du théâtre, auxquels il s’agissait de rendre le goût du spectacle vivant et de donner des motifs de curiosité pour l’art dramatique.
Qu’en est-il aujourd’hui, plus de cinquante ans après les débuts du Festival ? À quoi ressemblent les spectateurs d’Avignon en ce début de XXIième siècle ? Forment-ils enfin cette communauté telle que Vilar l’avait imaginée ?
En s’appuyant sur une enquête de terrain conduite entre 1996 et 2001, cet ouvrage propose de partir à la découverte de ce public de la culture fort singulier que forment les spectateurs du Festival d’Avignon. Singulier par ses motivations, singulier par ses pratiques, singulier par ses désirs de rencontre, le public du festival se découvre ici, avec entre les mains, l’une des clefs majeures des renouvellements culturels à venir.
Emmanuel ETHIS est Directeur du Département des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Dans le cadre du laboratoire Culture et Communication de cette université, il se consacre principalement à l’étude comparée des publics de la Culture.
Ont participé à cet ouvrage : Jean-Louis FABIANI, Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Damien MALINAS, Emmanuel PEDLER, Marie-Hélène POGGI, Olivier ZERBIB. Ont également collaboré : Jean-Claude PASSERON et Paul VEYNE. Les illustrations sont de Sébastien ROCH et Pierre-Louis SUET.
Le Festival sous le regard des sciences sociales
un ouvrage dirigé par Emmanuel ETHIS
La Documentation française, Paris, 2002.
Dès ses origines, le projet du Festival d’Avignon s’est bâti en affichant une volonté originale dans la manière de “ fabriquer ” son public. Cette part du contrat élaboré en direction du public constitue un des moteurs de la forme festivalière à l’œuvre ; elle en justifie à la fois les dynamiques et les configurations à partir desquelles on s’est représenté la manifestation avignonnaise. Longtemps idéalisé par l’idéologie qui baignait le développement de la culture d’après-guerre dans un élan qui l’espère “ populaire ”, le public, lui, n’a eu de cesse de se ré-inventer au gré des métamorphoses du Festival. L’objectif de départ d’Avignon, revendiqué comme tel par l’équipe Vilar, fut d’attirer dans l’ancienne cité des Papes des spectateurs écartés jusque-là du théâtre, auxquels il s’agissait de rendre le goût du spectacle vivant et de donner des motifs de curiosité pour l’art dramatique.
Qu’en est-il aujourd’hui, plus de cinquante ans après les débuts du Festival ? À quoi ressemblent les spectateurs d’Avignon en ce début de XXIième siècle ? Forment-ils enfin cette communauté telle que Vilar l’avait imaginée ?
En s’appuyant sur une enquête de terrain conduite entre 1996 et 2001, cet ouvrage propose de partir à la découverte de ce public de la culture fort singulier que forment les spectateurs du Festival d’Avignon. Singulier par ses motivations, singulier par ses pratiques, singulier par ses désirs de rencontre, le public du festival se découvre ici, avec entre les mains, l’une des clefs majeures des renouvellements culturels à venir.
Emmanuel ETHIS est Directeur du Département des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Dans le cadre du laboratoire Culture et Communication de cette université, il se consacre principalement à l’étude comparée des publics de la Culture.
Ont participé à cet ouvrage : Jean-Louis FABIANI, Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Damien MALINAS, Emmanuel PEDLER, Marie-Hélène POGGI, Olivier ZERBIB. Ont également collaboré : Jean-Claude PASSERON et Paul VEYNE. Les illustrations sont de Sébastien ROCH et Pierre-Louis SUET.
14 décembre 2006
LE CAS AVIGNON : "parler du public ou parler pour le public" par Jean-Louis Fabiani, Damien Malinas et Emmanuel Ethis
« Dès la fin du festival d’Avignon 2005, il nous est apparu que cette édition n’avait pas fini de faire parler. La rentrée et la saison qui s’est engagée ne nous ont pas donné tort. Le paysage théâtral dans sa globalité ne sort pas indemne de ce qui s’est passé, dit, pensé durant cette édition. Derrière les attaques souvent trop affectives de ce qui s’est trouvé (un peu vite) désigné comme une “querelle des anciens et des modernes”, une opposition frontale entre textes et images, nous sentons poindre les signes d’une véritable transformation du spectacle vivant, et, partant, des différentes disciplines qu’il côtoie et intègre. On a beaucoup entendu que l’évolution des arts vivants manquait de lisibilité - d’où notre souci de répondre à la confusion guerrière instaurée par des réflexions polémiques pour éclairer et accompagner l’avènement des formes nouvelles.
Ce livre, conçu dans l’urgence, réunit des signatures les plus diverses des intervenants dans le champ culturel à côté des prises de parole du public. Face aux crispations exacerbées qui animent l’époque, cette assemblée polyphonique s’interroge sur le pouvoir déflagrateur du festival 2005 et dresse le rempart d’une affirmation critique.
Avignon 2005 mérite d’être étudié. Examinons le cas Avignon ! »
Georges Banu et Bruno Tackels
Interviennent dans cet ouvrage : Jean-Pierre Vincent, Claude Eveno, Fabien Jannelle, Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani, Damien Malinas, Jean-Louis Perrier, Jean-Pierre Han, Yannick Butel, Gérard Mayen, Mari-Mai Corbel, Jean-Marc Adolphe, Christian Longchamp, Jacques Baillon, Angelina Berforini, Bruno Tackels, Georges Banu et quelques réflexions d’artistes invités du festival : Olivier Py, Jan Fabre, Krzystof Warlikowski, Romeo Castellucci.
Le volume contient aussi la retranscription de la rencontre de clôture du Festival avec le public.
ISBN : 2-912877-57-1
Format : 11 x 16 cm
Façonnage : 272 pages cousues, reliure souple
Prix : 10 euros
Parution : novembre 2005
13 décembre 2006
AUX MARCHES DU PALAIS, Le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales
AUX MARCHES DU PALAIS, le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales
Un ouvrage dirigé par Emmanuel Ethis
La documentation française, Paris, 2001.
Ont participé à cet ouvrage : Jean-Louis Fabiani, François Jost, Olivier Zerbib, Damien Malinas, Elisabeth Claverie, Jacques Cheyronnaud, Emmanuel Pedler, Marie-Hélène Poggi,... Les illustrations sont de Pierre-Louis Suet. Préface de Thierry Frémaux et Gilles Jacob.
"À l’instar de tout projet artistique, le Festival International du Film de Cannes n’échappe pas à une double constance rituelle : fait de tout ce que l’on y met - un regard sur le monde du cinéma, des découvertes, des espoirs, des doutes parfois – , il prend corps et trouve chaque année une identité singulière dans l’espace de la rencontre avec ses publics. C’est précisément cet espace-temps cannois du partage, qui est aussi celui où le festival nous échappe toujours un peu, que le présent ouvrage nous propose de découvrir.
Sous le regard des sociologues et des anthropologues que nous avons accueillis, le Festival de Cannes se dévoile à travers l’attention que lui portent ses spectateurs, célèbres ou anonymes, cinéphiles avertis ou simples amoureux du septième art. Tous n’appartiennent pas au monde du cinéma et pourtant, comme le dit Emmanuel Ethis, “ le monde du cinéma leur appartient ”.
En tentant de produire une écoute renouvelée des talents, des cinématographies, des genres, des modes, des nouvelles écritures, le Festival de Cannes a su conforter internationalement sa position de sentinelle de l’art nouveau. Ce que nous apprend ce livre, c’est que ce souci pionnier qui est le nôtre, s’est toujours construit sous la vigilance bienveillante de nos spectateurs proches ou lointains. Et, ce n’est pas sans surprises que nous pénétrons et comprenons, au détour de chaque contribution de cet ouvrage, la réalité de l’imaginaire collectif qui institue le Festival de Cannes en ses formes. C’est pourquoi nous nous réjouissons de ce premier véritable regard sociologique construit “ aux marches du palais ”.
Nous espérons que cet ouvrage contribuera, pour tout un chacun, à appréhender le Festival par-delà les représentations qui le réduisent trop souvent aux images de strass et de paillettes ; car, la réalité du rendez-vous cannois est aussi celle qui nous est livrée ici : celle d’une diversité de regards, celle d’une profondeur cinéphilique partagée par les festivaliers, celle enfin qui préserve au Festival de Cannes la force d’un des derniers grands rites des mondes contemporains".
[extraits de la préface de Gilles Jacob, Président du Festival de Cannes et Thierry Frémaux, Délégué artistique]
Un ouvrage dirigé par Emmanuel Ethis
La documentation française, Paris, 2001.
Ont participé à cet ouvrage : Jean-Louis Fabiani, François Jost, Olivier Zerbib, Damien Malinas, Elisabeth Claverie, Jacques Cheyronnaud, Emmanuel Pedler, Marie-Hélène Poggi,... Les illustrations sont de Pierre-Louis Suet. Préface de Thierry Frémaux et Gilles Jacob.
"À l’instar de tout projet artistique, le Festival International du Film de Cannes n’échappe pas à une double constance rituelle : fait de tout ce que l’on y met - un regard sur le monde du cinéma, des découvertes, des espoirs, des doutes parfois – , il prend corps et trouve chaque année une identité singulière dans l’espace de la rencontre avec ses publics. C’est précisément cet espace-temps cannois du partage, qui est aussi celui où le festival nous échappe toujours un peu, que le présent ouvrage nous propose de découvrir.
Sous le regard des sociologues et des anthropologues que nous avons accueillis, le Festival de Cannes se dévoile à travers l’attention que lui portent ses spectateurs, célèbres ou anonymes, cinéphiles avertis ou simples amoureux du septième art. Tous n’appartiennent pas au monde du cinéma et pourtant, comme le dit Emmanuel Ethis, “ le monde du cinéma leur appartient ”.
En tentant de produire une écoute renouvelée des talents, des cinématographies, des genres, des modes, des nouvelles écritures, le Festival de Cannes a su conforter internationalement sa position de sentinelle de l’art nouveau. Ce que nous apprend ce livre, c’est que ce souci pionnier qui est le nôtre, s’est toujours construit sous la vigilance bienveillante de nos spectateurs proches ou lointains. Et, ce n’est pas sans surprises que nous pénétrons et comprenons, au détour de chaque contribution de cet ouvrage, la réalité de l’imaginaire collectif qui institue le Festival de Cannes en ses formes. C’est pourquoi nous nous réjouissons de ce premier véritable regard sociologique construit “ aux marches du palais ”.
Nous espérons que cet ouvrage contribuera, pour tout un chacun, à appréhender le Festival par-delà les représentations qui le réduisent trop souvent aux images de strass et de paillettes ; car, la réalité du rendez-vous cannois est aussi celle qui nous est livrée ici : celle d’une diversité de regards, celle d’une profondeur cinéphilique partagée par les festivaliers, celle enfin qui préserve au Festival de Cannes la force d’un des derniers grands rites des mondes contemporains".
[extraits de la préface de Gilles Jacob, Président du Festival de Cannes et Thierry Frémaux, Délégué artistique]
21 janvier 2006
Lire et relire LE SAVANT ET LE POPULAIRE…
"C'est toujours entre eux que les sociologues débattent et disputent, par cause de peuple interposée, on le sait et puis on l'oublie"
C'est un débat entre Grignon et Passeron qui circonscrit le sujet de ce livre né de l'embarras à propos du traitement en sociologie et en littérature de l'objet "culture populaire" (vs culture savante). Cet embarras provient de la situation démunie du sociologue face à l'altérité culturelle d'une culture dominée dans les sociétés stratifiées. La sociologie a forgé ses outils depuis les balises qu'elle a posé avec l'étude des cultures savantes. D'où la question résultante : est-ce que les instruments méthodologiques utilisés dans le cadre des cultures savantes doivent être les mêmes pour les cultures populaires? Question qui résonne désagréablement telle : est-ce en fonction de la pauvreté de la culture populaire que l'on va arrêter ces instruments ou va-t-on en inventer de nouveaux ?" Le Savant et le populaire tente de parcourir et de réduire les situations "flottantes" auxquelles le sociologue qui travaille sur les cultures populaires, et plus largement sur la culture, est exposé en décrivant les avantages et les risques qu'encourent les différentes méthodes proposées par la sociologie.
En partant du constat de l'altérité domestique dans le côtoiement quotidien du sociologue avec les cultures populaires, force est de remettre en question l'efficacité, l'efficience des instruments d'observation et de descriptions de ces cultures. Si comme toute culture, les cultures populaires sont génératrices de systèmes symboliques entre ses acteurs, ce jeu tient-il son sens identiquement aux règles en vigueur en situation dominante ? Dés lors que le chercheur ne porte pas un regard emprunté d'éthnocentrisme d'une culture dominante sur une culture dominée, on relève deux principes d'analyse qui sont à l'oeuvre dans les travaux de sociologie : le relativisme culturel, la théorie de la légitimité culturelle.
Pour résumer, le principe du relativisme culturel consiste à considérer la culture populaire comme un univers autonome de significations que l'on traite dans un système de cohérence interne depuis le postulat de l’analyse culturelle selon lequel tout groupe peut bénéficier d’un droit imprescriptible de production symbolique. C'est cette méthode qui est appliquée à l'étude ethnologique pour les sociétés lointaines, différentes de la nôtre. Elle ignore dans ce cas sciemment les différences de valeur sans se référer à une hiérarchie préétablie. Ce modèle d'analyse fait suite au modèle évolutionniste et à son point de vue éthnocentrisme adoptés jusqu'au début du siècle dans l'approche descriptive d'une culture autre. Cependant, la culture populaire ne nous offre pas un objet qualifiable d'altérité pure, mais d'altérité mêlée "aux effets directs (exploitation, exclusion) ou indirects (représentation de légitimité ou de conflictualité) d'un rapport de domination qui associe en toutes sortes de pratiques, dominants et dominés comme partenaires d'une interaction inégale".
L'autonomisation méthodologique s'inscrit telle une autonomisation de principe si l'on engage le pari interprétatif du relativisme culturel. Il est donc important de ne pas négliger que la conformation des outils conceptuels de la sociologie de la culture est le résultat d'un étalonnage ajusté sur la culture dominante ; ainsi ces concepts permettent d'analyser les traits d'enjeux symboliques en fonction d'une culture considérée comme légitime, symboliquement partagée par les classes dominantes. On peut imaginer que ces mêmes outils introduisent des biais lorsqu'on les emploie comme descripteurs d'une culture dominée. En effet, les enjeux symboliques n'y sont pas obligatoirement organisés de la même manière que dans le cadre des cultures savantes. Pourtant opter pour le relativisme culturel comme principe d'analyse revient à commettre une injustice interprétative par ignorance du rapport social de domination toujours présent et en fonction duquel les actes symboliques en cours dans la culture dominée prennent ainsi leur sens. Cependant, conduire une analyse en décrivant les effets des rapports de domination, tel que le fait la théorie de la légitimité, n’est pas décrire l’organisation de la classe populaire sur l’illusion qu’elle se fonde de son autonomie : l’oubli de la domination.
Il s’agit dés lors d’affiner notre compréhension en précisant ce qui est entendu par “domination symbolique”, n’étant pas nécessairement admis dans le même sillage que ce qui ordonne d'autres types de domination déjà usités par la conception marxiste. Marx institue en effet une homologie entre domination sociale et domination symbolique, modèle largement diffusé dans un grand nombre d’analyses sociologiques qui tout en présentant une économie explicative biffe la composition des relations à l’œuvre entre culture dominante et culture dominée. Simplificatrice, son interprétation sous-tendrait à envisager les idées de la classe dominantes sont les idées dominantes.
“L’effet proprement symbolique de tout pouvoir social d’imposition du sens est effectivement défini, dans le paradigme conceptuel de La Reproduction, plus complexe, comme l’ensemble des effets produits par la reconnaissance de sa légitimité qu’un pouvoir est capable d’imposer en imposant la méconnaissance des rapports de force qui lui permettent d’exercer son action” .
Les opérations culturelles et les opérateurs sociaux par lesquels s’opère la transmutation sociale des chaînes de nécessité en chaînes d’imagination sont toujours à décrire. La Reproduction de Bourdieu et Passeron impose quelques variations à la vulgate marxiste ne serait-ce que parce que l’arbitraire culturel se rapporte toujours à la condition et position sociales de ses pratiquants et donc à une nécessité d’un système de valeurs et de rapports aux valeurs, hiérarchique et hiérarchisant qui ne se déduit pas simplement par décalque d’une hiérarchie sociale.
Si l’on résumait l’apport de chaque principe d’analyse de la culture des classes populaires, nous aurions une représentation caricaturale d’une série de ruptures successives : d’abord avec l’éthnocentrisme, le relativisme culturel, qui dans son expression la plus extrême procède d’une surestimation des cultures populaires (populisme) ; « en réponse », aux excès du relativisme, la théorie de la légitimité, qui analyse les rapports de culture dominée à culture dominante. La légitimité a elle aussi ses excès (ses dérives), le légitimisme qui conduit au misérabilisme, inventaires des différences sous forme de manques, de moindre-être des cultures populaires.
La question à laquelle mènent ces deux dérives que sont populisme et misérabilisme est bien d’ordre épistémologique quant à l’étude des cultures populaires, le sociologue semblant en effet acculé à osciller entre les deux principes d’analyse, ce qui finalement aboutit à une concomitance de principe.
Ne pas être aspiré par le misérabilisme ou le populisme repose de façon saillante le problème de la construction de l’objet en sociologie, qu’on pourrait aussi exprimer comme distance aux catégories de la pratique.
“Il n’y a pas de raccourcis théoriques au parcours du réseau de relations empiriques qui commande la description complète des cultures dominées”. Rompre avec l’éthnocentrisme c’est engager dans un premier temps l’analyse sous l’instrumentation du relativisme (avec le risque de dériver vers le populisme). Rompre avec le relativisme conduit à l’analyse par la légitimité (avec le risque de dériver vers le misérabilisme). Incomplète, négociant obligatoirement en même temps qu’elles font des découvertes des cécités liés à leur principes d’analyse, ces approches partielles de fait suscitent un troisième niveau de rupture “idéal” : l’articulation entre les deux procédés. Simultanément à la détermination de la problématique, il est donc essentiel, dans un premier temps, de poser vers quelle dérive idéologique on est le plus susceptible d’être détourné et ce afin de tenter de contrôler cette dégradation.
Sous les termes d'alternance et d'ambivalence, Grignon et Passeron éprouvent l'hypothèse selon laquelle tout symbolisme de classe dominée peut donner lieu à une construction indifférente de l'objet, soit en l'appréhendant dans son autonomie, soit dans son hétéronomie. Double lecture donc, pour un même fait tiré par l'analyse culturelle (qui opère depuis le concept de système et organise l'interprétation des traits culturels de l'objet) ou par l'analyse idéologique (qui opère en interprétant les formations symboliques par référence aux fonctions qu'elles assument dans les rapports de domination). Ainsi on s'achemine vers la connaissance d'une réalité qui résulte de deux logiques comme peut se révéler l'interprétation du texte de Navel cité. Ecrivain issu d'une culture dominée, on trouve dans ce texte à la fois une réaction contre la culture dominante, dont l'expression est ailleurs suspecte car elle stigmatise des impressions d'inspiration "petit bourgeois", tout en revendiquant une autonomie dans ses formes les plus extrêmes ( la liberté du bohémien). On tient là - semble-t-il - un exemple de ce qui peut se prêter au principe d'inversion en terme d'évaluation culturelle dans le cadre d'une confrontation inégale. La dialectique de la mesure tient à l'imperfection de l'ambivalence qui ne présente jamais deux faces parfaitement déterminée à la lecture d'une double analyse. Toujours délicats à mettre en oeuvre, les concepts d'éthos et d'habitus s'affrontent à une réalité qui leur renvoie que l'intériorisation des valeurs dominantes telle quelle ne va pas de soi. " Mais il ne suffit pas de décrire les résistances que rencontre l'imposition des valeurs dominantes et de constater que les attitudes populaires ne se réduisent presque jamais à l'acceptation passive. L'inversion des valeurs dominantes est encore un processus qui s'affronte de trop près à l'action de domination symbolique pour rendre compte de tout ce par quoi une culture populaire échappe à l'imposition de la légitimité culturelle" .
La vigilance est toujours de rigueur car la fausse résistance populaire à la culture dominante si elle revêt des traits d'un autonomisation n'est souvent qu'une production exacerbée des groupes qui paraissent le plus sous le joug de la domination.
Alternativement culture d'acceptation et culture de dénégation, le fonctionnement des cultures populaires s'appréhende à travers des traits et des comportements non exclusifs obligatoirement, "ni purement autonomes, ni purement réactifs". Le fait de procéder comme le fait Labov à une inversion de la polarité symbolique, pour saisir une culture par la description d'une réalité déconnectée à la fois d'une approche éthnocentrique en épinglant simultanément les travers d'une démarche légitimiste, nous fournit un exemple caractéristique d'objectivation, de mise en oeuvre de procédures d'enquête contrôlées qui fondent concrètement les actes du travail sociologiques. Parmi les vigilances sur lesquelles il est bon de se tenir sur ses gardes, est celle de la compétence effective déployée autour d'un objet d'enquête dont on attend de lui qu'il s'exprime. "Le terrain et les conditions dans lesquels on choisit de mesurer une performance culturelle, verbale ou logique, anticipe déjà le degré de compétence qu'on finira par mesurer" . Nécessaire donc la conscience qui lie la construction de l'objet, et, en l'occurrence la manière dont on prend le parti d'interroger le réel et consécutivement le sens qu'y prennent les réponses que l'on enregistre notamment sur le terrain de la sociologie de la culture ou même "la théorie relativiste peut encore faire des coups légitimistes sans le savoir". La problématique de l"alternance entre la logique de l'autonomie ou la référence à la domination, lorsqu'elle est appliquée à bon escient présente l'avantage au sein de l'enquête de poser clairement "les tâches du repérage et de l'observation empiriques". Il n'en demeure pas moins sensible, quelque soit la perspective envisagée pour aborder les classes populaires, alternativiste ou ambivalence, de savoir si ce qu'elles vont livrer correspond adéquatement à ce que ces cultures recèlent intégralement.
"La raréfaction de l'information pertinente va de pair avec l'indifférence aux différences, aux variations et aux oppositions dont la connaissance permettrait seule de construire l'espace social des goûts populaires" . Les déclinaisons de cet éthnocentrisme qu'est le dominocentrisme intervient couramment dans la perception voire la description des goûts populaires. Elles conduisent souvent à une vision homogène des classes populaires - morphologiquement comme chez Halbwachs - ce qui a pour résultat de renforcer l'appauvrissement descriptif dont elles sont déjà amputées. C'est pourquoi Grignon propose une transposition analogique de distinctions renversant ainsi le schéma pyramidal des stratifications sociales pour non seulement mettre en évidence une série de différences originellement invisibles, mais leur mode de production dans les classes populaires. Il est ainsi possible, pour raffiner la description, d'esquisser les composantes logiques de capital social, culturel, économique, qu'on emploie généralement pour la description des classes dominantes. Ce à quoi on peut objecter une dérive dominomorphiste. Ce dominomorphisme représente une composante nécessaire à Grignon pour rompre avec les schèmes légitimistes et notamment lorsqu'ils opposent goût de nécessité chez les cultures populaires et goûts de liberté chez les cultures dominantes. (Bourdieu est directement visé!) sous prétexte de rétablir une lecture continue de l'espace social et symbolique. D'où une prescription vigilante de la notion de goût.
Les arguments rassemblés tout le long de l'ouvrage offrent de bons motifs à rompre avec les reliquats de naïveté qui nous feraient percevoir une culture dans ses formes homogènes ou monolithiques. Difficile d'envisager une quelconque économie dans le traitement des objets de la culture qui demandent d'activer sans cesse la discrimination entre l'artificiel et le véridique portant à une minutieuse confrontation entre lecture légitimiste et lecture relativiste, confrontation qui reste le prix d'une fécondité effective dans la description des faits.
C'est un débat entre Grignon et Passeron qui circonscrit le sujet de ce livre né de l'embarras à propos du traitement en sociologie et en littérature de l'objet "culture populaire" (vs culture savante). Cet embarras provient de la situation démunie du sociologue face à l'altérité culturelle d'une culture dominée dans les sociétés stratifiées. La sociologie a forgé ses outils depuis les balises qu'elle a posé avec l'étude des cultures savantes. D'où la question résultante : est-ce que les instruments méthodologiques utilisés dans le cadre des cultures savantes doivent être les mêmes pour les cultures populaires? Question qui résonne désagréablement telle : est-ce en fonction de la pauvreté de la culture populaire que l'on va arrêter ces instruments ou va-t-on en inventer de nouveaux ?" Le Savant et le populaire tente de parcourir et de réduire les situations "flottantes" auxquelles le sociologue qui travaille sur les cultures populaires, et plus largement sur la culture, est exposé en décrivant les avantages et les risques qu'encourent les différentes méthodes proposées par la sociologie.
En partant du constat de l'altérité domestique dans le côtoiement quotidien du sociologue avec les cultures populaires, force est de remettre en question l'efficacité, l'efficience des instruments d'observation et de descriptions de ces cultures. Si comme toute culture, les cultures populaires sont génératrices de systèmes symboliques entre ses acteurs, ce jeu tient-il son sens identiquement aux règles en vigueur en situation dominante ? Dés lors que le chercheur ne porte pas un regard emprunté d'éthnocentrisme d'une culture dominante sur une culture dominée, on relève deux principes d'analyse qui sont à l'oeuvre dans les travaux de sociologie : le relativisme culturel, la théorie de la légitimité culturelle.
Pour résumer, le principe du relativisme culturel consiste à considérer la culture populaire comme un univers autonome de significations que l'on traite dans un système de cohérence interne depuis le postulat de l’analyse culturelle selon lequel tout groupe peut bénéficier d’un droit imprescriptible de production symbolique. C'est cette méthode qui est appliquée à l'étude ethnologique pour les sociétés lointaines, différentes de la nôtre. Elle ignore dans ce cas sciemment les différences de valeur sans se référer à une hiérarchie préétablie. Ce modèle d'analyse fait suite au modèle évolutionniste et à son point de vue éthnocentrisme adoptés jusqu'au début du siècle dans l'approche descriptive d'une culture autre. Cependant, la culture populaire ne nous offre pas un objet qualifiable d'altérité pure, mais d'altérité mêlée "aux effets directs (exploitation, exclusion) ou indirects (représentation de légitimité ou de conflictualité) d'un rapport de domination qui associe en toutes sortes de pratiques, dominants et dominés comme partenaires d'une interaction inégale".
L'autonomisation méthodologique s'inscrit telle une autonomisation de principe si l'on engage le pari interprétatif du relativisme culturel. Il est donc important de ne pas négliger que la conformation des outils conceptuels de la sociologie de la culture est le résultat d'un étalonnage ajusté sur la culture dominante ; ainsi ces concepts permettent d'analyser les traits d'enjeux symboliques en fonction d'une culture considérée comme légitime, symboliquement partagée par les classes dominantes. On peut imaginer que ces mêmes outils introduisent des biais lorsqu'on les emploie comme descripteurs d'une culture dominée. En effet, les enjeux symboliques n'y sont pas obligatoirement organisés de la même manière que dans le cadre des cultures savantes. Pourtant opter pour le relativisme culturel comme principe d'analyse revient à commettre une injustice interprétative par ignorance du rapport social de domination toujours présent et en fonction duquel les actes symboliques en cours dans la culture dominée prennent ainsi leur sens. Cependant, conduire une analyse en décrivant les effets des rapports de domination, tel que le fait la théorie de la légitimité, n’est pas décrire l’organisation de la classe populaire sur l’illusion qu’elle se fonde de son autonomie : l’oubli de la domination.
Il s’agit dés lors d’affiner notre compréhension en précisant ce qui est entendu par “domination symbolique”, n’étant pas nécessairement admis dans le même sillage que ce qui ordonne d'autres types de domination déjà usités par la conception marxiste. Marx institue en effet une homologie entre domination sociale et domination symbolique, modèle largement diffusé dans un grand nombre d’analyses sociologiques qui tout en présentant une économie explicative biffe la composition des relations à l’œuvre entre culture dominante et culture dominée. Simplificatrice, son interprétation sous-tendrait à envisager les idées de la classe dominantes sont les idées dominantes.
“L’effet proprement symbolique de tout pouvoir social d’imposition du sens est effectivement défini, dans le paradigme conceptuel de La Reproduction, plus complexe, comme l’ensemble des effets produits par la reconnaissance de sa légitimité qu’un pouvoir est capable d’imposer en imposant la méconnaissance des rapports de force qui lui permettent d’exercer son action” .
Les opérations culturelles et les opérateurs sociaux par lesquels s’opère la transmutation sociale des chaînes de nécessité en chaînes d’imagination sont toujours à décrire. La Reproduction de Bourdieu et Passeron impose quelques variations à la vulgate marxiste ne serait-ce que parce que l’arbitraire culturel se rapporte toujours à la condition et position sociales de ses pratiquants et donc à une nécessité d’un système de valeurs et de rapports aux valeurs, hiérarchique et hiérarchisant qui ne se déduit pas simplement par décalque d’une hiérarchie sociale.
Si l’on résumait l’apport de chaque principe d’analyse de la culture des classes populaires, nous aurions une représentation caricaturale d’une série de ruptures successives : d’abord avec l’éthnocentrisme, le relativisme culturel, qui dans son expression la plus extrême procède d’une surestimation des cultures populaires (populisme) ; « en réponse », aux excès du relativisme, la théorie de la légitimité, qui analyse les rapports de culture dominée à culture dominante. La légitimité a elle aussi ses excès (ses dérives), le légitimisme qui conduit au misérabilisme, inventaires des différences sous forme de manques, de moindre-être des cultures populaires.
La question à laquelle mènent ces deux dérives que sont populisme et misérabilisme est bien d’ordre épistémologique quant à l’étude des cultures populaires, le sociologue semblant en effet acculé à osciller entre les deux principes d’analyse, ce qui finalement aboutit à une concomitance de principe.
Ne pas être aspiré par le misérabilisme ou le populisme repose de façon saillante le problème de la construction de l’objet en sociologie, qu’on pourrait aussi exprimer comme distance aux catégories de la pratique.
“Il n’y a pas de raccourcis théoriques au parcours du réseau de relations empiriques qui commande la description complète des cultures dominées”. Rompre avec l’éthnocentrisme c’est engager dans un premier temps l’analyse sous l’instrumentation du relativisme (avec le risque de dériver vers le populisme). Rompre avec le relativisme conduit à l’analyse par la légitimité (avec le risque de dériver vers le misérabilisme). Incomplète, négociant obligatoirement en même temps qu’elles font des découvertes des cécités liés à leur principes d’analyse, ces approches partielles de fait suscitent un troisième niveau de rupture “idéal” : l’articulation entre les deux procédés. Simultanément à la détermination de la problématique, il est donc essentiel, dans un premier temps, de poser vers quelle dérive idéologique on est le plus susceptible d’être détourné et ce afin de tenter de contrôler cette dégradation.
Sous les termes d'alternance et d'ambivalence, Grignon et Passeron éprouvent l'hypothèse selon laquelle tout symbolisme de classe dominée peut donner lieu à une construction indifférente de l'objet, soit en l'appréhendant dans son autonomie, soit dans son hétéronomie. Double lecture donc, pour un même fait tiré par l'analyse culturelle (qui opère depuis le concept de système et organise l'interprétation des traits culturels de l'objet) ou par l'analyse idéologique (qui opère en interprétant les formations symboliques par référence aux fonctions qu'elles assument dans les rapports de domination). Ainsi on s'achemine vers la connaissance d'une réalité qui résulte de deux logiques comme peut se révéler l'interprétation du texte de Navel cité. Ecrivain issu d'une culture dominée, on trouve dans ce texte à la fois une réaction contre la culture dominante, dont l'expression est ailleurs suspecte car elle stigmatise des impressions d'inspiration "petit bourgeois", tout en revendiquant une autonomie dans ses formes les plus extrêmes ( la liberté du bohémien). On tient là - semble-t-il - un exemple de ce qui peut se prêter au principe d'inversion en terme d'évaluation culturelle dans le cadre d'une confrontation inégale. La dialectique de la mesure tient à l'imperfection de l'ambivalence qui ne présente jamais deux faces parfaitement déterminée à la lecture d'une double analyse. Toujours délicats à mettre en oeuvre, les concepts d'éthos et d'habitus s'affrontent à une réalité qui leur renvoie que l'intériorisation des valeurs dominantes telle quelle ne va pas de soi. " Mais il ne suffit pas de décrire les résistances que rencontre l'imposition des valeurs dominantes et de constater que les attitudes populaires ne se réduisent presque jamais à l'acceptation passive. L'inversion des valeurs dominantes est encore un processus qui s'affronte de trop près à l'action de domination symbolique pour rendre compte de tout ce par quoi une culture populaire échappe à l'imposition de la légitimité culturelle" .
La vigilance est toujours de rigueur car la fausse résistance populaire à la culture dominante si elle revêt des traits d'un autonomisation n'est souvent qu'une production exacerbée des groupes qui paraissent le plus sous le joug de la domination.
Alternativement culture d'acceptation et culture de dénégation, le fonctionnement des cultures populaires s'appréhende à travers des traits et des comportements non exclusifs obligatoirement, "ni purement autonomes, ni purement réactifs". Le fait de procéder comme le fait Labov à une inversion de la polarité symbolique, pour saisir une culture par la description d'une réalité déconnectée à la fois d'une approche éthnocentrique en épinglant simultanément les travers d'une démarche légitimiste, nous fournit un exemple caractéristique d'objectivation, de mise en oeuvre de procédures d'enquête contrôlées qui fondent concrètement les actes du travail sociologiques. Parmi les vigilances sur lesquelles il est bon de se tenir sur ses gardes, est celle de la compétence effective déployée autour d'un objet d'enquête dont on attend de lui qu'il s'exprime. "Le terrain et les conditions dans lesquels on choisit de mesurer une performance culturelle, verbale ou logique, anticipe déjà le degré de compétence qu'on finira par mesurer" . Nécessaire donc la conscience qui lie la construction de l'objet, et, en l'occurrence la manière dont on prend le parti d'interroger le réel et consécutivement le sens qu'y prennent les réponses que l'on enregistre notamment sur le terrain de la sociologie de la culture ou même "la théorie relativiste peut encore faire des coups légitimistes sans le savoir". La problématique de l"alternance entre la logique de l'autonomie ou la référence à la domination, lorsqu'elle est appliquée à bon escient présente l'avantage au sein de l'enquête de poser clairement "les tâches du repérage et de l'observation empiriques". Il n'en demeure pas moins sensible, quelque soit la perspective envisagée pour aborder les classes populaires, alternativiste ou ambivalence, de savoir si ce qu'elles vont livrer correspond adéquatement à ce que ces cultures recèlent intégralement.
"La raréfaction de l'information pertinente va de pair avec l'indifférence aux différences, aux variations et aux oppositions dont la connaissance permettrait seule de construire l'espace social des goûts populaires" . Les déclinaisons de cet éthnocentrisme qu'est le dominocentrisme intervient couramment dans la perception voire la description des goûts populaires. Elles conduisent souvent à une vision homogène des classes populaires - morphologiquement comme chez Halbwachs - ce qui a pour résultat de renforcer l'appauvrissement descriptif dont elles sont déjà amputées. C'est pourquoi Grignon propose une transposition analogique de distinctions renversant ainsi le schéma pyramidal des stratifications sociales pour non seulement mettre en évidence une série de différences originellement invisibles, mais leur mode de production dans les classes populaires. Il est ainsi possible, pour raffiner la description, d'esquisser les composantes logiques de capital social, culturel, économique, qu'on emploie généralement pour la description des classes dominantes. Ce à quoi on peut objecter une dérive dominomorphiste. Ce dominomorphisme représente une composante nécessaire à Grignon pour rompre avec les schèmes légitimistes et notamment lorsqu'ils opposent goût de nécessité chez les cultures populaires et goûts de liberté chez les cultures dominantes. (Bourdieu est directement visé!) sous prétexte de rétablir une lecture continue de l'espace social et symbolique. D'où une prescription vigilante de la notion de goût.
Les arguments rassemblés tout le long de l'ouvrage offrent de bons motifs à rompre avec les reliquats de naïveté qui nous feraient percevoir une culture dans ses formes homogènes ou monolithiques. Difficile d'envisager une quelconque économie dans le traitement des objets de la culture qui demandent d'activer sans cesse la discrimination entre l'artificiel et le véridique portant à une minutieuse confrontation entre lecture légitimiste et lecture relativiste, confrontation qui reste le prix d'une fécondité effective dans la description des faits.
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