Sociologie du cinéma et de ses publics
par Emmanuel Ethis, collection 128, Armand Colin, Paris, 2005, 128 pages.
Les travaux précédents d’Emmanuel Ethis le préparaient sans doute mieux que d’autres à réaliser cette gageure de présenter en 128 pages une synthèse des recherches sur le cinéma et ses publics. En effet, bien connu des sociologues pour ses travaux sur les publics des grands festivals : Avignon, Cannes, Emmanuel Ethis qui a publié depuis un ouvrage plus méthodologique, va publier dans les premiers mois de 2006 un ouvrage issu de sa thèse où il présente une recherche très originale sur la réception du cinéma, en intégrant dans son analyse l’ensemble des dimensions de cette question, y compris la prise en compte des œuvres cinématographiques.
Dans cet ouvrage, on retrouve toutes les qualités des travaux antérieurs : la clarté de l’exposé, sa complétude, la précision des données, la rigueur de l’analyse. Le pari était d’articuler de façon cohérente les analyses sociologiques concernant le cinéma : les publics, l’industrie, les problèmes de diffusion, l’analyse des contenus et de leurs effets. Il est clairement réussi et devrait intéresser les sociologues au-delà du champ du cinéma.
Le cinéma est d’abord, souligne Emmanuel Ethis, un « art populaire » dont le succès se maintient, quelles ques soient les fluctuations de sa réception en salle ; on peut le caractériser par le fait qu’il est la plupart du temps une occasion de rencontre. On va au cinéma en groupes amicaux ou familiaux et on échange à propos du cinéma sans doute beaucoup plus que pour d’autres pratiques culturelles. il souligne ainsi : L’on comprend très vite, qu’aller au cinéma, c’est avant tout vivre l’expérience d’un « voir ensemble » où le fait de partager dans un même lieu le même spectacle cinématographique n’équivaut pas vraiment au fait de percevoir et d’apprécier exactement la même chose que les autres spectateurs. En réalité, décider de « partager » un film signifie également que l’on prend le risque de « se partager » à propos du film. (p.8)
Comme l’indique bien Emmanuel Ethis, les recherches sur le cinéma se sont distribuées selon trois axes essentiels : la prise en compte de sa dimension industrielle et donc économique, sa fonction de « représentation du monde social » et enfin sa place comme « institution de production et de réception culturelle ».
Il ne peut s’agir ici pour moi de redonner tout le contenu du livre ou de le résumer, je voudrais surtout souligner quelques points qui m’ont particulièrement intéressé, sorte d’échantillons pour donner l’eau à la bouche aux lecteurs de cette note. Tout d’abord un aspect particulièrement convaincant de son raisonnement : à chaque étape de son exposé, Emmanuel Ethis confronte les théories aux données empiriques disponibles, qu’elles soient issues des travaux des auteurs cités ou de ses propres recherches. Ainsi, la confrontation indirecte entre les thèse de l’Ecole de Francfort, présentant le cinéma comme instrument de manipulation des masses et les analyses de Richard Hoggarth reprise par Jean-Claude Passeron (et d’ailleurs aussi Michel Verret) sur la dénonciation de la prétendue passivité des classes populaires face aux phénomènes culturels est particulièrement efficace.
Ou encore, les analyses sur l’évolution des lieux de projection et leurs inscriptions dans l’espace urbain. Après avoir rappelé qu’en français, le mot cinéma désigne aussi bien la salle de projection, l’industrie que l’objet filmique, il montre les évolutions historiques, leurs rapports entre les lieux et les espaces urbains, en s’appuyant notamment sur des enquêtes portant sur l’agglomération d’Avignon, qui remettent en cause bien des discours courrant sur les multiplexes et sur le choix des films, concluant sur le rapport entre projection en salle et visionnage domestique par cassette ou DVD, qui avec le développement du « home cinéma » bouleverse un peu les relations traditionnelles des spectateurs à l’objet cinématographique.
Le contenu des films est abordé à partir de la question des effets de leurs projections sur les spectateurs. On y trouve un rappel, mérité aux travaux pionniers en la matière d’Edgar Morin trop souvent oublié et qui, pourtant, a contribué à faire entrer le cinéma dans les objets des sociologues et l’ensemble des analyses qui cherchent à saisir comment apprécier et comprendre les effets de la projection : contenu des films et conditions de leur diffusion, sur les spectateurs, eux-mêmes impliqués par leur culture, leur mémoire, leurs expériences sociales et culturelles. On y retrouve une mise en perspective des recherches de Pierre Sorlin, dont la lecture présentée par Emmanuel Ethis ne peut que faire regretter la non-réédition de sa Sociologie du cinéma et de celles de Jean-Pierre Esquenazi, dont j’ai eu l’occasion de présenter un aspect dans notre revue.
Le dernier chapitre, qui porte sur la réception ne se contente pas de compter les spectateurs ou les ventes de DVD, il présente les différentes facettes de cette réception : le choix du cinéma et du film et l’évolution historique de ce choix de la sortie familiale au cinéma de quartier jusqu’à la sortie « en bande » au multiplexe de la périphérie urbaine, le goût et les discours qu’il suscite, la culture cinématographique où Emmanuel Ethis présente le double sens actuel du terme de « cinéphile » : celui « qui aime énormément le cinéma » et celui « qui connaît très bien le cinéma » (p.112) qui induit bien entendu des rapports très différents à la réception des films.
Ce livre très complet nous présente donc non seulement une très bonne synthèse des recherches dans ce domaine, mais toujours articulé sur des enquêtes rigoureuses comme de nombreuses perspectives de la recherche sociologique sur ce « monde » du cinéma. Pour conclure, cette brève présentation, je voudrais citer un passage, qui montre bien le caractère d’objet social suffisamment global pour être un analyseur social des différents secteurs de la recherche sociologique : la ville, l’industrie, les idéologies et ….l’amour : Si la sortie au cinéma reste la première pratique de sortie choisie par les couples au début de leur relation amoureuse, cela tient précisément au fait que le partage d’un film offre à chaque partenaire une manière rapide de mettre à l’épreuve le soi intime de l’autre. (p. 90)
[Une note de lecture de Bruno Péquignot pour la revue Sociologie de l'Art, janvier 2006]