"C'est toujours entre eux que les sociologues débattent et disputent, par cause de peuple interposée, on le sait et puis on l'oublie"
C'est un débat entre Grignon et Passeron qui circonscrit le sujet de ce livre né de l'embarras à propos du traitement en sociologie et en littérature de l'objet "culture populaire" (vs culture savante). Cet embarras provient de la situation démunie du sociologue face à l'altérité culturelle d'une culture dominée dans les sociétés stratifiées. La sociologie a forgé ses outils depuis les balises qu'elle a posé avec l'étude des cultures savantes. D'où la question résultante : est-ce que les instruments méthodologiques utilisés dans le cadre des cultures savantes doivent être les mêmes pour les cultures populaires? Question qui résonne désagréablement telle : est-ce en fonction de la pauvreté de la culture populaire que l'on va arrêter ces instruments ou va-t-on en inventer de nouveaux ?" Le Savant et le populaire tente de parcourir et de réduire les situations "flottantes" auxquelles le sociologue qui travaille sur les cultures populaires, et plus largement sur la culture, est exposé en décrivant les avantages et les risques qu'encourent les différentes méthodes proposées par la sociologie.
En partant du constat de l'altérité domestique dans le côtoiement quotidien du sociologue avec les cultures populaires, force est de remettre en question l'efficacité, l'efficience des instruments d'observation et de descriptions de ces cultures. Si comme toute culture, les cultures populaires sont génératrices de systèmes symboliques entre ses acteurs, ce jeu tient-il son sens identiquement aux règles en vigueur en situation dominante ? Dés lors que le chercheur ne porte pas un regard emprunté d'éthnocentrisme d'une culture dominante sur une culture dominée, on relève deux principes d'analyse qui sont à l'oeuvre dans les travaux de sociologie : le relativisme culturel, la théorie de la légitimité culturelle.
Pour résumer, le principe du relativisme culturel consiste à considérer la culture populaire comme un univers autonome de significations que l'on traite dans un système de cohérence interne depuis le postulat de l’analyse culturelle selon lequel tout groupe peut bénéficier d’un droit imprescriptible de production symbolique. C'est cette méthode qui est appliquée à l'étude ethnologique pour les sociétés lointaines, différentes de la nôtre. Elle ignore dans ce cas sciemment les différences de valeur sans se référer à une hiérarchie préétablie. Ce modèle d'analyse fait suite au modèle évolutionniste et à son point de vue éthnocentrisme adoptés jusqu'au début du siècle dans l'approche descriptive d'une culture autre. Cependant, la culture populaire ne nous offre pas un objet qualifiable d'altérité pure, mais d'altérité mêlée "aux effets directs (exploitation, exclusion) ou indirects (représentation de légitimité ou de conflictualité) d'un rapport de domination qui associe en toutes sortes de pratiques, dominants et dominés comme partenaires d'une interaction inégale".
L'autonomisation méthodologique s'inscrit telle une autonomisation de principe si l'on engage le pari interprétatif du relativisme culturel. Il est donc important de ne pas négliger que la conformation des outils conceptuels de la sociologie de la culture est le résultat d'un étalonnage ajusté sur la culture dominante ; ainsi ces concepts permettent d'analyser les traits d'enjeux symboliques en fonction d'une culture considérée comme légitime, symboliquement partagée par les classes dominantes. On peut imaginer que ces mêmes outils introduisent des biais lorsqu'on les emploie comme descripteurs d'une culture dominée. En effet, les enjeux symboliques n'y sont pas obligatoirement organisés de la même manière que dans le cadre des cultures savantes. Pourtant opter pour le relativisme culturel comme principe d'analyse revient à commettre une injustice interprétative par ignorance du rapport social de domination toujours présent et en fonction duquel les actes symboliques en cours dans la culture dominée prennent ainsi leur sens. Cependant, conduire une analyse en décrivant les effets des rapports de domination, tel que le fait la théorie de la légitimité, n’est pas décrire l’organisation de la classe populaire sur l’illusion qu’elle se fonde de son autonomie : l’oubli de la domination.
Il s’agit dés lors d’affiner notre compréhension en précisant ce qui est entendu par “domination symbolique”, n’étant pas nécessairement admis dans le même sillage que ce qui ordonne d'autres types de domination déjà usités par la conception marxiste. Marx institue en effet une homologie entre domination sociale et domination symbolique, modèle largement diffusé dans un grand nombre d’analyses sociologiques qui tout en présentant une économie explicative biffe la composition des relations à l’œuvre entre culture dominante et culture dominée. Simplificatrice, son interprétation sous-tendrait à envisager les idées de la classe dominantes sont les idées dominantes.
“L’effet proprement symbolique de tout pouvoir social d’imposition du sens est effectivement défini, dans le paradigme conceptuel de La Reproduction, plus complexe, comme l’ensemble des effets produits par la reconnaissance de sa légitimité qu’un pouvoir est capable d’imposer en imposant la méconnaissance des rapports de force qui lui permettent d’exercer son action” .
Les opérations culturelles et les opérateurs sociaux par lesquels s’opère la transmutation sociale des chaînes de nécessité en chaînes d’imagination sont toujours à décrire. La Reproduction de Bourdieu et Passeron impose quelques variations à la vulgate marxiste ne serait-ce que parce que l’arbitraire culturel se rapporte toujours à la condition et position sociales de ses pratiquants et donc à une nécessité d’un système de valeurs et de rapports aux valeurs, hiérarchique et hiérarchisant qui ne se déduit pas simplement par décalque d’une hiérarchie sociale.
Si l’on résumait l’apport de chaque principe d’analyse de la culture des classes populaires, nous aurions une représentation caricaturale d’une série de ruptures successives : d’abord avec l’éthnocentrisme, le relativisme culturel, qui dans son expression la plus extrême procède d’une surestimation des cultures populaires (populisme) ; « en réponse », aux excès du relativisme, la théorie de la légitimité, qui analyse les rapports de culture dominée à culture dominante. La légitimité a elle aussi ses excès (ses dérives), le légitimisme qui conduit au misérabilisme, inventaires des différences sous forme de manques, de moindre-être des cultures populaires.
La question à laquelle mènent ces deux dérives que sont populisme et misérabilisme est bien d’ordre épistémologique quant à l’étude des cultures populaires, le sociologue semblant en effet acculé à osciller entre les deux principes d’analyse, ce qui finalement aboutit à une concomitance de principe.
Ne pas être aspiré par le misérabilisme ou le populisme repose de façon saillante le problème de la construction de l’objet en sociologie, qu’on pourrait aussi exprimer comme distance aux catégories de la pratique.
“Il n’y a pas de raccourcis théoriques au parcours du réseau de relations empiriques qui commande la description complète des cultures dominées”. Rompre avec l’éthnocentrisme c’est engager dans un premier temps l’analyse sous l’instrumentation du relativisme (avec le risque de dériver vers le populisme). Rompre avec le relativisme conduit à l’analyse par la légitimité (avec le risque de dériver vers le misérabilisme). Incomplète, négociant obligatoirement en même temps qu’elles font des découvertes des cécités liés à leur principes d’analyse, ces approches partielles de fait suscitent un troisième niveau de rupture “idéal” : l’articulation entre les deux procédés. Simultanément à la détermination de la problématique, il est donc essentiel, dans un premier temps, de poser vers quelle dérive idéologique on est le plus susceptible d’être détourné et ce afin de tenter de contrôler cette dégradation.
Sous les termes d'alternance et d'ambivalence, Grignon et Passeron éprouvent l'hypothèse selon laquelle tout symbolisme de classe dominée peut donner lieu à une construction indifférente de l'objet, soit en l'appréhendant dans son autonomie, soit dans son hétéronomie. Double lecture donc, pour un même fait tiré par l'analyse culturelle (qui opère depuis le concept de système et organise l'interprétation des traits culturels de l'objet) ou par l'analyse idéologique (qui opère en interprétant les formations symboliques par référence aux fonctions qu'elles assument dans les rapports de domination). Ainsi on s'achemine vers la connaissance d'une réalité qui résulte de deux logiques comme peut se révéler l'interprétation du texte de Navel cité. Ecrivain issu d'une culture dominée, on trouve dans ce texte à la fois une réaction contre la culture dominante, dont l'expression est ailleurs suspecte car elle stigmatise des impressions d'inspiration "petit bourgeois", tout en revendiquant une autonomie dans ses formes les plus extrêmes ( la liberté du bohémien). On tient là - semble-t-il - un exemple de ce qui peut se prêter au principe d'inversion en terme d'évaluation culturelle dans le cadre d'une confrontation inégale. La dialectique de la mesure tient à l'imperfection de l'ambivalence qui ne présente jamais deux faces parfaitement déterminée à la lecture d'une double analyse. Toujours délicats à mettre en oeuvre, les concepts d'éthos et d'habitus s'affrontent à une réalité qui leur renvoie que l'intériorisation des valeurs dominantes telle quelle ne va pas de soi. " Mais il ne suffit pas de décrire les résistances que rencontre l'imposition des valeurs dominantes et de constater que les attitudes populaires ne se réduisent presque jamais à l'acceptation passive. L'inversion des valeurs dominantes est encore un processus qui s'affronte de trop près à l'action de domination symbolique pour rendre compte de tout ce par quoi une culture populaire échappe à l'imposition de la légitimité culturelle" .
La vigilance est toujours de rigueur car la fausse résistance populaire à la culture dominante si elle revêt des traits d'un autonomisation n'est souvent qu'une production exacerbée des groupes qui paraissent le plus sous le joug de la domination.
Alternativement culture d'acceptation et culture de dénégation, le fonctionnement des cultures populaires s'appréhende à travers des traits et des comportements non exclusifs obligatoirement, "ni purement autonomes, ni purement réactifs". Le fait de procéder comme le fait Labov à une inversion de la polarité symbolique, pour saisir une culture par la description d'une réalité déconnectée à la fois d'une approche éthnocentrique en épinglant simultanément les travers d'une démarche légitimiste, nous fournit un exemple caractéristique d'objectivation, de mise en oeuvre de procédures d'enquête contrôlées qui fondent concrètement les actes du travail sociologiques. Parmi les vigilances sur lesquelles il est bon de se tenir sur ses gardes, est celle de la compétence effective déployée autour d'un objet d'enquête dont on attend de lui qu'il s'exprime. "Le terrain et les conditions dans lesquels on choisit de mesurer une performance culturelle, verbale ou logique, anticipe déjà le degré de compétence qu'on finira par mesurer" . Nécessaire donc la conscience qui lie la construction de l'objet, et, en l'occurrence la manière dont on prend le parti d'interroger le réel et consécutivement le sens qu'y prennent les réponses que l'on enregistre notamment sur le terrain de la sociologie de la culture ou même "la théorie relativiste peut encore faire des coups légitimistes sans le savoir". La problématique de l"alternance entre la logique de l'autonomie ou la référence à la domination, lorsqu'elle est appliquée à bon escient présente l'avantage au sein de l'enquête de poser clairement "les tâches du repérage et de l'observation empiriques". Il n'en demeure pas moins sensible, quelque soit la perspective envisagée pour aborder les classes populaires, alternativiste ou ambivalence, de savoir si ce qu'elles vont livrer correspond adéquatement à ce que ces cultures recèlent intégralement.
"La raréfaction de l'information pertinente va de pair avec l'indifférence aux différences, aux variations et aux oppositions dont la connaissance permettrait seule de construire l'espace social des goûts populaires" . Les déclinaisons de cet éthnocentrisme qu'est le dominocentrisme intervient couramment dans la perception voire la description des goûts populaires. Elles conduisent souvent à une vision homogène des classes populaires - morphologiquement comme chez Halbwachs - ce qui a pour résultat de renforcer l'appauvrissement descriptif dont elles sont déjà amputées. C'est pourquoi Grignon propose une transposition analogique de distinctions renversant ainsi le schéma pyramidal des stratifications sociales pour non seulement mettre en évidence une série de différences originellement invisibles, mais leur mode de production dans les classes populaires. Il est ainsi possible, pour raffiner la description, d'esquisser les composantes logiques de capital social, culturel, économique, qu'on emploie généralement pour la description des classes dominantes. Ce à quoi on peut objecter une dérive dominomorphiste. Ce dominomorphisme représente une composante nécessaire à Grignon pour rompre avec les schèmes légitimistes et notamment lorsqu'ils opposent goût de nécessité chez les cultures populaires et goûts de liberté chez les cultures dominantes. (Bourdieu est directement visé!) sous prétexte de rétablir une lecture continue de l'espace social et symbolique. D'où une prescription vigilante de la notion de goût.
Les arguments rassemblés tout le long de l'ouvrage offrent de bons motifs à rompre avec les reliquats de naïveté qui nous feraient percevoir une culture dans ses formes homogènes ou monolithiques. Difficile d'envisager une quelconque économie dans le traitement des objets de la culture qui demandent d'activer sans cesse la discrimination entre l'artificiel et le véridique portant à une minutieuse confrontation entre lecture légitimiste et lecture relativiste, confrontation qui reste le prix d'une fécondité effective dans la description des faits.