LES SPECTATEURS DU TEMPS
Pour une sociologie de la réception du cinéma
Suivi de
LA PETITE FABRIQUE DU SPECTATEUR,
Trois textes sur le cinéma et les modalités de sa réception
Collection « Logiques Sociales »
Editions de l'Harmattan, Paris, 2006
"La sociologie de la réception essaie de tirer toutes les conséquences du fait – souvent rappelé et plus rarement exploré – que les œuvres picturales, musicales « ou cinématographiques » comme les œuvres littéraires n’existent et ne durent que par l’activité interprétative de leurs publics respectifs.
Cette citation rappelée par Emmanuel Ethis nous propose un programme ambitieux de recherche sur la réception des œuvres d’art. Il insiste, dans sa recherche, sur l’importance de la notion de temps, terme qu’il faut mettre au pluriel tant dans la vie sociale s’entrecroise sans se confondre une multitude d’appréhensions des temps : celui de la vie, du travail, de la souffrance et de la joie, et dans les activités artistiques celui de la rencontre avec l’œuvre, et avec le temps qui y est inscrit, précédé par le temps de l’attente de l’œuvre et suivi par celui de son inscription dans la mémoire.
Les temps du cinéma sont en effet pluriels. L’auteur propose ainsi de désigner le temps « interne » à l’œuvre sous l’expression de temps « écranique », temps ré-organisé par le cinéaste avec les moyens techniques propres à cet art : retour en arrière, simultanéité, voire pour reprendre un titre célèbre « retour vers le futur », sans oublier la mise en scène de temps fictifs : immortalité, arrêt du temps, sauts temporels divers. Ce temps écranique vient s’opposer à mais aussi composer avec le temps de la réception, temps recomposé par le spectateur avec l’ensemble des matériaux psychiques que lui fournissent bien sûr le « temps culturel social » ou celui du « cours historique du monde », mais aussi la mise en scène du temps du récit ou de la fiction. Ce temps recomposé est le résultat d’une interprétation à partir de la mémoire des temps sociaux et des temps du cinéma.
Le re-composition du temps est affaire d’interprétation, et toute interprétation suppose une échelle d’évaluation du phénomène qu’on interprète. Jean-Luc Godard, invité dans une émission de télévision au moment de la Chute du Mur de Berlin, s’étonnait du commentaire, un peu convenu, des journalistes qui reprenaient le leitmotiv médiatique de l’ « accélération de l’histoire ». Critiquant le caractère idéologique de cette « idée » présentée comme un constat et une évidence (c’est d’ailleurs une caractéristique classique de l’idéologie et de cette partie de l’idéologie qu’est le discours journalistique, le « disque-ourcourant »en deux mots articulés comme le désignait Jacques Lacan ,) il remarquait qu’il avait fallu une nuit (du 12 au 13 juin 1961) pour construire ce fameux mur et près de quarante ans pour le détruire, indiquant par là que le rythme du temps historique serait plutôt au ralentissement, mais surtout que tout dépend de la mise en scène du temps, ou de la focale utilisée pour l’observer. Pour le journaliste, toujours trop pressé, l’événement cache trop souvent le processus historique comme l’arbre la forêt ; pour l’apercevoir il faut toujours prendre un peu de temp, sorte d’équivalent en histoire de ce que préconisait Claude Lévi-Strauss en anthropologie : le regard éloigné.
La question que soulève Jean-Luc Godard est une question fondamentalement cinématographique, celle de la mémoire et de sa mobilisation dans l’appréhension, l’interprétation et la compréhension d’un phénomène. On peut se souvenir du temps du « mur » et du temps de sa destruction et on a une accélération, ou différemment en déplaçant le curseur, du temps de sa construction, de son existence et on a un ralentissement. L’histoire n’a pas d’autre vitesse que celle que notre mémoire est capable de lui donner. Dans le continuum du temps, tout dépend du point où l’on place la césure qui définit l’événement, tranche de temps découpée par notre intelligence du processus historique. Le spectacle du cinéma est appréhendé de même, et les césures proposées par le montage ne sont qu’une des possibilités de découpage offerte aux spectateurs, qui peuvent en fabriquer d’autres à partir de leur propre expérience sociale et cinématographique.
Cette digression sur le temps montre l’importance que cette question a dans l’analyse de la réception et c’est une des originalité fortes du travail d’Emmanuel Ethis que d’avoir abordé cette question à partir de cette entrée inhabituelle et pourtant féconde et heuristique.
Sur cette base théorique essentielle à son propos, l’auteur construit une méthodologie très originale et qui devrait faire date à mon sens. Il s’inspire des principes énoncés par Jean-Claude Passeron lors du colloque de Marseille (1985) où il invitait les sociologues de l’art à être à la fois complètement sociologues et complètement « de l’art » : (la sociologie de l’art) à savoir, bien sûr, qu’elle s’affirme comme connaissance sociologique en réussissant ici un apport d’intelligibilité de même qualité et de même forme qu’en d’autres domaines, mais aussi que cette connaissance sociologique soit spécifiquement connaissance des œuvres en tant qu’œuvres d’art et de leurs effets en tant qu’effets esthétiques, c’est à dire qu’elle parvienne à identifier et à expliquer les processus sociaux et les traits culturels qui concourent à faire la valeur artistique des œuvres – laquelle constitue après tout, dès lors qu’elle est attestée par la reconnaissance sociale, un fait social aussi incontournable qu’un autre.
L’analyse suppose de respecter l’originalité de son objet en intégrant dans l’étude de la réception d’une part le contenu de l’œuvre et d’autre part en articulant la description de l’œuvre et le processus de consécration et donc aussi son rapport au marché. Cette construction s’appuie sur trois principes énoncés par Emmanuel Ethis : la spécificité en trouvant un support d’enquête qui permette de respecter « la contingence du temps spectatoriel vécu », la singularité, déjà préconisée par Jean-Claude Passeron dans le même texte, en travaillant sur les œuvres singulières bien définies, enfin la perceptiblité en ne tenant compte que de ce qui a été perçu par le public visé et déterminé de l’enquête. Le respect de ces trois principes l’ont amené à concevoir un protocole d’enquête très original, fondant ainsi une démarche dans l’analyse de la réception qui inaugure un nouveau rapport à la question en sociologie des arts et de la culture.
L’ouvrage d’Emmanuel Ethis nous propose donc sur la base d’une enquête exemplaire non seulement un apport de connaissances nouvelles sur les rapports des spectateurs aux films, mais aussi une méthode d’investigation nouvelle et originale".
(Extraits de la préface de Bruno Péquignot, Paris, juin 2005)