Se
donner l’occasion de passer une heure ou deux au musée des Arts Ludiques pour
parcourir l’exposition Aardman (Paris, du 21 mars au 30 août 2015), c’est
offrir à notre imaginaire une visite à la fois jubilatoire et inquiétante,
étrange et stimulante d’un lieu où l'on découvre en actes comment fonctionne
l’anthropomorphisme qui façonne notre relation aux mondes des animaux et des
choses du quotidien. Outre les trouvailles techniques et technologiques
prodigieuses mises au jour qui y sont présentées et qui ont permis aux
créateurs du fameux label de donner vie à Wallace et Gromit, à Shaun le Mouton
et au Lapin-Garou, on peut approcher là l’esprit des formes, un esprit dont la
forme elle-même s’insinue dans et par notre relation aux choses et aux animaux.
Revoir les morceaux choisis de l’Avis des animaux demeure un moment troublant
surtout lorsqu’on découvre que ces bêtes en pâte à modeler à qui un journaliste
tend un micro pour demander comment elles vivent leur ordinaire au zoo,
répondent avec les mots, les phrases, les textes de personnes humaines pris sur
le vif dans de véritables « institutions d’enfermement », maison de
retraite, asiles ou hôpitaux. Cela pose clairement l’approche et le projet qui
habite les loustics élastiques et facétieux d’Aardman.
Le
philosophe allemand Arthur Schopenhauer a écrit que les artistes nous prêtent leurs
«yeux pour regarder le monde,
c’est-à-dire l’essence des choses qui existent hors toutes relations».
C’est exactement ces yeux que nous prêtent les Launier, les concepteurs de
l’exposition Aardman. D’évidence, la jouissance esthétique que nous avons du
monde tient en tout premier lieu à ces yeux d’artistes que nous empruntons pour
contempler non pas le monde, mais le monde auquel les arts de représentation
nous permettent d’accéder. Parmi les arts de la représentation, il en est un
dont nous avons mal ou peu analysé combien il est source de plaisir depuis
l’enfance, c’est l’art de la pâte à modeler. Nous entretenons en effet un goût manifeste,
voire une fascination pour les choses du monde représentées à petite échelle. Les
maquettes de ville ou de village, de ferme ou d’animaux finement reconstitués
ne laissent pas de retenir notre attention. Nous y projetons nos propres
histoires, nos propres rêves, nos propres relations au monde et semblons mieux
saisir ce que nous sommes tels des Gulliver au pays Lilliputiens à la fois
spectateurs et démiurges. Mais ce goût pour la représentation pour des mondes
fictifs ne se limite pas aux cités version « modèle réduit ». Il
s’étend aussi à ce que nous modélisons en imagination, nos utopies stabilisées,
que nous nous figurons comme des havres de paix pour y exercer tout ce qui fait
notre vie d’être humain dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire,
dans des conditions qui seraient de nous permettre d’être paradoxalement
détachés du monde.
Les
occasions de se confronter à ces facettes de nous-mêmes sont rares, car rares
sont les moments où s’expose si justement la matérialisation de notre
imaginaire « Puppy Love façon Donny Osmond dopée à la sortie de route
inopinée » à l’image des dernières images d’un Sacré pétrin, l’un des
premiers courts métrages mettant en scène Wallace et Gromit. Et c’est bien cela
aussi l’exposition Aardman : concevoir comment la part la plus savoureuse
et populaire qui est en nous — la part la plus caoutchouteuse – qui, parce
qu’immiscée dans le colmatage de nos personnalités d’adultes, est susceptible
de ressurgir chaque fois que nous croisons le miroir tendu par un chien
inventif qui, lui, se plonge dans la lecture de Crime et châtiment lorsqu’il est lui-même emprisonné. Ne doutons
pas que ce formidable Gromit aura évidemment surligné dans le roman de
Dostoïevski ce passage très « Aardmanien » qui nous rappelle que «l’esprit
pratique est une chose qui s’acquiert difficilement, et qui ne tombe pas comme
ça du ciel. Les idées sans doute courent les rues et le désir du bien existe,
encore qu’enfantin ; on eut même trouvé l’honnêteté, bien qu’il nous soit
tombé ici une masse incroyable de gredins, mais l’esprit pratique point !
L’esprit pratique a toujours du foin dans ses bottes». Les mots "aéronef" et "fusée" semblent recouvrir la même réalité. L’un des deux possède néanmoins un
supplément d’âme, celui de notre imaginaire qui rend assez aventurière ladite
réalité pour nous inciter à aller chercher du fromage sur la lune plutôt que
chez le fromager, ce même supplément d’âme qui nous rendrait tellement enthousiastes
à prendre le métro si on y était accueilli comme des voyageurs plutôt que comme
des usagers. C’est toujours dans ce supplément d’âme là que s’ouvrent le
ludique et la puissance d’un art qui est toujours une invite au courage joyeux de nous surpasser un peu pour mieux rêver ensemble.