"Au lieu des haines nationales qu'on nous
inspire sous le couvert du patriotisme, il faut enseigner aux enfants l'horreur
et le mépris de la carrière militaire, qui sert à diviser les hommes, il faut
leur enseigner à considérer comme un signe de sauvagerie la division des hommes
en États, la diversité des lois et des frontières ; que massacrer des étrangers
inconnus sans le moindre prétexte est le plus horrible des forfaits dont est
capable l'homme tombé au dernier degré de la bête"(Léon Tolstoï)
Dans
un article signé Léonor Lumineau paru dans le quotidien Le Monde du 3 avril 2015 et intitulé « Le service civique, une
main-d’œuvre qualifiée bon marché », on s’inquiète de la manière dont
risque d’être dévoyée la « belle idée » du service civique qui est
sensée diffuser via un engagement volontaire de notre jeunesse au service de
l’intérêt général les valeurs qui fondent notre République. Le dispositif en lui-même a été instauré par
la loi du 10 mars 2010, il offre l’occasion aux 16-25 ans d’effectuer des
missions d’intérêt général : appui aux familles et développement du lien
social au sein des quartiers, animation d’actions autour du livre en prison,
par exemple. Il est réalisé dans des collectivités publiques ou des
associations agréées par l’Etat sur la base du volontariat durant six à douze
mois. L’Etat verse entre 467 euros net d’indemnité par mois pour 24 à
48 heures hebdomadaires, auxquels s’additionnent 106 euros versés par
la structure d’accueil agréée. En 2014, ce sont 35000 jeunes qui ont fait le
choix de s’inscrire dans cette démarche, mais l’ambition annoncée par le Président
de la République d’atteindre un chiffre de 150000 à 170000 jeunes par an fait
craindre que les missions de service civique ne se transforment in fine qu’en une nouvelle forme
d’emploi sous-payé. Il est évident que cette crainte persistera et ce, malgré
la volonté de contrôle engagée par l’Agence du service civique. « Pour
limiter les risques lors de la montée en charge et pour que les emplois
déguisés disparaissent totalement, [cette dernière] propose que « les
jeunes ne soient jamais seuls sur une mission pour marquer la différence avec
l’emploi et qu’il y ait au moins un jour de formation civique et citoyenne par
mois », une mesure rendue obligatoire par la loi, mais sans pour
autant détailler le nombre de jours ». Piètre pis-aller que celui qui
trouve de telles remédiations pour différencier le service civique de l’emploi
et qui traduit en réalité les impensés du service civique, à commencer par le
sens que nous souhaitons donner collectivement au civisme lui-même.
À
cette fin, il faut commencer par se poser la bonne question dans laquelle
s’origine l’idée même de service civique : qu’est-ce qu’un service civique
apporte à l’individu qui s’y engage et à la société qui lui propose puisque
précisément ce service vise dans son projet fondateur à favoriser le
«faire société» ? Dans presque chaque débat dont l’objet est
de réfléchir aux attendus et à l’organisation du service civique, il est
immanquablement fait référence au service militaire, tantôt pour exprimer en
quoi il doit s’en différencier, tantôt pour en rappeler les avantages
organisationnels et fédérateurs pour les générations qui l’ont vécu. Il est
certain que ceux qui ont fait leur service militaire s’en souviennent et en
parlent comme un moment de vie singulier qui va de l’épuisement physique des
premières semaines de « classes », intenses, jusqu’à l’ennui consommé
des derniers mois perçus souvent comme inutiles. On y apprenait à enfiler
l’uniforme, à reconnaître les grades d’une hiérarchie organisée, à comprendre
toutes ces situations sociales où la fonction doit primer le grade, à saluer le
drapeau français au son du clairon, à échanger avec d’autres jeunes adultes que
l’on n’aurait jamais rencontré dans une telle promiscuité si le service n’avait
pas été obligatoire. Et puis, l’on se souvient aussi de ceux de nos camarades
qui parvenaient à se faire réformer ou exempter de service militaire. Le
service civique n’étant pas obligatoire, ces notions de réforme et d’exemption
n’ont de fait apparemment pas lieu d’être. Pourtant elles mériteraient de
ressurgir logiquement pour distinguer ceux qui auront fait leur service civique
et ceux qui ne l’auront pas connu : existera-t-il d’une part des français
dotés d’un civisme reconnu par la nation – ceux qui auront fait le service – et
d’autre part des français exemptés de civisme – ceux qui auront choisi de
ne pas le faire - ? Voilà le hic. Si l’on considère qu’il faut réinventer
un service civique moderne adapté à la vie et aux attendus du XXIe siècle, il
est nécessaire de se doter d’une ambition à la hauteur pour construire un
civisme qui implique toute la nation et donc un service obligatoire et enthousiasmant
dans sa mise en œuvre comme dans les objectifs sociétaux qu’il se doit de remplir.
Si
l’on part du principe que chaque français pourrait consacrer une année de sa
vie à la nation, alors pourquoi ne pas penser à la manière de la formation tout
au long de la vie, un service civique obligatoire qui s’organiserait, lui aussi,
tout au long de la vie. L’idée originale serait alors de découper ce service en
période de vie, deux mois répartis durant les années d’école primaire, trois
mois durant les années collège, quatre mois à consacrer librement à la fin de
sa formation professionnelle initiale et trois mois à choisir, quand on veut,
au moment où l’on prend sa retraite. Car la citoyenneté tout comme les
comportements de civisme ne sauraient être les mêmes tout au long de la vie, ce
découpage en moments de vie civique et citoyenne seraient sans doute l’un des
moyens les plus efficaces pour construire une société intégrée, une société du
partage, une société apaisée et libre où l’on apprend d’abord les valeurs de la
nation en primaire et au collège, où l’on donne ensuite de son temps au service
des autres avant d’entrer dans la vie active, où l’on transmet enfin une part
de ce que l’on a appris au moment de prendre sa retraite. Plutôt que d’être
vécu comme une contrainte, il s’agit dés lors de responsabiliser dès l’enfance
les citoyens à une nouvelle idée de l’engagement civique où il s’agit de valider
librement ces moments de vie et d’échange d’expérience pour bâtir un pacte
social renforcé par la participation de chacun. Utopique ou difficilement
réalisable ? Sans doute. Mais ce type d’idée a l’avantage de questionner
notre appétence à porter un idéal de société solidaire qui ne soit pas
construit en réaction à des faits dramatiques, stricts constats d’un lien
social en délitement, mais dans la volonté de porter l’ambition d’un « être ensemble »
responsable et intéressant afin de fonder les nouvelles bases d’une culture réellement
commune.