"Je ne voulais pas RT. J’ai appuyé sur le mauvais bouton. J’en suis confus. Mais moins que vous n’êtes vulgaires" (Thierry Frémaux, Délégué général du Festival du Cannes, 2013).
Lorsqu’on a la curiosité de consulter le
règlement qui régit cette association d’intérêt public qu’est le Festival de
Cannes, on découvre en exergue une phrase définitoire de la manifestation
signée de Jean Cocteau qui en fut le président en 1953 et 1954 «Le Festival est
un no man's land apolitique, un microcosme de ce que serait le monde si les
hommes pouvaient prendre des contacts directs et parler la même langue». Bien
sûr, il ne s’agit pas de lire ici la phrase du poète comme une sorte de
prémonition fulgurante de ce que l’on appelle aujourd’hui « les réseaux
sociaux », mais plutôt d’imaginer comment lesdits réseaux sociaux ont
trouvé aujourd’hui une place quasi-évidente d’où se réifie la dynamique même
des régimes de participation à certains événements culturels en offrant une
possibilité d’expression inédite et immédiate à leurs participants. À Cannes, si
l’on distingue toujours assez aisément ceux qui appartiennent à l’organisation
du festival, les invités, les compétiteurs, les festivaliers, les
professionnels du marché, les journalistes, les critiques et les badauds, les
réseaux sociaux s’imposent comme une nouvelle incitation sociale pour exhiber
le fait qu’on est « de » l’événement tout en assignant à ceux qui
entrent dans leur jeu une place inédite de témoins de la manifestation en les
autorisant à consigner à leur manière cette dernière. Pas n’importe quels
témoins. Ce sont des témoins assistés au sens où Twitter leur confère une place plus ou moins légitime en fonction
de ce qu’ils écrivent, de ce qu’ils décrivent, de ceux qui les suivent et de
ceux, qu’eux-mêmes, ils suivent. Ainsi, les registres numériques de
participation au Festival de Cannes définissent-ils, à proprement parler, les
conditions sociales d’une attestation personnelle d’association et de
coopération à l’événement.
Désormais, ce qu’on découvre sur un réseau
social comme Twitter qui, plus que
n’importe quel autre réseau, fonctionne majoritairement sur le témoignage de
l’instant soit en 140 signes soit via une image légendée ou non, ce
n’est plus une version unique et unifiée du Festival, mais plusieurs dizaines.
Et, quand plus de dix versions font « diversion », la version
officielle - reconnaissable à ce qu’elle se drape de la tautologie de
l’officialité institutionnelle - tente à nouveau de reprendre sa place dans le
réseau pour réguler, réorienter, redresser les attentions obliques des twittos
cannois, festivaliers usagers de Twitter.
On ne comprend jamais si bien l’idée d’attention
oblique qu’en regardant les films de Jacques Tati. La caméra y semble
toujours en quête de multiples narrations parallèles à ce qui, pour la plupart
d’entre nous, constituerait « naturellement » le cœur de l’histoire.
Pour le réalisateur de Playtime, les
grincements de portes dans des immeubles high-tech,
les ombres portées sur des surfaces impromptues, les forces déployées par tout
un chacun pour maintenir l’ordre apparent des choses sont autant de fausses
évidences qui façonnent les décors dans lesquels nous évoluons dans la plus
parfaite des insouciances et constituent un système de valeurs à part entière,
un regard que les critères classiques de la consommation culturelle considèrent
volontiers comme un regard distrait. Ce regard distrait, cette attention oblique, décrits avec une très
grande justesse par le sociologue Richard Hoggart est sans doute l’une des voix
les plus sûres pour accrocher toutes ces interprétations nonchalantes souvent
éloignées de la vision monolithique du monde telle que les cultures dominantes
ou « officielles » tentent de l’élaborer et de l’imposer. Ces
interprétations nonchalantes, elles, « en prennent et en laissent »
pour reconstruire une autre version de l’histoire toute aussi cohérente, mais
faite de distance et de méfiance, et d’où l’on appréhende parfois mieux la
place et le rôle de ce que l’on voudrait nous faire prendre tantôt pour le
centre du monde social, tantôt pour ses périphéries. En tant qu’événement
institutionnel, le Festival de Cannes et, plus exactement, les images et les
signes médiatiques qui tentent d’instruire une vision univoque et contrôlée de
l’événement travaillent précisément à forcer l’attention de tous les
participants sur quelques points de fixation de la manifestation et tolèrent
mal les attentions obliques. Au demeurant, il réside dans la force centrifuge
des images médiatiques du festival un joli paradoxe qui fonde la frénésie du
regard participant à Cannes. Ainsi, les vitres teintées des limousines de luxe,
surtout lorsqu’elles sont fermées, rappellent à tous ici et ce, dans une
démesure sans relâche, qu’il y aurait peut-être toujours mieux à voir que ce
que le dispositif festivalier nous presse de regarder. Voir, voir mieux, voir
pire, voir plus, voir plus ou moins, voir plus vite, voir le visible et
l’invisible, voir au travers ou au détour, voir ce qu’il ne faut pas voir, voir
comment les autres voient, se voir, revoir, se revoir, ne pas avoir pu voir,
authenticité du voir, percevoir cette vérité aveuglante du voir : le
festival reconstruit chaque année une véritable écologie du voir saturée de
symboles qui recouvrent une grande partie de la ville et qui semblent y
délimiter les frontières, mais aussi le temps de l’action, c’est-à-dire le
temps du Festival.
Thierry Frémaux et Gilles Jacob sur les Marches |
De fait, Cannes établit un véritable dispositif
d’accès au visible et au non-visible. Ce visible se laisse même dépeindre comme
une véritable économie de l’apparition par laquelle Cannes s’institue comme
spectacle aux yeux de tous ses participants. De fait, il y a
ceux qui voient, ceux qui ne voient pas, ceux qui ne font qu’entrevoir ou
apercevoir. En 1955, le sociologue Edgar Morin remarque déjà que "La
question que l'on pose à celui qui rentre de Cannes est d'abord "quelles
vedettes avez-vous vues" et ensuite "quels films" […] Puis il
doit répondre à la deuxième question, la question clé, celle qui implique et explique
toute la mythologie du festival "Est-elle aussi bien qu'à l'écran,
aussi jolie, aussi fraîche" etc. Car le vrai problème est celui de la
confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l'essence".
Pour les Cannois “ d’origine ”, les touristes et les badauds qui
fournissent l'essentiel des figurants qui peuplent les abords du palais, la
manifestation est circonscrite à quelques espaces d’extérieur, symboliques,
hautement médiatisés et puissamment investis. Ceux qui sont accrédités par le
Festival de Cannes ou le Marché du Film - professionnels du cinéma,
institutions, médias et spectateurs spécialisés ou cinéphiles – partagent, eux,
avec les organisateurs, les producteurs et les artistes du "premier
cercle" le privilège d'un accès direct - sporadique ou continu - aux
offres du Festival et aux soirées privées. Si un réseau social comme Twitter prend tout son sens dans
l’événement, c’est qu’il donne l’apparence
de structurer une sorte de communauté
numérique entre le cercle le plus proche de l’événement en train de se
faire au cœur du Palais, d’un palace ou d’une soirée et le cercle plus éloigné
constitué de ceux qui sont présents mais qui – parce qu’ils n’ont pas le
« ticket » - ne peuvent assister à l’événement : être à quelques
mètres de là où les choses semblent se passer, savoir qu’elles ont lieu dans un
même espace temps, traquer une information attestée qui donne corps et
substance à ces choses définit en soi une modalité de participation via les réseaux sociaux qui servent
aussi – bien évidemment – à relier ceux qui sont encore plus éloignés de
l’événement, n’étant pas géographiquement présents à Cannes, et qui suivent le
fil des aventures des twittos
participants qu’ils connaissent. Aussi, comprendre les conditions sociales
d’une attestation personnelle d’association et de coopération à un événement
tel que le Festival de Cannes via Twitter consiste à dépasser les
apparences entretenues d’une communauté numérique fédérée autour de l’événement et tenter de répondre à trois questions qui sont susceptibles de poser les
fondements d’une sociologie critique de ce que l’on produit sur un réseau
social donné durant un événement culturel donné :
- Qui écrit des tweets et pourquoi ?
- Qui lit ces tweets produits, comment et pourquoi les lit-on ?
- Comment évalue-t-on ces tweets et pourquoi ?
(1) Écrire sur Twitter suppose que l’on soit inscrit sur le réseau social et que
l’on se soit saisi des rudiments d’écriture et des codes minimaux qui
permettent de produire une information sur ledit réseau. Les 140 signes autorisés dans un tweet ou la
photo légendée instruisent un format contraint qui centrent le contenu des
messages sur la divulgation d’un état d’âme, d’une citation écrite ou visuelle,
de la mise en place d’une conversation qui s’apparente à l’échange public de
SMS, et, en l’occurrence, lorsqu’on participe à un événement, d’une volonté de
témoigner de ce que l’on voit et que l’on souhaite faire partager.
(2) Ceux qui lisent les tweets produits sont les followers.
Ils « suivent » un producteur de tweets
– individu ou institution et veulent faire lien avec ce dernier parce qu’ils
estiment que l’information qu’il leur apporte est légitime. Ils sont abonnés
aux comptes de ceux qu’ils choisissent de lire et avec lesquels ils aspirent à
entretenir un lien privilégié. À Cannes, par exemple, on observe des twittos qui suivent en direct «leur»
star quand celle-ci est sur Twitter,
qu’elle propose sa vision du Festival ou informe, plus simplement, de là où
elle se trouve à un moment donné de la manifestation et de ce qu’elle y fait.
La star s’abonne rarement aux comptes de ses followers (si c’est le cas, c’est d’ailleurs une consécration pour
le follower qui devient alors following, suivi par sa star). Elle est
généralement abonnée à ceux qui sont déjà ses amis dans la « vraie »
vie rendant, par le fait, publiques ses connivences amicalo-numériques. Il est
courant que les followers d’une star retweetent les tweets de leur star ce qui génère un effet gigogne des messages
déposés par celle-ci sur Twitter.
L’exemple star-fan est instructif car il permet de comprendre assez simplement
le mécanisme et l’intérêt du réseau social. L’intérêt du tweet à Cannes tient à la force testimoniale dont il est porteur,
une force qui dépend de la substance du message et de sa proximité
spatio-temporelle avec le lecteur-follower.
Un bon tweet contient une information
qui pourra être, au sens le plus terre-à-terre, réexploitée par le follower car elle vient alimenter ses
intérêts immédiats dans le cadre la manifestation cannoise (où se passe-t-il
quelque chose maintenant ?)
(3) L’évaluation d’un tweet à Cannes tient à la pertinence du message partagé, une
pertinence assertorique qui relève de son intérêt tantôt prescriptif-informatif
(quel film voir ? Où se trouve telle fête et comment y entrer ?),
tantôt de partage d’avis, de citations, d’états d’âme ou d’opinions, un intérêt
qui se mesure donc à l’aune de l’événement et des faits festivaliers qu’il
génère afin d’enrichir le sens même de chaque contribution personnelle au sein
du collectif participant. Il faut noter que le fait qu’à Cannes, outre
l’existence du compte officiel du Festival, le fait que les plus hauts
responsables de la manifestation – le président Gilles Jacob et le Délégué
artistique Thierry Frémaux - aient fait le choix d’ouvrir leur compte personnel
sur Twitter renforce la dynamique
participative à la manifestation et, en conséquence, entretient l’illusion
d’une communauté « cinéphiliconnectée »
organisée autour de l’événement.