Ce
que nous ont appris les sciences sociales qui se sont penchées depuis plus de
100 ans sur le cinéma, c’est que tout film de cinéma, du plus réaliste au plus
artificiel, est et demeure un documentaire expressif du monde social qu’il
s’agit d’interpréter afin de saisir quelles sont les dispositions
psychologiques et sociologiques du monde en question dont toute œuvre est
porteuse. S’il s’applique, de fait, à tous les types de films et tous les types
de cinéma, cette théorie trouve un terrain d’élection privilégié dans l’analyse
des grands films populaires entendus comme ces films touchent un large spectre
de publics tant sur le plan social que générationnel ce qui est le cas, un cas
sans précédent dans l’histoire du cinéma avec la saga Star Wars conçue par
George Lucas entre 1977 et 2005 et poursuivie par J.J. Abrams et
les Studios Disney en 2015. Composée de neuf longs-métrages au total et de
multiples spin-off qui seront réalisés durant un peu plus de quarante ans, plus
que d’autres, la singularité de cette saga tient au fait qu’elle aura été
réellement « co-inventée » avec ses publics respectifs transformant
peu à peu là un « simple » fait cinématographique en un fait
institutionnel et sociologique d’exception. Et, en explorant la dimension
imaginaire proposée par Star Wars, on comprend d’autant mieux ce qui
singularise une œuvre de cinéma reconnue comme telle dans toutes ses dimensions,
car ce qu’invente aussi la saga de George Lucas c’est l’idée de « film-institution »
nous confortant dans une approche du cinéma dans sa totalité sociologique,
plutôt que de se limiter à la simple étude de l’esthétique cinématographique.
Au demeurant, on comprend là d’autant mieux combien nos jugements esthétiques
sont conditionnés par leurs fondements sociaux, que ces jugements sont loin
d’être des jugements autonomes et que, seul, le cinéma considéré en tant
qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce
qui est beau et sur ce qui ne l’est pas et surtout combien le cinéma et nos
vies n’ont de s’entremêler pour s’éclairer mutuellement.
Dans
une interview récente, le créateur de Star Wars, George Lucas s’essayait à
répondre à ces questions : il rappelait ainsi avoir fait le premier volet
de la Guerre des étoiles en marge du système hollywoodien qui ne soutenait pas
le projet, et institutionnellement, lui qui se voulait marginal, avoue être
aujourd’hui devenu « le » système. En terme de spectateurs, ce sont
des publics de toutes origines qui ont mondialement pris part à la saga Star
Wars en s’appropriant ces films comme une partie de leur vie, en y projetant
leurs valeurs les plus œcuméniques. De fait, Star Wars s’apparente plus à une
production de la « mondialité » pour reprendre les mots d’Édouard
Glissant que de la mondialisation, car il n’écrase en rien les cultures du
monde, mais se marie à elles pour les exalter en un syncrétisme ouvert. En soi,
les mots « Génération Star Wars » forment pratiquement un oxymore sur le
plan social et culturel tant la série des films semble unir toutes les
générations chacune d’entre elles étant désormais en mesure de revendiquer sa
propre posture de jugement au regard de chaque opus et chaque trilogie qui
composent la saga. Les 40-60 ans adorent exprimer le fait qu’ils détestent la
prélogie, les 20-30 ans intègrent l’ensemble des trilogies en marquant une
préférence pour la Revanche des Siths, trouvent l’Empire contre-attaque, « un
peu lent », et sont joyeux de découvrir un nouveau film qui risque fort de
devenir « leur » épisode IV ou celui de leurs enfants. Dans le
détail, il n’est pas rare que dans une soirée d’amateurs de la saga, on se pose
la question tellement ludique : « et toi, à qui est-ce que tu
t’identifies le plus dans la saga ? ». La réponse est loin d’être
simple et le choix difficile et pour cause. Lucas a aussi réifié l’identité
éclatée entre ses personnages, car nous sommes tour à tour Luke, Han Solo,
Yoda, Anakin ou Padmé, C-3PO, Obiwan, Leia, BB-8, Rey ou Finn. Plus encore que
le des imitations ou identifications, Star Wars Star n’a de cesse d’explorer la
parabole de la transmission tendue entre l’inné et l’acquis, entre ce que l’on
hérite dans ses gènes et de ce que la formation de l’individu permet de
domestiquer. Mais plus intéressant encore, c’est un jeu de la reconnaissance
qui s’instaure. Qui est le mieux placé pour m’enseigner quoi ? Starwars,
c’est la quête du bon prof, du meilleur qui pour vous révéler vous aide à
devenir qui vous êtes en vous respectant. Ce n’est pas pour rien que l’éducation nationale a
lancé récemment une campagne sur le thème « Je suis ton Prof » pour
recruter ses futurs enseignants. Les
films de la saga Star Wars ont aussi revêtu peu à peu un sens prophétique et
politique amenant nombre de publics à voir dans ces derniers une apologie
contre la montée de tous les totalitarismes auxquels est exposé le monde
contemporain, ce qui est venu renforcer le spectaculaire et le jugement que
l’on a porté sur ce qui aurait pu être un « simple » récit de science-fiction.
Comme le souligne le sémiologue Laurent Jullier c’est « “Tellement plus
qu’un film…” : l’exclamation est tirée d’un article consacré au culte que
vouent ses fans à la saga Star Wars […] il ne s’agit pas que d’un film, ni
d’une série de films, ni même de la plus grosse machine à amasser des milliards
jamais concoctée par l’industrie du cinéma. Avant toute chose, Star Wars est un
objet disponible, offert à l’interprétation et ouvert aux investissements les
plus variés. Un de ces objets qui sollicitent ce que Michel de Certeau
qualifiait de bricolage ou de braconnage »[i].
De fait, la saga Star Wars permet très clairement de dépasser les théories qui
envisagent le cinéma comme un « tout-réel » ou un « tout-imaginaire ».
En effet, ce que Star Wars met d’abord en évidence, c’est, une façon de
regarder : on peut observer avec Star Wars comment le cinéma permet de
distinguer le visible du non-visible et, par-là, de reconnaître les limites
idéologiques de la perception d’une certaine époque. Ensuite, il révèle des
zones de sensibilité, des questions, des attentes, des inquiétudes, en
apparence absolument secondaire, dont la réapparition systématique d’un film à
l’autre souligne l’importance. Enfin, la saga propose diverses interprétations
de la société et des rapports qui s’y développent ; sous couvert d’une
analogie avec le monde sensible, qui le fait souvent prendre pour un témoin
fidèle, elle révèle notre société comme « représentable » à un moment
donné de son histoire. C’est en arrière-plan de ce point de vue, que l’on
retrouve une conception institutionnelle du cinéma, c’est-à-dire qu’il convient
avant toute chose de l’analyser comme relevant d’une construction par laquelle,
à une époque donnée, comme l’écrit le sociologue Pierre Sorlin, « il capte
un fragment du monde extérieur, le réorganise, lui donne une cohérence et
produit à partir du continuum qu’est l’univers sensible, un objet fini, abouti,
discontinu et transmissible »[ii].
Tout
comme ses personnages qui se questionnent plus sur un « qui-être ? »
qu’un « qui suis-je ? » éprouvant à l’image d’« Anakin
Vador » ou plus encore du « Stormtrooper Finn » les multiples
allers-retours qui jalonnent leur chemin de vie entre côté clair et côté
obscur, la saga Star Wars est marquée par un stupéfiant mélange de facilités et
d’extrêmes subtilités : elle nous offre à tous un parcours de la
reconnaissance, car on peut tous, dans un premier temps, y accéder rapidement,
sans obstacle puis, dans un second temps, prendre un plaisir infini à nous
égarer dans son enchevêtrement luxuriant de maldonnes, de confusions,
d’antinomies, de cafouillis et retours en spiritualités qui ressemblent tant à
nos vies[iii].
C’est d’ailleurs là que se trouve la véritable revanche de Dark Vador, dans le "réveil de la force" que les sciences sociales ont pu prendre en considérant
enfin que les grandes œuvres du cinéma populaire et en l’occurrence l’œuvre
singulière que constitue la saga Star Wars est bel et bien un objet poétique et
scientifique singulier dans lequel notre société se met en scène et se montre,
un accès ouvert sur l’univers imaginaire des réalisateurs en lien souvent
profond avec celui — émaillé de compétences et d’attentes singulières — de leurs
publics.