23 décembre 2015

LA REVANCHE DE DARK VADOR ou comment Star Wars a transformé (entre autre) le regard que les sciences humaines et sociales portent sur le cinéma

Ce que nous ont appris les sciences sociales qui se sont penchées depuis plus de 100 ans sur le cinéma, c’est que tout film de cinéma, du plus réaliste au plus artificiel, est et demeure un documentaire expressif du monde social qu’il s’agit d’interpréter afin de saisir quelles sont les dispositions psychologiques et sociologiques du monde en question dont toute œuvre est porteuse. S’il s’applique, de fait, à tous les types de films et tous les types de cinéma, cette théorie trouve un terrain d’élection privilégié dans l’analyse des grands films populaires entendus comme ces films touchent un large spectre de publics tant sur le plan social que générationnel ce qui est le cas, un cas sans précédent dans l’histoire du cinéma avec la saga Star Wars conçue par George Lucas entre 1977 et 2005 et poursuivie par J.J. Abrams et les Studios Disney en 2015. Composée de neuf longs-métrages au total et de multiples spin-off qui seront réalisés durant un peu plus de quarante ans, plus que d’autres, la singularité de cette saga tient au fait qu’elle aura été réellement « co-inventée » avec ses publics respectifs transformant peu à peu là un « simple » fait cinématographique en un fait institutionnel et sociologique d’exception. Et, en explorant la dimension imaginaire proposée par Star Wars, on comprend d’autant mieux ce qui singularise une œuvre de cinéma reconnue comme telle dans toutes ses dimensions, car ce qu’invente aussi la saga de George Lucas c’est l’idée de « film-institution » nous confortant dans une approche du cinéma dans sa totalité sociologique, plutôt que de se limiter à la simple étude de l’esthétique cinématographique. Au demeurant, on comprend là d’autant mieux combien nos jugements esthétiques sont conditionnés par leurs fondements sociaux, que ces jugements sont loin d’être des jugements autonomes et que, seul, le cinéma considéré en tant qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce qui est beau et sur ce qui ne l’est pas et surtout combien le cinéma et nos vies n’ont de s’entremêler pour s’éclairer mutuellement.  


Dans une interview récente, le créateur de Star Wars, George Lucas s’essayait à répondre à ces questions : il rappelait ainsi avoir fait le premier volet de la Guerre des étoiles en marge du système hollywoodien qui ne soutenait pas le projet, et institutionnellement, lui qui se voulait marginal, avoue être aujourd’hui devenu « le » système. En terme de spectateurs, ce sont des publics de toutes origines qui ont mondialement pris part à la saga Star Wars en s’appropriant ces films comme une partie de leur vie, en y projetant leurs valeurs les plus œcuméniques. De fait, Star Wars s’apparente plus à une production de la « mondialité » pour reprendre les mots d’Édouard Glissant que de la mondialisation, car il n’écrase en rien les cultures du monde, mais se marie à elles pour les exalter en un syncrétisme ouvert. En soi, les mots « Génération Star Wars » forment pratiquement un oxymore sur le plan social et culturel tant la série des films semble unir toutes les générations chacune d’entre elles étant désormais en mesure de revendiquer sa propre posture de jugement au regard de chaque opus et chaque trilogie qui composent la saga. Les 40-60 ans adorent exprimer le fait qu’ils détestent la prélogie, les 20-30 ans intègrent l’ensemble des trilogies en marquant une préférence pour la Revanche des Siths, trouvent l’Empire contre-attaque, « un peu lent », et sont joyeux de découvrir un nouveau film qui risque fort de devenir « leur » épisode IV ou celui de leurs enfants. Dans le détail, il n’est pas rare que dans une soirée d’amateurs de la saga, on se pose la question tellement ludique : « et toi, à qui est-ce que tu t’identifies le plus dans la saga ? ». La réponse est loin d’être simple et le choix difficile et pour cause. Lucas a aussi réifié l’identité éclatée entre ses personnages, car nous sommes tour à tour Luke, Han Solo, Yoda, Anakin ou Padmé, C-3PO, Obiwan, Leia, BB-8, Rey ou Finn. Plus encore que le des imitations ou identifications, Star Wars Star n’a de cesse d’explorer la parabole de la transmission tendue entre l’inné et l’acquis, entre ce que l’on hérite dans ses gènes et de ce que la formation de l’individu permet de domestiquer. Mais plus intéressant encore, c’est un jeu de la reconnaissance qui s’instaure. Qui est le mieux placé pour m’enseigner quoi ? Starwars, c’est la quête du bon prof, du meilleur qui pour vous révéler vous aide à devenir qui vous êtes en vous respectant. Ce n’est pas pour rien que l’éducation nationale a lancé récemment une campagne sur le thème « Je suis ton Prof » pour recruter ses futurs enseignants. Les films de la saga Star Wars ont aussi revêtu peu à peu un sens prophétique et politique amenant nombre de publics à voir dans ces derniers une apologie contre la montée de tous les totalitarismes auxquels est exposé le monde contemporain, ce qui est venu renforcer le spectaculaire et le jugement que l’on a porté sur ce qui aurait pu être un « simple » récit de science-fiction. Comme le souligne le sémiologue Laurent Jullier c’est « “Tellement plus qu’un film…” : l’exclamation est tirée d’un article consacré au culte que vouent ses fans à la saga Star Wars […] il ne s’agit pas que d’un film, ni d’une série de films, ni même de la plus grosse machine à amasser des milliards jamais concoctée par l’industrie du cinéma. Avant toute chose, Star Wars est un objet disponible, offert à l’interprétation et ouvert aux investissements les plus variés. Un de ces objets qui sollicitent ce que Michel de Certeau qualifiait de bricolage ou de braconnage »[i]. De fait, la saga Star Wars permet très clairement de dépasser les théories qui envisagent le cinéma comme un « tout-réel » ou un « tout-imaginaire ». En effet, ce que Star Wars met d’abord en évidence, c’est, une façon de regarder : on peut observer avec Star Wars comment le cinéma permet de distinguer le visible du non-visible et, par-là, de reconnaître les limites idéologiques de la perception d’une certaine époque. Ensuite, il révèle des zones de sensibilité, des questions, des attentes, des inquiétudes, en apparence absolument secondaire, dont la réapparition systématique d’un film à l’autre souligne l’importance. Enfin, la saga propose diverses interprétations de la société et des rapports qui s’y développent ; sous couvert d’une analogie avec le monde sensible, qui le fait souvent prendre pour un témoin fidèle, elle révèle notre société comme « représentable » à un moment donné de son histoire. C’est en arrière-plan de ce point de vue, que l’on retrouve une conception institutionnelle du cinéma, c’est-à-dire qu’il convient avant toute chose de l’analyser comme relevant d’une construction par laquelle, à une époque donnée, comme l’écrit le sociologue Pierre Sorlin, « il capte un fragment du monde extérieur, le réorganise, lui donne une cohérence et produit à partir du continuum qu’est l’univers sensible, un objet fini, abouti, discontinu et transmissible »[ii].

Tout comme ses personnages qui se questionnent plus sur un « qui-être ? » qu’un « qui suis-je ? » éprouvant à l’image d’« Anakin Vador » ou plus encore du « Stormtrooper Finn » les multiples allers-retours qui jalonnent leur chemin de vie entre côté clair et côté obscur, la saga Star Wars est marquée par un stupéfiant mélange de facilités et d’extrêmes subtilités : elle nous offre à tous un parcours de la reconnaissance, car on peut tous, dans un premier temps, y accéder rapidement, sans obstacle puis, dans un second temps, prendre un plaisir infini à nous égarer dans son enchevêtrement luxuriant de maldonnes, de confusions, d’antinomies, de cafouillis et retours en spiritualités qui ressemblent tant à nos vies[iii]. C’est d’ailleurs là que se trouve la véritable revanche de Dark Vador, dans le "réveil de la force" que les sciences sociales ont pu prendre en considérant enfin que les grandes œuvres du cinéma populaire et en l’occurrence l’œuvre singulière que constitue la saga Star Wars est bel et bien un objet poétique et scientifique singulier dans lequel notre société se met en scène et se montre, un accès ouvert sur l’univers imaginaire des réalisateurs en lien souvent profond avec celui — émaillé de compétences et d’attentes singulières — de leurs publics.



[i] Laurent Jullier, Star Wars, Anatomie d’une saga, Armand Colin, Paris, 2005.
[ii] Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Aubier, Paris, 1977.