« Dans le flux inévitable, quelque chose demeure. Dans la permanence la plus accablante, s’échappe un élément qui devient flux. » (Alfred North Whitehead, Procès et réalité)
Dans L’Usine à images, un ouvrage qui rassemble ses principaux textes, on découvre combien le poète et philosophe iconoclaste, Ricciotto Canudo pressent dans la gestuelle des acteurs hollywoodiens des origines l’un des principes cardinaux qui va fonder, au propre comme au figuré, le sens de l’art cinématographique. Selon lui, le septième art se façonne ainsi en « prescrivant » par le biais du grand écran des attitudes et des pauses humaines susceptibles de prétendre à l’universalité et va, comme jamais auparavant, impulser une force inédite et cinétique à nos mythes et à leur circulation. Pour être plus juste, il faudrait dire que le cinéma (ré) invente nos mythes, comme la philosophie le langage ou les sciences physiques la nature qui lui préexiste. Aussi, est-ce la représentation d’un baiser qui, sans doute, va s’imposer comme le geste inaugural le plus puissant et le plus maîtrisé où l’on peut apprécier dans toutes ses dimensions la capacité pétrifiante et durable de l’imagerie cinématographique à se distiller dans la conscience ses publics. Ce baiser est un « baiser manifeste » qui subsume toutes les aspirations, toutes les inspirations du cinéma qui se déportent dans ce geste d’amour filmé, animé, et même réanimé. Ce baiser date de 1937, c’est celui de Floriant, le Prince charmant du long métrage d’animation de Walt Disney, Blanche-Neige et les sept nains. À la fin du film, l’homme en cape découvre Blanche-Neige, sans vie, allongée dans son cercueil, entourée de ses sept compagnons qui la pleurent. Elle a succombé, comme tant d’autres avant elle, parce qu’elle a croqué une pomme empoisonnée, « la » pomme empoisonnée. Mais le baiser de Floriant va ramener Blanche-Neige à la vie. Et, cette résurrection-là, quarante-deux ans après la sortie des usines Lumière à Lyon, va bel et bien installer le cinéma dans son siècle comme cet instrument privilégié de « rédemption de la réalité matérielle » — pour reprendre les mots du théoricien Siegfried Kracauer —, un instrument avec lequel percevoir ce « flux de la vie » qui, dès lors, viendra alimenter nos imaginaires en conscience.
Ego sum resurrectio et vita : je suis la résurrection et la vie ! En mettant en scène le baiser du Prince Floriant, c’est bien à un nouveau miracle chrétien de la résurrection que Walt Disney va donner corps en renvoyant ses publics sur leur capacité à croire ce qu’ils voient. Par-là même, il part du postulat selon lequel il est nécessaire de dealer une sorte de pacte implicite avec les spectateurs qu’il prend au sérieux, c’est-à-dire qu’il les conçoit, des plus jeunes aux plus âgés, comme de véritables Saint-Thomas en puissance. Puisque vous ne croyez que ce que vous voyez, si je vous fais témoins de l’incroyable, est-ce que quelque chose changera en vous ? Bien sûr on peut être prompts à disqualifier Blanche-Neige au prétexte qu’il s’agit d’un dessin animé, d’une fable, d’une histoire. Mais le tour de force de Walt Disney, c’est d’avoir permis, le temps d’un film, à un public familial d’éprouver l’expérience conceptualisée par l’écrivain britannique Samuel Taylor Coleridge, celle d’une suspension consentie de l’incrédulité (Willing suspension of disbelief), poussée ici dans ses derniers retranchements. Le propre de notre foi poétique revient dans ces moments précis à « puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité ». Nous apprenons beaucoup sur nous-mêmes chaque fois que nous expérimentons les limites de notre suspension consentie de l’incrédulité. En ce sens, le cinéma demeure un art qui dépend autant de ses spectateurs que de ses narrateurs, tout comme la littérature, le théâtre ou le conte. Il n’est pas une réalité virtuelle. Il n’a de cesse d’interroger encore et encore notre faculté de croire, à faire croire, à symboliser et à faire symboliser. Lorsqu’un film nous bouleverse, nous fait ressentir quelque chose qu’on ne parvient pas totalement à décrire, nous sommes toujours enclins à inciter notre entourage à aller le voir plutôt que de dévoiler les ressorts d’une intrigue qui ne fera sens qu’à l’écran. Nous pressentons toujours ce qu’un film a de précieux, si précieux d’ailleurs, qu’il est difficile de recommander ledit film sans mettre à l’épreuve notre tentation de spoiler. Le spoileur est celui qui sait et qui sait qu’en révélant ce qu’il sait, il diminuera d’autant le plaisir de celui à qui il fait ses révélations. Il y a cependant une exception à cette règle, si le spoileur est convaincu qu’il est important d’attirer votre attention sur un moment précis, s’il s’agit de créer une attente afin que vous puissiez jouir pleinement de celui-ci, c’est-à-dire mieux le saisir dans toutes ses dimensions. Si vous n’avez jamais vu de films de vampires et que l’on vous explique que dans les films de vampires, les vampires se reconnaissent au fait qu’ils ne se reflètent pas dans les miroirs, si, de surcroît, on ajoute que s’ils ne se reflètent pas, c’est aussi parce qu’ils sont la traduction de notre part ténébreuse et que c’est pour cela qu’il n’y a que notre image dans le miroir, alors l’activité de spoiler participe à vous faire accéder à un seuil de compréhension et de signification symboliques certain, voire utile. Spoiler peut ainsi se rapporter à cette louable intention si chère à Jean-Jacques Rousseau et qui consiste à tenter d’habiter le monde avec « la conscience de l’autre ».
Quarante-deux ans après le film de Georges Lucas, le dernier chapitre de la franchise Star Wars — Star Wars IX, l’ascension de Skywalker — réalisé par J.J. Abrams et produit par la Walt Disney Pictures, est supposé clôturer cette saga, qui, comme Blanche-Neige en son temps, peut se prévaloir d’être devenu tant un phénomène planétaire que « trans et inter » générationnel. Comme Blanche-Neige, cet ultime film se conclut par un baiser. Après de multiples combats, dont un affrontement final qu’ils mènent côte à côte contre les Siths et l’Empereur Palpatine, Ben Solo — ex-Kylo Ren — retrouve Rey, l’héroïne victorieuse, allongée à même le sol, sans vie. Elle n’a pas survécu à la bataille suprême. Aussi va-t-il utiliser toute sa force pour la ramener à la vie. C’est à cet instant que Rey décide d’embrasser Ben Solo qui, lui, ne survivra pas à ce baiser et dont le corps va disparaître et s’évaporer comme celui de tant de valeureux Jedis avant lui. Comment ne pas entrevoir dans ce baiser l’ambition flagrante du réalisateur et de la firme Disney de porter dans la gestuelle de ce baiser de mort à la fois la récapitulation de tous les baisers miraculeux que le Prince Floriant avait inauguré en offrant une seconde vie à Blanche-Neige, mais également, dans la symétrie même de ses effets, une manière de signifier non seulement la fin de la saga, mais la fin d’un siècle de cinéma hollywoodien ? En disparaissant, Kylo Ren/Ben Solo nous rappelle qu’un miracle ne peut avoir lieu qu’une fois, que la gestuelle du baiser de cinéma est le signe d’un autre temps, que les mythes aussi peuvent s’évanouir ou pour le moins s’épuiser. Star Wars est devenue, un peu malgré elle, cette merveilleuse totalité testamentaire de tout ce que le cinéma a porté y compris la représentation d’un monde ingouvernable où les démocraties n’ont de cesse d’être menacées, où la révolution semble permanente, où un seul mythe susceptible d’expliquer le monde ne peut jamais suffire, où notre besoin de consolation est évidemment impossible à rassasier. Avec Star Wars, on a pu matérialiser devant nos yeux le seul véritable miroir de ce Héros aux mille et un visages théorisé par Joseph Campbell, un miroir dans lequel, nous sommes nous, publics et spectateurs de cinéma, les seuls à nous refléter. Ces mille et un visages sont aussi ceux de ces fans qui se travestissent pour aller voir le film, tantôt en Jedis, tantôt en Empereur, en Princesse Leïa, en Dark Maul ou Dark Vador. Star Wars a permis de dévoiler une part de notre identité, de nous faire croire à chaque fois que nous sortions de la salle de cinéma que nous étions potentiellement habités par la Force, que peut-être nous avions encore un cheminement initiatique à effectuer pour passer du bon côté de la Force. Dans Édifier un monde. Interventions, Annah Arendt déclare : « L’un des grands avantages de notre temps, c’est ce qu’a dit René Char : “Notre héritage n’est précédé d’aucun testament” (Les Feuillets d’Hypnos, écrits entre 1943 et 1944). Cela veut dire que nous sommes entièrement libres d’utiliser où que nous le voulions les expériences et les pensées du passé (…). Cette liberté (…) ne repose que sur la conviction que chaque être humain en tant qu’être pensant peut réfléchir aussi bien que moi et peut former son propre jugement s’il le veut. Ce qu’on ne sait pas, c’est comment faire naître ce désir en lui. Réfléchir, cela signifie de toujours penser de manière critique, cela signifie que chaque pensée sape ce qu’il y a en fait de règles rigides et de convictions générales ». En s’achevant Star Wars nous livre, à l’instar de René Char, un testament cinématographique dont nous sommes désormais les héritiers, libres de ne plus être asservis à la prochaine sortie au cinéma, libres de penser que définitivement, le monde nous appartient.
(CE TEXTE SERA LE DERNIER PUBLIÉ SUR CE BLOG, IL VIENT LUI AUSSI CONCLURE CETTE AVENTURE DU MAKING-OFF DU SPECTATEUR QUI COMPREND 220 TEXTES AU TOTAL ET QUI RESTERONT CONSULTABLES. MERCI DE VOTRE FIDÉLITÉ)