"On ne doit jamais écrire que de ce qu'on aime. L'oubli et le silence sont la punition qu'on inflige à ce qu'on a trouvé laid et commun dans la promenade à travers la vie" (Renan)
Voilà.
C’est mon anniversaire. J’ai sept ans. Tout rond. Nous sommes un 21 décembre.
Depuis deux ans déjà, je connais le mot qui caractérise cette journée particulière dans le
calendrier. C'est sans doute ce qui conduisit Madame Gédras, une de mes premières institutrices, à penser - à tort - que, bien que "réservé et prenant rarement la parole", je possédais "malgré tout un p'tit dico sympa dans la tête" pour mon âge: «SOLSTICE
d’Hiver». Pas simple à prononcer pour un gamin au palais déformé par
le pouce qu’il suce depuis le début de sa vie. «SOLSTICE d’Hiver». C'est le jour le plus court de l’année, le jour de mon anniversaire. J’ai sept ans et ce
jour est un grand jour, car j’ai l’impression que j’entre pour une fois dans la
cour des grands, car mes parents m’ont réservé une surprise qui va transformer
le reste de ma vie. Définitivement. J’en suis conscient au moment même où je vis ce moment. Ma première sortie au cinéma. Au cinéma de la grande ville – Compiègne —,
située à une quinzaine de kilomètres de Longueil-Annel, le village de mon
enfance lorsqu'on emprunte la route de la forêt en passant par la carrière de
l’Armistice. J’aime ce parcours où parfois des biches traversent la route en bondissant exactement comme l'image sur les panneaux de la signalétique routière. Accélération. Il faut arriver à l'heure. Impatient de franchir pour la première fois les portes du Celtic. J’ai le souvenir d’être passé déjà deux ou
trois fois devant ce cinéma majestueux diapré d'affiches colorées et d'une façade éclairée comme un arbre de Noël toute l'année. "C’est le cinéma pour les grands !" me rappelle mon père avant d'entrer. Je suis grand. Je vais voir Dumbo, l’éléphant volant.
Pour
être sûrs de ne rien louper de l'envol du petit pachyderme, mes parents ont pris
des tickets pour le balcon, tout au bord. Je pose les coudes sur la rambarde, me penche
pour regarder les gens s’installer en bas. "À l’orchestre " me dit ma
mère. Bizarre, car il n’y a pas de musiciens. "Oui, c’est comme
ça. S’il devait y en avoir, ils iraient en bas". Tout est rouge dans le
grand cinéma. La salle est immense. Fauteuils rouges, moquettes rouges,
luminaires dorés. Une dame habillée en rouge de promène entre les rangs de
l’orchestre avec des confiseries et surtout des glaces Miko.
« Ne t’en fais pas, elle passe aussi par le balcon, mais après. Tu vois –
ajoute ma mère – c’est bien le balcon, car nous quand on termine nos glaces, le
film a déjà commencé. En bas, ils les ont déjà finis. Quand je pense qu’ils
paient leurs places plus cher…» Je suis d’accord avec ma mère, mon
héroïne. Je crois que j’avais compris avant même de sortir de la petite enfance
combien mes parents prenaient toujours un soin inouï à rendre la réalité
plus belle en valorisant tout ce à quoi nous pouvions avoir accès, un peu comme le
résultat d’une expédition merveilleuse. Tout ce décor, ces gens assis derrière,
dessous, ces dames aux glaces, ces fauteuils de grands en velours, ces
strapontins faits pour les retardataires, cette douce chaleur, cet écran
publicitaire fascinant qui faisait la promotion de tous les grands magasins de
la ville qui s’enroulait doucement sur lui-même pour laisser place à l’écran
blanc, tout était jouissance et jubilation. Les luminaires se tamisent et font
place au noir. Seul le panneau marqué « sortie » au-dessus de la
porte reste allumé. Je me demande pourquoi. J’aurai préféré le noir total en
guise de plénitude. Mais le film démarre et mon attention oublie peu à peu la
«sortie». « Walt Disney ! C’est le monsieur qui a fait le
film. Il porte la même petite moustache que ton père. Tu sais c’est le monsieur
qu’on voit dans l’émission de Pierre Tchernia à la télé ». J’ai du mal à
fixer mon attention sur le film. Pas facile. Ce n’est pas que c’est trop long,
mais au contraire, c’est trop rapide. Je vois Dumbo tout petit, le bébé
éléphant, et j’aimerai que l’image se fige pour me permettre de le regarder
plus longtemps, pour me donner le temps de rêver sur chacune de ses péripéties.
Je comprends qu’il est comme moi. Petit. Comme moi, il a une maman qui prend
soin de lui et le protège. Plus jamais je ne regarderais ma mère de la même
manière après ce film, car je saisis vraiment ce que signifie « protéger
son fils ».
Dumbo
rêve, Dumbo vole, Dumbo est malmené par des corbeaux. Trop de choses pour moi
dans la vie de Dumbo. Et où a-t-il dégoté un train dont la locomotive possède
une tête et une casquette de contrôleur ? Bizarre tout cela. Tout comme la
musique et les chansons. Je ne sais si j’aime ou pas. Mais cela m’intrigue
vraiment. Je pleure quand Dumbo pleure. J’ai peur quand Dumbo a peur. Je crois
que je ne parviens cependant pas à m’identifier à l’éléphanteau, car je suis
certain que je ne voudrais pas vivre ce qu’il vit. Fin. J’ai sept ans. C’est
mon anniversaire. Nous sortons du cinéma. Il fait nuit. C’est la journée la
plus courte de l’année. La neige commence à tomber. Il faut rentrer pour manger
le gâteau d’anniversaire. Une génoise faite par ma mère avec de la confiture de
fraises au cœur et une jolie coque de chocolat. Je pense à Dumbo qui n’en
mangera pas. Je pense à cette drôle de plume qui lui permettait de voler et à
ses oreilles trop grandes. « Est-ce que j’ai quelque chose de trop grand
moi, ou de trop petit ? Est-ce qu’il y a des corbeaux qui se sont déjà
moqués de moi ? Oui, je crois, je crois bien, parce que je n’ai jamais été
super doué pour jouer à quoi que ce soit dans la cour de récré. Parce que cela
me donne ce que les adultes appellent des complexes. Je suis le plus
merveilleux pour mes parents, mais j’ai bien conscience qu’ils me regardent
comme la mère de Dumbo. Mes copains, même mon meilleur ami, Jérôme, sont tous
bien plus forts que moi, en sport, à l’école et je suis timide, bien trop
timide même si je tente de séduire mon institutrice avec mon “SOLSTICE d’Hiver”.
Je sais déjà que je la dupe, que c’est une tactique qui vise à me différencier
un peu, pour me faire remarquer. Dumbo ne me ressemble pas, et pourtant je vis déjà son calvaire. J’ai
sept ans et j’ai déjà souvent eu envie de mourir. Car, à la différence de
Dumbo, aucun talent ne m’a été révélé. Je ne sais pas voler. Je n’ai rien qui
me permette d’exister au milieu des autres. Rien, sauf peut-être la conscience
précoce de tout cela. Jacques Chardonne décrit ce sentiment singulier par le
mot de “fatalité”. C’est bien cela. Ce qui nous permet de survivre à l’enfance,
ce n’est pas une quelconque forme de courage, c’est la fatalité…
Et parfois les corbeaux.