1 — Le Pass-Culture est une bonne idée de campagne, mais est-ce une bonne idée de politique publique ? À quelle intention répond cette idée ?
Le Pass-Culture est, en effet, une bonne idée de campagne, et ce parce qu’il touche à quelque chose qui stimule l’imagination citoyenne, notamment en reposant à nouveaux frais la question de la démocratisation de la culture et de son accessibilité. Plus encore, ce à quoi s’attache cette idée c’est à une focale ajustée sur les pratiques (ou les non-pratiques) d’une classe d’âge identifiée : les jeunes de dix-huit ans. Là, on entre de plain-pied dans la mise en œuvre d’une politique publique qui interroge de manière très directe la question de l’égalité (et des inégalités) devant les arts et la culture d’une génération au moment où elle entre dans l’âge adulte. Car ce que l’on entrevoit, surtout dans le prolongement d’un parcours d’éducation artistique et culturelle, c’est que le Pass-Culture serait une manière de dire « bienvenue, à toi de jouer maintenant pour t’approprier ce qui t’appartient : les arts et la culture de ton pays ». Le Pass-Culture devrait être un signe de confiance que la Nation adresse à sa jeunesse, une jeunesse qui, de facto, acquiert le droit de vote en même temps que la monétisation de son Pass-culture. S’il est porté ainsi, le symbole prend tout son sens.
2 — Comment le Pass-Culture est-il conçu ? En quoi est-il original ou complémentaire par rapport aux pass locaux ou régionaux existants ?
D’après ce qu’énonce la ministre de la Culture Françoise Nyssen, il devrait fonctionner comme un « GPS culturel » ouvert sur l’offre du territoire où l’on se trouve pour accéder autant à des lieux de diffusion, de création qu’à des cours de pratiques artistiques ou des librairies où acheter un livre. Si l’on en croit les ambitions originales que le Pass s’est fixé, il devrait sans doute penser à inclure des solutions de transport vers les lieux culturels, des parcours immersifs dans les Festivals et les musées et les expositions, mais aussi dans les Parcs naturels, qui sont eux aussi des lieux de patrimoine. Enfin, il devrait permettre de construire une sociabilité culturelle en invitant des amis ou des membres de sa famille qui n’ont pas le Pass et, pourquoi pas, organiser des sorties de groupes. Sur ces derniers points, il diffère quelque peu des Pass locaux ou régionaux. Mais on imagine très bien qu’il a vocation à s’inscrire en complémentarité de ces derniers car ils visent nombres d’objectifs communs. Il faut veiller à ce qu’il ne soit pas un simple gadget technologique comme le soulignent certaines critiques. En ce sens, il dira quelque chose de nous, de la manière dont nous concevons l’ouverture à la culture au XXIe siècle, car c’est aussi un objet politique.
3 — À quelles conditions le Pass-Culture peut-il permettre aux jeunes de trouver la voie d’une culture émancipatrice ?
Si l’on en revient à l’idée de campagne du Président de la République, le Pass n’était pas un dispositif technologique autonome, mais bien articulé à un parcours d’éducation artistique et culturelle. Il devait viser à permettre à chaque jeune de prendre son autonomie vers les mondes de la culture, mais autonomie signifie avant tout « construction d’un parcours personnel avec les autres, au milieu des autres ». À l’université d’Avignon, nous avions mis en place avec le vice-président culture, Damien Malinas, un « patch Culture » permettant à chaque étudiant d’accéder aux structures culturelles de son territoire pour cinq euros, au moins une fois. Il a été très utilisé par les étudiants notamment pour accéder à leurs « premières fois » culturelles. Premières fois à l’Opéra ou à la Cour d’Honneur du Palais des Papes, le discours ludique que sous-tendait notre patch (d’où le nom) c’était que la culture était susceptible de créer de belles dépendances et que c’était le bon moment pour pousser des portes qu’on n’aurait sans doute jamais poussé sans le patch afin de se surprendre en se laissant séduire par des propositions artistiques auxquelles on n’avait jamais songé jusque-là, et, dans une certaine mesure, de partir à la découverte du sentiment d’exister par soi-même par le biais de nos expériences culturelles. Bien entendu cela n’est concevable que si l’on a été préparé, c’est-à-dire si le Pass se situe à l’issue ou dans le contexte d’un parcours d’éducation artistique et culturelle. En général à 18 ans, on se construit avec ses propres références, des références parfois en rupture avec celles acquises dans le milieu familial ou durant sa scolarité. Mais pour être en rupture encore faut-il avoir des références originelles.
4 — Quatre territoires vont faire l’objet d’une expérimentation (le Bas-Rhin, l’Hérault, la seine Saint-Denis et la Guyane). Que faut-il attendre de l’évaluation auquel le Pass devrait donner lieu ?
Cinquante de nos monuments nationaux sont accessibles gratuitement pour les moins de 26 ans depuis plusieurs années. On constate que, malgré le bienfondé « sociologique » de cette mesure, le dispositif n’est pas ou peu utilisé. Il arrive même qu’on puisse le déplorer sauf qu’en réalité, nous ne nous sommes pas dotés des meilleures conditions pour qu’il puisse fonctionner. Car qui le sait ? Qui connaît cette mesure ? Est-ce que nous communiquons et informons le public concerné ? On se retrouve un peu dans la même situation que pour l’ACS, l’aide à l’acquisition d’une couverture complémentaire de santé. Qui connait l’ACS et toutes ces aides sociales auxquelles ont droit les plus vulnérables sans pourtant ne jamais les solliciter ? Le politologue Philippe Warrin parle de non-recours et montre ainsi que bien plus d’un tiers des aides sociales ne sont jamais sollicitées. Il constate trois raisons à cela : la non-perception (du fait des méandres administratifs), la non-demande (du fait de supposées contreparties non explicites) et la raison la plus importante, la non-information (on ignore le dispositif). Faire ce parallèle sur les aides sociales est important pour réfléchir le Pass et ses attendus d’usages. L’évaluation devrait ainsi rendre explicite dès le départ : (1) la simplicité de son utilisation (2) le fait qu’il s’agisse bien d’un pacte social qui est un don avec comme seule contrepartie l’espoir de nous ancrer dans la citoyenneté culturelle et (3) le cadre communicationnel et informatif du Pass et de ses usages. C’est une vaste campagne de communication et une préparation avant, pendant et après nos dix-huit ans qui consacrera le Pass en symbole national d’émancipation culturelle.
5 — On évalue le coût de mise en place du Pass, en année de croisière, à 400 millions d’euros pour qu’il bénéficie à une classe d’âge atteignant 18 ans. Comment supporter un tel financement sans affaiblir les autres actions portées par l’État ?
C’est toute la complexité du dispositif qui ne doit pas déshabiller Pierre pour habiller Paul d’une part, et d’autre part c’est un renversement dans la conception du financement de la culture, car l’objectif de ces 400 millions doit être, bien évidemment, de financer la culture. Il y a renversement car on finance l’usager et non la structure, créant par là-même, pour les structures culturelles qui participent au Pass, la nécessité voire l’obligation de se rendre lisibles et attractives pour leurs futurs publics d’une autre manière. On en revient à l’importance de la sensibilisation et d’une éducation au Pass avant qu’il ne soit crédité et, plus essentiel encore, à la concertation et la réflexion à propos de ce qui figurera dans le Pass, ce qui nous renvoie à la responsabilité collective de ce que nous souhaitons transmettre à ceux qui vont avoir 18 ans. Mais il est évident que le Pass implique une sorte de pacte de confiance entre toutes les générations, un pacte déposé dans une application qui n’aura d’autres choix qu’être vivante et participative : au regard de l’expérience d’autres Pass, on se demande si, d’une part, il fonctionnera et si d’autre part, il fonctionne, comment valorisera-t-il les structures et les propositions culturelles particulièrement portées par l’État et l’ensemble des partenaires institutionnels.
6 — Le Pass est associé à une application destinée à repérer l’offre culturelle locale. Cette application a vocation à être ouverte à tous. Quel sens faut-il donner à un tel dispositif ?
Si elle n’était pas ouverte à tous alors l’application n’aurait aucun sens social : aucune conversation, discussion, aucun échange sur l’offre et ses opportunités ne seraient possibles. Or c’est tout de même l’objectif cardinal d’une telle application : provoquer les rencontres actives, explorer en collectifs les propositions artistiques et culturelles d’un territoire donné. Si ce Pass numérique est conçu comme un dispositif High Tech, il ne sera approprié par ses futurs usagers et ceux qui y auront accès que s’il fonctionne comme une Low Tech, c’est-à-dire une technologie qui est simple, pratique, économique et surtout populaire. Les applications les plus populaires qui sont sur nos téléphones portables sont celles qui s’installent facilement dans le prolongement de nos préoccupations sociales « ante-applications » : météo, calculatrice, recherche d’informations, localisation sur une carte, appareil photo, horloge, réseaux conversationnels… C’est dans cette philosophie des usages que le futur Pass doit frayer son chemin pour que ses publics puissent frayer le leur dans le monde culturel.