Même si nous ne le formulons pas de la même manière, nous avons tous plus ou moins conscience de l’accord tacite qui nous relie les uns et les autres : la promesse des grandes et des petites récompenses qui jalonnent nos vies. Ces promesses et ces récompenses n’ont d’autre utilité que de distiller en chacun d’entre nous l’idée que chaque aboutissement plus ou moins ritualisé, chaque reconnaissance objectivée avec plus ou moins d’éclat, contribuent à entretenir un certain ordre social, à la fois hiérarchisé et partagé, ce qui, à bien des égards, relève presque d’une gageure existentielle. Nous intériorisons cet ordre social de promesses en récompenses, de récompenses en promesses. Dans cette alternance, se dessinent nos horizons d’attentes. Et, bien qu’ils soient le produit de nos abstractions personnelles, nous n’atteignons jamais ces horizons. Heureusement, les promesses et les récompenses, sécrétées au fil des jours, nous aident à façonner nos réalités en des destins qui tendent vers ces horizons, et ce, en nous procurant assez de matière sur mesure pour nous raconter nous-mêmes, comme n’importe quel autre, du moins en théorie. Car, là où les promesses nous apparaissent sous la forme d’idéaux ou d’utopies, nos récompenses, parce qu’elles sont concrètes, ne nous offrent, en définitive, que des satisfactions dissimulant comme le compte à rebours de leur péremption, ou pour le dire autrement, des imperfections latentes.
Ce bac obtenu sans la mention espérée, cette augmentation de salaire à peine satisfaisante, cette guérison totale susceptible de laisser néanmoins quelques séquelles apparentes, ce trophée plaqué or que vous pensiez vraiment en or massif, votre mariage où, pour d’incompréhensibles raisons, votre seul véritable ami n’a pu assister, ce dernier épisode de l’ultime saison de votre série TV préférée où les réponses que vous attendiez ne sont pas à la hauteur de votre imagination, ce dernier concert de votre idole gâché par la qualité d’un son de guitare électrique omniprésent et par trop saturé, ces retrouvailles avec vos amis d’enfance qui vous ont fait réaliser que vous aviez vieilli plus que vous ne l’imaginiez, cette surprise programmée de longue date avec grand soin mais dont l’effet est resté bien en-deçà de vos espérances, ce tour de magie dont vous aviez compris la chute une seconde à peine avant qu’il ne s’achève, ce voyage dont vous rêviez gâché par une douleur soudaine et lancinante juste avant le départ, cet étudiant tout au fond de l’amphi là-haut à droite qui est demeuré indifférent à ce qui était sans doute votre meilleur cours à en croire l’enthousiasme du reste de l’assemblée, ce cadeau de Noël qu’on vous offre deux années de suite avec la même candeur, cette seule et unique toute petite critique négative glissée parmi les dizaines d’autres, élogieuses, que votre dernier ouvrage a suscité, cette « première fois » décevante tout comme cette deuxième dénuée de la charge émotionnelle si puissante que vous aviez placée dans la première, cette opération de chirurgie esthétique qui, en effaçant vos rides, a également gommé un part congrue de ce qui faisait votre expressivité, ce gâteau d’anniversaire qui bien que respectant à la lettre la recette que suivait votre mère ne parvient pas pour autant à vous procurer l’effet « madeleine de Proust » tant attendu …
La plupart du temps, nous préférons embellir nos récits de vie pour oublier ou pour faire oublier cette part d’imperfection qui s’est immiscée à notre insu dans ce qui aurait dû n’être que des moments et des événements sociaux de plénitude. Il faut, en général, une véritable prise de distance pour faire ce retour sur soi qui permet de restituer la juste place de ces éléments biographiques embarqués en passagers clandestins. Et pour cause, lorsqu’on les vit en pratique, ces imperfections des récompenses font toujours perdre un peu de cohérence au couple « promesse-récompense » et ne nous semblent pas vraiment contribuer comme nous l’aurions souhaité à l’harmonie de la séquence biographique dans laquelle ils interviennent. Elles éraillent cette représentation commune de l’existence, cette illusion rhétorique que l’on somme de faire sens tout de suite, pour introduire du discontinu, de l’aléatoire, de l’incertain, de l’imprévu ou du « piment » tel qu’a posteriori on se plait à les qualifier parfois. Même le bon sens populaire dispose de ces expressions sur mesure nous faire accepter les imperfections des récompenses et tenter d’en contenir les effets : « faute de grives, on mange des merles », « faute de pain, on mange de la galette », « quand le poisson manque, l’écrevisse est un poisson ». Il nous arrive même de croire à nos propres fables, à l’image du Renard de La Fontaine, lorsqu’affamés, nous ne parvenons pas à atteindre ces raisins situés trop en haut de la treille, nous déclarons « Ils sont trop verts et bons pour les goujats ». À défaut de mieux, il s’agirait donc de se contenter de ce que l’on a. Mais nous ne nous en contentons pas, preuve en est, La Fontaine conclut cette fable-là, non par une pirouette moralisatrice comme on tend trop souvent à le croire, mais par une interrogation ironique visant à comprendre le biais par lequel notre Renard justifie son échec :« Fit-il pas mieux que de se plaindre ? ». Ces plaintes ont leur utilité. Elles évitent de perdre la face nous permettant, pour un moment, de dissimuler aux yeux des autres compatissants l’imperfection de ce qui aurait dû être une récompense. En mettant du vraisemblable à la place du vrai, nous y voyons notre intérêt. Pour un moment seulement.