La mise en fiction de certains faits historiques nous aide souvent à
prendre le champ nécessaire pour comprendre rétrospectivement comment, seule,
la conjugaison d’événements sociaux, de mutations technologiques, d’aspirations
politiques ancrées et non encore réalisées, permettent de passer d’une époque à
une autre, de construire une nouvelle modernité. Ainsi la remarquable série Downton
Abbey de Julian Fellowes montre-t-elle comment juste après la Guerre
1914-1918, en Angleterre comme en France et en Allemagne, nous sommes entrés
véritablement dans le XXe siècle, avec l’invention du téléphone, de nouveaux
métiers comme la dactylographie ou la sténographie permettant aux femmes de
s’affranchir de leur domesticité et de revendiquer leur droit de vote, avec les
effets collatéraux du naufrage du Titanic réputé pourtant insubmersible,
avec la mise en place d’écoles d’ingénieurs et de lieux de recherche fédérateurs,
avec la revisitation par le peuple et la nouvelle bourgeoisie de l’imposition
des valeurs portées par les représentants de l’ancienne noblesse. Ce qui a
façonné le «mental» du XXe siècle repose de façon cardinale sur l’appropriation
progressive des conséquences sociales diffuses de ces faits qui se sont croisés
à l’intersection de la sortie de cette première Guerre Mondiale, guerre qui
était avant tout le résultat objectif d’une crise générale d’une société encore
édifiée à l’aune du XVIIIe. En transposant aujourd’hui les questions que nous laisse entrevoir la
mise en fiction de Downton Abbey, on comprend que les crises
financières, idéologiques, politiques et sociales dans lesquelles nous sommes
plongés ne nous ont pas encore permis de tourner la page de tout ce qui nous
attache encore au «mental» de notre vieux XXe siècle. Et pour cause, nous n’avons pas
encore forgé collectivement un projet politique stratégique qui s’impose
presque de lui-même lorsqu’un pays doit se reconstruire après une guerre, mais
qui peine à se mettre en œuvre lorsqu’une société tient avant tout à perpétrer
ce qu’elle suppose être ses acquis et ses avantages sociaux, qu’il s’agisse de
ceux des élites comme de ceux des moins favorisés. Le véritable problème est
d’ordre sociologique car les acquis et les avantages sociaux sont surtout devenus
des acquis et des avantages catégoriels. Au reste, rien d’étonnant dans une
société où nos élites, non sans cynisme, ont dévoyés les valeurs républicaines
de l’égalité, de la liberté et de la fraternité pour séparer méticuleusement
leur “progéniture” du reste de la société en leur conférant des privilèges de
filiation via notamment les modalités de sélection des lieux de formation qui
leur sont majoritairement réservés, des lieux hypocritement drapés du voile
d’une apparente méritocratie. C’est bien cette illusion méritocratique qu’il
faudrait d’ailleurs analyser finement pour comprendre les contours et les
limites contemporaines de ce système entretenu à grands frais dans ses logiques
les plus archaïques.
En France, cette
fin du mois de mai 2014 voit converger des chiffres qui ne sont plus des
symptômes mais des preuves avérées de la crise globale que nous
traversons : chômage en hausse, augmentation des votes extrêmes,
multiplication des foyers d’épidémie de gale, éducation du primaire au lycée en
berne, construction du logement étudiant en retard de vingt ans,… Pour la première
fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les jeunes vont jusqu’à incorporer
l’idée qu’ils évolueront dans un monde où leur situation générale sera, de
fait, moins bonne que celle de la génération qui les a précédé. L’ascenseur social n’est pas en panne, il ne fait en réalité que descendre. Pourtant le fait qui, plus que tout autre,
devrait retenir notre attention ces jours-ci pour nous faire comprendre la
nécessité de penser sans attendre notre XXIe siècle passera sans nul doute très
vite à la trappe de l’actualité alors même qu’il devrait résonner comme un
ultime signal : en effet, après avoir déjà commis quelques saccages dans
leur école en 2010, des étudiants d’HEC viennent à nouveau de vandaliser leur
école. On a affaire ici à un événement qui va bien au-delà d’un simple fait
divers. On le sait, selon nombre de classements, HEC arrive en tête des grandes
écoles de commerce en France et possède une solide réputation internationale.
Alors pourquoi, lors d’une fête, des étudiants réputés triés sur le volet
décident-ils de détruire le campus qui est censé les faire réussir et les
inscrire durablement dans les clubs les plus élitaires qui soient ?
Et si la jeunesse promise à avenir sans nuage – au fond – refusait-elle d’elle
même sans trop savoir pourquoi ni comment l’exprimer cette destinée dans
laquelle leurs aînés souhaitent la confiner. Lorsque «La crème de la crème»
pour reprendre le titre éponyme du récent film de Kim Chapiron, la nouvelle
génération promise à occuper les meilleurs postes stratégiques doute à ce point
d’elle-même, c’est bien le glas de tous les archaïques de nos modes de
transmission qui résonne. Se projeter dans l’avenir suppose d’abord de rêver à
un avenir collectif en déposant nos promesses d’avenirs dans notre appareil de
transformation d’enseignement supérieur et de recherche qui n’a de cesse de se
réformer sans réellement s’imposer dans nos têtes comme le plus beau lieu de
fabrique de futurs. C’est un presque un paradoxe. À croire que les réformes
successives et pourtant pour partie nécessaires que subissent notamment les
universités seraient pensées sans objectif ni projet. Beaucoup sont ceux qui
sont prêts à le croire, à commencer par certains de nos médias qui, complaisants
avec les «grandes écoles», semblent souvent renvoyer d’une année à l’autre les
mêmes copiés-collés d’une représentation terne, fatiguée, incroyablement triste
de nos universités. Lorsqu’on interroge les journalistes eux-mêmes, certains
admettent d’ailleurs en coulisse que leur rédaction ne prend pas les sujets
positifs, car ceux-ci sont bien moins « vendeurs ». C’est donc là que
nous sommes rendus, à nous délecter que de représentations dépressives, à
considérer que sont moins vendeurs des sujets sur une jeunesse exaltante, sur
des découvertes scientifiques qui nous permettent de nous dépasser, sur la
fierté de voir nos enfants réussir ensemble ? Si c’est une réalité, elle
traduit dans les faits quelque chose d’assez malsain, ce qu’avait d’ailleurs
fort bien décrit en son temps le sociologue Siegfried Kracauer lorsqu’il
constatait qu’en 1929, dans l’Allemagne en crise, les publics se précipitaient dans
les cinémas pour y voir des films plus sombres encore que ce qu’ils vivaient
afin se doper au malheur, s’imaginant ainsi mieux dotés que ce dont ils
n’étaient encore que spectateurs. Mauvais signe qui a aboutit à la
structuration d’un des pires régimes politiques que l’humanité a connu, ce qui
devrait, en temps de recrudescence de peste brune, nous faire plus que
réfléchir.
Revenons à
nous. En effet, il est urgent d’affirmer collectivement que le devenir de nos
universités devrait s’écrire comme une Success Story permanente et que
les réformes qui structurent l’enseignement supérieur et la recherche ont bien
pour projet majeur et magistral de rassembler nos étudiants, nos enseignants,
nos chercheurs plutôt que de les séparer en institutions trieuses et en
querelles stériles de légitimité : rassembler les filières dites d’élites
et celles où l’on forme à l’esprit critique, les formations
professionnalisantes et les centres de recherches, nos réformes doivent
continuer à porter ceux qui en sont les acteurs pour imaginer et partager ce
beau projet commun de former notre jeunesse enfin réunie le temps de ses études
supérieures. Le lieu de formation et de recherche lisible et visible sur le
plan international et européen porte bien le nom d’université et l’université
de demain doit être en nature et en finalité celle où l’on formera ensemble des
élites ouvertes et généreuses, des professionnels de tous niveaux de formation,
des intellectuels et des artistes qui osent penser le monde, des chercheurs
inspirés par tous ceux qui les ont entouré au moment de leurs études, des lieux
de formation tout au long de la vie. C’est
là le premier défi qui nous ancrera véritablement dans le XXIe siècle désormais
tant attendu. Ce défi est le premier que nous devrions relever car il faut être
convaincu que toutes les mutations sociales et culturelles se subsument sous ce
défi-là, un défi qui a quelque chose d’ultime. Le manquer reviendrait à
s’enfermer définitivement dans l’idée qu’aucune voie d’avenir ne pourra
prétendre être une voie de progrès global. Le réussir, c’est nous entrainer
dans un mouvement global vers une reprise de confiance utile et une
reconnaissance nécessaire vis à vis des générations présentes et à venir pour
leur permettre une destinée plus belle que la nôtre inspirée avant tout par une
transmission sociétale partagée, fraternelle, égalitaire et généreuse.