Comment définiriez-vous les classes
moyennes ?
La
première définition est simple : les classes moyennes sont celles qui
relèvent d’un certain niveau d’imposition défini par les revenus. Dans cette
catégorie, on trouve aussi bien des professions intermédiaires, des employés et
même une partie des cadres. Ou bien on peut aussi définir les classes moyennes
par ce qu’elles ne sont pas : ni la frange la plus riche, ni la frange la
plus pauvre de la population…C’est un ensemble flou et finalement attrape-tout.
Or en tant que sociologue, je m’intéresse aux modes de vie, ce qui me semble
une façon plus intéressante « d’entrer » dans la question.
L’attachement aux loisirs et le niveau de diplômes rentrent en ligne de compte
et on devient de fait plus fin dans son analyse.
Quels seraient les marqueurs culturels liés
aux classes moyennes ?
Dans
« La préparation du roman », un très beau cours dispensé au Collège
de France, Roland Barthes dit cette phrase : « Ils laisseront la
culture aux classes moyennes ». La formulation peut apparaître
condescendante au premier abord mais il est important de s’arrêter dessus. Ce
sont justement dans les classes moyennes que nous allons trouver le plus
d’ « agitation culturelle ». C’est là où tout se passe, où la
création est repérée et repérable. Les classes moyennes sont consommatrices de
culture. Elles confirment les tendances et parfois les lancent. Contrairement
aux idées reçues, ses membres ne sont pas des suiveurs. Leur identité passe par des choix
culturels.
Vous parliez de Roland Barthes. Justement,
dans « Mythologies », il semble se moquer de certains référents
culturels qui parlent aux classes moyennes : l’acteur photographié chez
Harcourt, Minou Drouet...
Plus
que de la moquerie, je parlerais d’ironie. Il évoque la mythologie moderne de l’homme moderne, cet
accès aux choses auxquelles les classes moyennes aspirent et qui sont
transmises hors modèle scolaire. C’est la logique même de démocratisation.
Pierre Bourdieu, lui, parlait de la « bonne volonté culturelle » des
classes moyennes. Je ne fais pas partie de ces sociologues qui se plaisent à
mettre à mal sa pensée, car je pense que ceux qui vont au théâtre ou au cinéma
font preuve d’une réelle sincérité. Ils ne le font simplement pas pour se
« positionner » socialement. Et on ne peut pas leur donner n’importe
quoi à voir ou à lire.
C’est pourtant un préjugé qui a la peau
dure…
Prenons
un exemple. Les professionnels se plaignent du tassement de la fréquentation
des salles de cinéma. Mais parce que les « fabricants » de culture
traitent mal leur public. Si
« Intouchables » a remporté un tel succès, c’est parce que ce film,
porté par un beau scénario était aussi empreint de valeurs fortes. Proposer un
« Intouchables 2 » serait une hérésie et les spectateurs ne seraient
certainement pas dupes. Passé un certain âge, nous savons revendiquer nos
choix. Nous souhaitons exister à travers ce que nous aimons. Et les gens savent
très bien ce à quoi ils ont à faire.
Justement, le cinéma n’est-il pas le medium
culturel d’excellence pour les classes moyennes ?
A
mon sens, c’est en tous les cas le plus bel instrument de démocratisation
culturelle. D’abord parce qu’il est à un prix qui convient à tout le monde. Dès
les années 30-35, on y met en scène des récits grandioses tirés de la
littérature ou de la mythologie. Surtout, le 7ème Art met l’art de
l’acteur à la portée de tous. Avec les Fairbanks, Pickford, Chaplin, la figure
du « grand comédien » s’impose dans l’inconscient collectif et donne
des normes de ce qu’est un « grand acteur ». Et aujourd’hui, quand
vous voyez que les cinémas proposant la retransmission de l’ouverture de la
saison au Metropolitan Opera font salle comble, on peut se dire que cette
dimension de propagation de la culture ne s’est pas perdue en route.
Concernant le théâtre, il y a les
établissements publics et privés. Les classes moyennes ont-elles une
préférence ?
Non,
elles se partagent entre les deux. Le théâtre public va être un théâtre de
formation, d’éducation artistique avec la présentation d’œuvres exigeantes. Le
privé va plutôt être le lieu du délassement, plus « routinisé » :
on y va pour voir des « effets » attendus par le spectateur. S’ils
n’y sont pas, il y a déception. Mais si l’objet n’est pas le même, dans les
deux cas, le plaisir ressenti est identique.
On parle souvent des Trente Glorieuses
comme l’âge d’or des classes moyennes. C’est également la période où la culture
de masse se développe avec l’apparition du transistor, du Livre de Poche,
l’émergence de grands festivals populaires. Voyez-vous une corrélation entre
les deux ?
Effectivement,
les Trente Glorieuses vont affirmer et confirmer ce qu’on pouvait attendre de
cette « culture de masse ». Malraux en a été un des ingénieurs avec
la fondation de Maisons de la Culture ou la création du label « Art et
essai » pour le cinéma. Mais le mouvement avait débuté en amont. Avec les
congés payés de 1936 se pose la question de l’occupation du temps libre. Et
comment utiliser ce temps pour l’éducation populaire. Ce à quoi le sociologue
Joffre Dumazedier répondait par les « 3 D » : il montrait que ce
temps disponible n’était pas qu’une simple récupération sur le temps de travail
mais qu’il permettait délassement, divertissement et développement. Ce n’est pas un hasard si Jean Vilar
installe son Festival à Avignon, une ville qui se trouve sur la route des
vacances… Attention toutefois: Les Trente Glorieuses impulsent un
mouvement mais des différences subsistent. « Mon oncle » de Jacques
Tati le montre bien. Dans cette France des années 50, se téléscopent l’ancienne
classe moyenne, celle incarnée par Tati lui-même, celle des fortif’ ou de la
proche banlieue. Et la nouvelle classe moyenne avide de progrès et représentée
par la sœur dans le film. Ces deux-là vont finalement se rassembler pour
regarder la télévision.
Justement, la télévision a été un vrai
passeur de culture. On pense aux grandes fictions de l’ORTF, aux émissions
littéraires de Dumayet et Desgraupes…
Effectivement,
la télévision a été un vrai moyen d’appropriation de la culture. Et l’ORTF a
joué un vrai rôle de démocratisation. Si vous regardez des archives sur le site
de l’INA avec des programmes comme « Monsieur Cinéma » ou
« Lecture pour tous », de Desgraupes et Dumayet, vous verrez combien
la langue est riche. Les journalistes y emploient un vocabulaire élargi qui
permet pourtant à tous d’avoir une compréhension des choses. Prenons l’exemple
du feuilleton Belphégor : vous imaginez ? Juliette Gréco, le Louvre,
un héros mystérieux. On est loin du fantôme de supermarché ! Cette
télévision avait pour vocation de faire partager le beau. Aussi, je trouve cela
plutôt rassurant quand je vois qu’Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture
parle d’exigence culturelle et s’élève contre la diffusion, sur des chaînes
publiques, de programmes de « scripted-reality ».
Vous parlez d’Aurélie Filipetti. Or c’est
la première fois depuis longtemps qu’on a justement une Ministre de la Culture
issue des classes moyennes… Les précédents –Mitterrand, Albanel, Donnedieu de
Vabres- provenaient de la bourgeoisie.
À mes yeux, elle représente l’une des figures les moins attendues sur l’échiquier politique. Elle est la porte-parole de la
jeunesse, d’une aspiration des classes moyennes à avoir le meilleur sur le plan
artistique et culturel. Alors que le ministère de Frédéric Mitterand n’était au
service que de lui-même, il me semble qu’elle a compris qu’il fallait que nous
nous ressaisissions pour mettre en place de véritables collectifs autour des
arts et de la culture et faire rayonner la culture française.
Il y a deux sortes d’établissements dont
nous n’avons pas parlé et qui, pourtant, sont très importants dans la diffusion
de la culture chez les classes moyennes : la bibliothèque et le
conservatoire.
En effet, ils constituent tous deux des lieux de culture et de formation. Ils offrent une vision du potentiel culturel auquel on a à faire. En pénétrant dans une bibliothèque, on fait l’expérience physique d’une entrée dans la culture. Nous nous situons de façon concrète au milieu de livres et prenons conscience de façon tangible de tous les savoirs que renferme l’endroit. Au conservatoire, on passe de l’auditeur à l’acteur. On stimule la création et l’ouverture d’esprit.
C’est ici que naissent les créateurs de demain. Et je crois que cela véhicule une idée d’importance quant à l’éducation artistique. Ces lieux rappellent à ceux qui les fréquentent que la culture n’est pas seulement l’affaire d’une élite qui en hériterait «naturellement». Mais qu’elle est avant tout question de transmission. Et que chacun y a droit.
En effet, ils constituent tous deux des lieux de culture et de formation. Ils offrent une vision du potentiel culturel auquel on a à faire. En pénétrant dans une bibliothèque, on fait l’expérience physique d’une entrée dans la culture. Nous nous situons de façon concrète au milieu de livres et prenons conscience de façon tangible de tous les savoirs que renferme l’endroit. Au conservatoire, on passe de l’auditeur à l’acteur. On stimule la création et l’ouverture d’esprit.
C’est ici que naissent les créateurs de demain. Et je crois que cela véhicule une idée d’importance quant à l’éducation artistique. Ces lieux rappellent à ceux qui les fréquentent que la culture n’est pas seulement l’affaire d’une élite qui en hériterait «naturellement». Mais qu’elle est avant tout question de transmission. Et que chacun y a droit.
[On retrouvera cet entretien dans l'intégralité du dossier consacré à la culture et aux classes moyennes dans le magazine Muze n°77 octobre/novembre/décembre 2014]