07 avril 2011

VOIR ENSEMBLE. Un entretien d'Emmanuel Ethis avec Emmanuelle Lallement

Dans le cadre de la réflexion sur le devenir du Louxor, PARIS-LOUXOR a entrepris d’interroger celles et ceux qui font et pensent la culture dans la ville. Il est venu pour quelques heures à Paris et repart aussitôt pour Avignon. Rendez-vous est donc donné au Train Bleu, gare de Lyon, dans les salons lambrissés du Big Ben Club. Vieux fauteuils club, thé vert et pâtisseries, serveurs affairés, autour de nous des VRP en transit, des touristes en partance, des couples au départ, bref l’atmosphère est très cinématographique. Emmanuel Ethis est sociologue de la culture et président de l’Université d’Avignon. Passionné de cinéma, il a consacré plusieurs ouvrages au «rendez-vous» cinématographique, à l’expérience du spectateur, à la réception des œuvres filmiques et à l’analyse des publics et des spectateurs de cinéma et des grands festivals (Cannes, Avignon,…).

« Le cinéma c’est le voir ensemble par excellence »

Comment concevez-vous la place du cinéma dans la ville ?
Un cinéma contribue à la mémoire d’un quartier, il façonne les relations d’attachement au quartier, même pour les gens qui se ne s’y rendent pas. Les gens se disent « j’ai un cinéma chez moi et j’ai la possibilité d’y aller un jour ». On est forcément fier d’avoir un cinéma près de chez soi, un beau cinéma, avec une programmation, un cinéma qui représente quelque chose. Car un cinéma est toujours un lieu de vie, un lieu qui vit non seulement au rythme de la programmation qu’il diffuse mais aussi au rythme du quartier. Il y a une interaction particulière qui se crée quand le cinéma est en ville, moins quand il est hors les villes. Savoir que des gens vont visiter ce cinéma place un quartier en situation d’accueillant, et ce n’est pas rien.

Quelles sont vos observations sur la place du cinéma à Avignon ?
Nous avons crée à Avignon l’Observatoire des pratiques cinématographiques. C’est la ville française qui d’après les statistiques du CNC connaît la plus grosse fréquentation cinéma par siège. Pendant 4 ans d’enquête, on a pu mettre en évidence que le public du cinéma à Avignon avait été multiplié par 2,5 et que 67% des spectateurs avaient des lieux en commun. Il y a donc une très bonne circulation des spectateurs entre les différentes salles. Les programmations sont différentes, parce que le goût du cinéma entraine le goût du cinéma et parce que le goût du cinéma dans la ville implique une volonté de changer de décor et d’aiguiser une curiosité. Il existe donc une curiosité non concurrentielle de cinéma. C’est intégré à la vie des gens. A Avignon, le Pathé Palace, le Capitole et l’Utopia sont des cinémas qui ont une place singulière dans la vie des gens, dans la dynamique des quartiers, dans l’appréhension culturelle des lieux. En tant qu’habitants on habite avec le cinéma qui est à côté de chez soi. Mais il y a aussi le multiplexe Pathé Cap Sud qui est dans une zone urbaine dense, avec beaucoup d’habitat populaire, et dans une zone commerciale importante, on remarque plusieurs années après son ouverture que le lieu reste beau, qu’il est respecté. Les gens sont touchés d’avoir dans leur quartier un vrai beau cinéma et non pas une énième MJC ou un quelconque centre culturel.

Le cinéma est-il toujours un enjeu de démocratisation de la culture ?
En sociologie culturelle on est très soucieux de l’idée de démocratisation culturelle et on sait que le cinéma reste la pratique culturelle dominante des Français. Le cinéma est certes inscrit dans le secteur privé mais il est la pratique culturelle la mieux partagée. Il est populaire par excellence. Dans un quartier populaire c’est donc très important. Mais le cinéma ne doit pas être un lieu intimidant au contraire un lieu dans lequel on aime à se retrouver. Le cinéma c’est le voir ensemble par excellence, on y partage des points communs, cela favorise la communication. Faire émerger ces formes là est important.

De quoi est faite l’expérience du spectateur dans le lieu cinéma?
Le lieu cinématographique est aussi un lieu de mémoire. J’ai longtemps étudié les publics de cinéma et il est évident que la mémoire du spectateur se construit aussi par rapport à un lieu et non par rapport à ce qu’il voit, aux films. Les exploitants ne s’en rendent pas toujours compte. Mais la manière dont on entre, la manière dont on y est accueilli, la manière dont on y vit, ça construit des souvenirs singuliers. A Avignon on a le cinéma Pathé Cap Sud, c’est un cinéma qui ressemble à l’intérieur à un cinéma type « dernière séance », avec des hôtesses d’accueil, des fauteuils rouges, avec un stand de confiserie et on se rend compte que les gens interagissent beaucoup. C’est un lieu d’échange, dans les files, dans la salle, dans les espaces communs. La programmation est alors un point d’appui.

La réouverture du Louxor, qu’est-ce que cela vous évoque ?
Le Louxor renvoie à tous les ciné-palaces majestueux mais populaires, il va pouvoir offrir plus que ce que nous permet d’acheter une place de cinéma. C’est un enjeu de démocratisation culturelle important. Le Louxor peut être porteur de ces logiques là et peut être fort réussi dans un quartier comme Barbès. Marin Karmiz a fait aussi des expériences de cinéma dans des quartiers populaires, il montre que cela peut changer la vie d’un quartier, que cela instaure une logique de respect par rapport à un lieu culturel. Le Louxor peut drainer des populations extérieures au quartier, à condition qu’il y ait des programmations singulières, des films qu’on ne peut pas voir ailleurs, et qu’on verra dans des conditions singulières. La programmation « cinéma du sud » est sans doute une bonne idée, mais sans faire une mono-programmation. La personnalité d’un cinéma ne vient jamais d’une couleur unique. Jean Cocteau disait qu’être original c’est essayer de faire comme tout le monde mais sans y parvenir. A l’échelle du Louxor, ce serait donc faire comme tout le monde, faire une programmation populaire mais sans démagogie et introduire des nuances grâce à l’apport des films du sud.

(Cher Sociobloguers, je vous invite à cliquer sur le site de référence Paris-Louxor. Remerciements à Emmanuelle Lallement, à Frédéric Poletti et à Laurent Laborie)