17 novembre 2009

LE MYSTÈRE DU CHIFFRE ou la mal-mesure des faits télévisuels

"Tous les chiens, quand ils sont dans l'embarras, se mettent à bailler"

Pourquoi perdre son temps et son énergie à enquêter sur les publics de la culture puisque d’emblée, cette activité, qu’elle soit ou non qualifiable de scientifique, relève de la gageure ? Certes, lorsqu’on observe les statistiques sur les pratiques culturelles produites en direction et souvent à la demande des pouvoirs publics, on admet assez aisément que ces dernières définissent une sorte d’espace mental de la justification, utile pour assister et nourrir – du moins aime-t-on le croire – décision et réflexion politiques en matière de culture. Il est vrai que les chiffres, lorsqu’ils nous sont servis sous forme de pourcentages fiables pourvus d’une marge d’erreur minime, ont tout pour flatter notre réalisme scientifique en nous aidant de surcroît à traiter, à l’instar du sociologue Émile Durkheim, les faits sociaux comme des choses.

Par le chiffre, tout se compare avec n’importe quoi puisque la mesure, exerce, dans son énoncé même, un pouvoir de fascination où l’illusion d’une pseudo découverte s’amalgame au vertige d’appartenir au monde qu’elle est censée décrire: «Vingt-huit millions de francs, c’est ce que coûte à la France l’avion de combat Rafale, chaque jour qui passe. Le nombre de romans que nous achetons toutes les 24 heures [nous français] : 245 249 alors que dans le même temps, naissent 2 010 bébés et 2 000 chiots » . Outre qu’ils tentent des rapprochements qui nous laissent songer que le chiot a quelque chose de plus « rare » que le bébé, ces chiffres présentés tels quels dans l’éditorial d’un numéro «spécial 25 ans» de l’hebdomadaire Le Point consacrent là une véritable unité esthétique d’un tout mesurable, offert sans autre espèce de précaution.

Les chiffres se succèdent les uns aux autres pour nous apprendre quoi ? Qu’en un dimanche, sur les six chaînes hertziennes confondues, la télé diffuse dans l’ensemble de ses téléfilms 126 meurtres, 142 fusillades et 153 bagarres. Que faut-il déduire de ces chiffres-là ? Qu’il nous est presque statistiquement impossible de ne pas tomber sur une scène de violence lorsque l’on allume le petit écran ? Que la fusillade de L’homme qui tua Liberty Valance ou que le meurtre de l’Inconnu du Nord-Express valent autant, ou aussi peu, que n’importe quelle fusillade ou n’importe quel meurtre mis en scène dans les fictions à bon marché de M6 ? Que l’imagination des scénaristes est de plus en plus restreinte ? Que le dictat de l’audimat fonctionne à plein régime ? Que, placés juste à côté de l’information qui nous dit que la télévision est allumée en moyenne 5h10 par jour et par foyer, ces chiffres de la violence permettent d’imaginer le téléspectateur français sous les traits d’une brute sanguinaire potentielle dont on admettra facilement qu’il puisse un jour passer lui-même à l’acte ? Bien entendu, le Point se garde bien de se demander comment fonctionne la prise de distance de l’individu face à la fiction audiovisuelle ou romanesque. À quoi bon d’ailleurs ? L’on préfère dépeindre le téléspectateur en chiffe molle décervelée et déresponsabilisée – le fait même de regarder la télévision est un indice de sa pauvre condition spectatorielle tellement évidente – pour régler, en bons iconoclastes modernes, leur compte aux images de fiction. L’on commandite une étude rapide au Centre National de la Cinématographie sur les jeunes et le cinéma de violence et de sexe, l’on se garde bien d’aller trop loin dans la définition du genre - « cinéma de violence et de sexe » - ou de la catégorie - « jeune » - , et l’on barde hâtivement les fictions télévisuelles d’une signalétique d’avertissement par tranches d'âge ce qui présente l’avantage paradoxal de baliser très sûrement les attentes de « ses » publics . Qu’importe, la législation a fait mine de tenir compte du chiffre : la signalétique télévisuelle labélise ses fictions comme le drapeau sur la plage tente, pour sa part, d’annoncer l’état de la mer en vue d’une éventuelle baignade.

05 novembre 2009

L’IMPASSE CRÉATIVE DU "DÉSIR D'UNIVERSITÉ"...

Ou la place inexistante de notre enseignement supérieur et de notre recherche publics dans les grands médias nationaux dits de « service public »

En 1997, lorsque le Président Chirac met fin au service militaire, l’Armée française trouve en moins d’une année les moyens de se valoriser et de valoriser les nouvelles carrières de ses corps en inventant des spots publicitaires sans précédent qui émaillent toutes les chaines du service public vantant les mérites de ces « nouveaux métiers réservés à ceux qui choisissent de servir la France et de vivre en même temps une grande aventure de vie ». Lorsque le Président Sarkozy réforme l’université et s’offre parallèlement la possibilité de nommer le PDG de France Télévisions : pas une image de plus sur nos grandes chaînes nationales pour accompagner la mutation du paysage universitaire national et ceux qui le font. Tout français qui a voyagé à l’étranger sait pourtant combien - vu d’ailleurs - l’on attend du Président de la République française qu’il soit le premier protecteur des savoirs, de la connaissance, de la recherche, des arts et de la culture qui ont si longtemps permis à la France de construire sa singularité et son rayonnement mondiaux.

Et, ne nous y trompons pas : en procédant à la réforme de ses universités, la Ve République est réputée opérer là l’une de ses plus grandes évolutions car c’est bien à son logiciel de transformation et de mobilité sociales qu’elle s’attaque. Si on lui accorde l’attention et les moyens qu’elle nécessite, cette réforme métamorphosera définitivement nos paris sur l’avenir, la manière dont nous pensons nos liens intergénérationnels et les modalités de l’espoir que nous plaçons dans nos générations futures.

Aussi faut-il s’interroger sur le fait que cette réforme et ces évolutions ne soient jamais valorisées autrement qu’à travers un discours institutionnel dont l’ampleur est tellement décalée au regard de l’ambition même qu’elles sont censées portées qu’on peut parfois se surprendre à douter de ladite ambition. De surcroît, au-delà du discours institutionnel, on est obligé de constater qu’aucun socle de représentations sociales n’appuie ces transformations. Faut-il croire que nos étudiants et nos universités ne soient pas susceptibles de stimuler l’imaginaire des uns et des autres ?

Aucune série télévisée, aucun film de fiction, aucun roman en France ne portent centralement la préoccupation de nos institutions de la connaissance, de la recherche ou de l’innovation. Le décor apparemment ne s’y prêterait pas. Dans le même ordre d’idées, journalistes et médias n’ont jamais eu que de très rares attentions portées sur nos universités et sur le monde étudiant. Si plus de 71% des fictions anglo-saxonnes mettent en scène toute ou partie des éléments qui sont en prise directe avec leurs universités, chez nous, le pourcentage est asymptotique de zéro : aucune représentation sociale de l’université en France dans la fabrication quotidienne de nos imaginaires ; aucune image référentielle portant aux nues la noblesse du savoir et de la culture en France. Seules des « images-échos » de 1968 se font jour lorsqu’ici ou là un conflit estudiantin se met en mouvement. Aussi la question se pose-t-elle en ces termes : peut-on remplir d’un nouveau « carburant » le réservoir symbolique des images qui fondent les campus d’aujourd’hui hors de ce retour systématique aux connotations nostalgiques et consensuelles inspirées de ces jolis jours d’un mai agité. Pourtant, le conflit de 68 visait bien à abattre une certaine idée de l’université où mandarinat et estrades « sorbonnisés » étaient les principaux symboles d’une reproduction sociale organisée sur la sanctuarisation du pareil et du même. Pour étendre en la parodiant la terminologie de Bachelard, c’est non seulement une rupture épistémologique qu’il nous faut consommer avec cette université d’avant 68, mais également une rupture imaginative.


Les mouvements universitaires de l’année 2009 ont rassemblé, dans une rare durée et dans une rare intensité tous les corps qui forment aujourd’hui nos communautés universitaires. L’université attendait une réforme et une reconnaissance. Et l’université attend encore d’être repensée pour ce qu’elle est réellement : un service public de qualité où ce sont les plus grands chercheurs, les plus grands enseignants, et l'une des administrations les plus performantes qui ont en charge la plus grande partie de la jeunesse française. Cependant le constat est patent : lorsqu’on prétend réformer les grandes écoles réservées aux élites et financées par l’argent public, on « élargit » leur public, on pratique la « diversité » du recrutement des étudiants qui n’est rien d’autre qu’une discrimination positive qui n’ont porte pas le nom. En revanche, lorsqu’on décide de réformer l’université, ce ne sont pas les publics auxquels on s’attache, mais aux structures. Pourquoi donc ne s’est-on pas attaché à une réforme de fond qui touche dans le même temps structures et publics en accueillant dans un seul et même lieu de formation l’ensemble de nos populations estudiantines. Si l’on souhaite se donner réellement les moyens de bâtir un avenir où le pacte républicain soit réellement rempli, notre enseignement supérieur dans toutes ses dimensions tout comme notre recherche française se doivent de figurer sous une seule bannière: celle de l’université.

Alors peut-être n’entendrons-nous plus que nos médias ne sont pas intéressés par ce qui se passe à l’université, alors pourra-t-on imaginer que l’université sera le terreau commun où s’inventent toutes les histoires de ceux qui feront la nation et le monde de demain, alors pourra-t-on enfin être fiers d’un cosmopolitisme instruit par la culture et la recherche de l’autre dans et par nos institutions de savoir.

L’université est un rêve que nous devons tous faire, une aventure de vie pour la vie. On peut faire le pari que nous serons tous fiers de sacraliser cette université-là et faire également en conséquence le pari que nos médias dits de service public deviendront alors les premiers promoteurs de l’image de ces lieux de savoirs et de recherche vis à vis desquels ils affichent aujourd’hui un étonnant mépris. On pourra alors faire aussi le pari que le sens d’un service public durable sera restauré le jour où les institutions de service public serviront bel et bien cette éthique qui consiste à se respecter entre elles au nom et pour le respect de celles et ceux qu’elles sont supposées servir.