"Tous les chiens, quand ils sont dans l'embarras, se mettent à bailler"
Pourquoi perdre son temps et son énergie à enquêter sur les publics de la culture puisque d’emblée, cette activité, qu’elle soit ou non qualifiable de scientifique, relève de la gageure ? Certes, lorsqu’on observe les statistiques sur les pratiques culturelles produites en direction et souvent à la demande des pouvoirs publics, on admet assez aisément que ces dernières définissent une sorte d’espace mental de la justification, utile pour assister et nourrir – du moins aime-t-on le croire – décision et réflexion politiques en matière de culture. Il est vrai que les chiffres, lorsqu’ils nous sont servis sous forme de pourcentages fiables pourvus d’une marge d’erreur minime, ont tout pour flatter notre réalisme scientifique en nous aidant de surcroît à traiter, à l’instar du sociologue Émile Durkheim, les faits sociaux comme des choses.
Par le chiffre, tout se compare avec n’importe quoi puisque la mesure, exerce, dans son énoncé même, un pouvoir de fascination où l’illusion d’une pseudo découverte s’amalgame au vertige d’appartenir au monde qu’elle est censée décrire: «Vingt-huit millions de francs, c’est ce que coûte à la France l’avion de combat Rafale, chaque jour qui passe. Le nombre de romans que nous achetons toutes les 24 heures [nous français] : 245 249 alors que dans le même temps, naissent 2 010 bébés et 2 000 chiots » . Outre qu’ils tentent des rapprochements qui nous laissent songer que le chiot a quelque chose de plus « rare » que le bébé, ces chiffres présentés tels quels dans l’éditorial d’un numéro «spécial 25 ans» de l’hebdomadaire Le Point consacrent là une véritable unité esthétique d’un tout mesurable, offert sans autre espèce de précaution.
Les chiffres se succèdent les uns aux autres pour nous apprendre quoi ? Qu’en un dimanche, sur les six chaînes hertziennes confondues, la télé diffuse dans l’ensemble de ses téléfilms 126 meurtres, 142 fusillades et 153 bagarres. Que faut-il déduire de ces chiffres-là ? Qu’il nous est presque statistiquement impossible de ne pas tomber sur une scène de violence lorsque l’on allume le petit écran ? Que la fusillade de L’homme qui tua Liberty Valance ou que le meurtre de l’Inconnu du Nord-Express valent autant, ou aussi peu, que n’importe quelle fusillade ou n’importe quel meurtre mis en scène dans les fictions à bon marché de M6 ? Que l’imagination des scénaristes est de plus en plus restreinte ? Que le dictat de l’audimat fonctionne à plein régime ? Que, placés juste à côté de l’information qui nous dit que la télévision est allumée en moyenne 5h10 par jour et par foyer, ces chiffres de la violence permettent d’imaginer le téléspectateur français sous les traits d’une brute sanguinaire potentielle dont on admettra facilement qu’il puisse un jour passer lui-même à l’acte ? Bien entendu, le Point se garde bien de se demander comment fonctionne la prise de distance de l’individu face à la fiction audiovisuelle ou romanesque. À quoi bon d’ailleurs ? L’on préfère dépeindre le téléspectateur en chiffe molle décervelée et déresponsabilisée – le fait même de regarder la télévision est un indice de sa pauvre condition spectatorielle tellement évidente – pour régler, en bons iconoclastes modernes, leur compte aux images de fiction. L’on commandite une étude rapide au Centre National de la Cinématographie sur les jeunes et le cinéma de violence et de sexe, l’on se garde bien d’aller trop loin dans la définition du genre - « cinéma de violence et de sexe » - ou de la catégorie - « jeune » - , et l’on barde hâtivement les fictions télévisuelles d’une signalétique d’avertissement par tranches d'âge ce qui présente l’avantage paradoxal de baliser très sûrement les attentes de « ses » publics . Qu’importe, la législation a fait mine de tenir compte du chiffre : la signalétique télévisuelle labélise ses fictions comme le drapeau sur la plage tente, pour sa part, d’annoncer l’état de la mer en vue d’une éventuelle baignade.