03 juin 2012

LA PART MAUDITE DE L'OEUVRE

"Il nota aussi la nécessité d’acheter une montre, car si dehors il profitait des horloges publiques et de celles des cafés, il était embarassé, le matin, faute de savoir l’heure. Ainsi s’étonnait-il de se retrouver dehors à 8 heures, trompé qu’il avait été par l’activité bruyante d’un quartier matinal". Georges Simenon, L’homme qui regardait passer les trains

Les déménageurs, comme les sociologues ou les philosophes, ont souvent du mal avec les oeuvres d’art contemporain. Elles ne rentrent pas bien dans le camion, on ne sait jamais par où les prendre et rarement dans quel sens les installer. Pourtant on les transporte, on les conduit d’un endroit à un autre, comme n’importe autre commode XVIIIe ou n’importe quel piano. Les déménageurs ont du métier et des outils qu’ils parviennent toujours à adapter à leur mission. Sans doute est-ce que parce que, contrairement à d’autres, ils savent que les oeuvres humaines ont des dimensions qui sont plausiblement humaines : ceci les amène aussi, plus que d'autres, à commencer par prendre en compte l'environnement immédiat de l'objet supporté pour le défendre de l'éraflure fatale. Reste que le problème des prises qu'offre l'objet en question n'est jamais réellement résolu quand bien même son transport se soit effectué sans heurt : bon nombre d'objets d'art ou du quotidien sont ainsi ; ils sont pensés pour eux-mêmes et pas pour les déménagements. Du reste, que l'on soit ou non déménageur ne change pas grand chose au problème : on attrape l'oeuvre d'art contemporain par les proéminences qu'on suppose être les moins fragiles et on se débrouille ensuite avec notre expérience, notre bon sens et notre force physique plus ou moins assurés pour ne pas déraper. Certains diront que le déménagement relève chaque fois d'un drôle de bricolage. Mais à y regarder de plus près, l'expression lévistraussienne, usée de ses multiples transpositions est devenue, tout comme le braconnage decertien, un vernaculaire anthropologique non nécessairement approprié à ces situations que l'on sociologise sous prétexte que ceux qui en sont les acteurs agissent ou réagissent suivant des logiques, différentes et différentiables, face aux objets "précontraints" que le monde place sur leur chemin.

Ainsi, le sens de la quête d'un individu qui transporte un objet n'est pas de lui imposer une transformation comme le sous-entend le "bricolé" car l'intention qu'il convertit en des gestes pratiques et appliqués n'est pas orientée dans cette direction : la relation qui organise et motive son rapport à l'objet ne peut d'ailleurs se contenir, ni dans son intention, ni dans l'objet transporté, ni dans le contexte dans lequel tout cela se produit, mais dans le réseau tripôlaire défini par chacun de ces éléments : de même, lorsque nos analyses esthétiques aboutissent à l'idée bienheureuse qu'un objet est irréductible à la perception que l'on en a, encore s'agit-il de préciser comment se connectent les différents pôles d'interactions sur lesquels s'ordonne son existence, d'autant que le geste par lequel on le perçoit n'est pas, lui non plus, réductible à la gestuelle qu'il engage.
La pensée du spectateur fourmille, en effet, d’une diversité créative qui ne peut être qu'un appel à reconsidérer sans cesse le mode d'existence de l'oeuvre symbolique en général, ainsi que des frayages qui y mènent. En ce sens, la démarche culturelle qui guide les pas de nos carrières de spectateurs ne peut être rapprochée comme il en est souvent question, d'une démarche cultuelle. La hâte de l'observateur à interpréter le sens de ces démarches se doit de ne pas confondre à leur initiative l'élan fondés par nos préférences critiques avec celui de nos croyances. De la sorte, il nous faut comprendre que toute œuvre d’art appartient bien à ce que le philosophe Karl Popper appelle le « troisième Monde ». Ce troisième Monde est celui des contenus objectifs de pensée, pensées scientifique, poétique et artistique et se distingue du premier Monde des objets ou des états physiques, et du deuxième Monde qui agglomère nos états de conscience et nos dispositions comportementales à l'action. Si l’on prend l’exemple de l'oeuvre cinématographique faite de signes, de symboles et de temporalités, celle-ci doit pour exister en tant qu'oeuvre symbolique offrir un port d'attache à nos compréhensions humaines. Elle réunit empreintes et sens, intention du réalisateur et invention spectatorielle et ne se réalise qu'à travers ce triple mode existentiel. Tout comme l'oeuvre littéraire, "elle reste comme le témoignage incontournable qui rappelle incessamment l'irréductible activité du lecteur et de l'interprète. L'oeuvre n'est pas un message qui transmettrait un sens défini de l'auteur à l'interprète : elle est production de sens multiples qui naissent des interactions et des relations entre les pôles qui la constituent" .

Ce qui se réifie dans la multiplicité de ces sens attribués a à voir avec la remédiation sociale d'une auto-affirmation de soi qui prend forme dans nos objets culturels, ajoutant du même coup, d'une génération à l'autre, de nouvelles pages à la tragédie de la culture telle que Georg Simmel l'avait décrite : une recherche de consensus culturel nourri d'un individualisme manifeste, une quête de liberté individuelle qui passe par une reconnaissance collective ; "la culture - dit-il - renferme en soi cette forme même de ses propres contenus dont la destination, comme par une inéluctable nécessité immanente, est de distraire, d'accabler, de rendre incertain et conflictuel ce qui constitue son essence intime, l'âme en route de soi-même, inaccomplie, vers soi-même, accomplie" . C’est pourquoi tous ceux qui décident de travailler à la compréhension des publics ne doivent surtout pas oublier de prendre en charge dans leurs analyses cette part dramatique de l'oeuvre (la part maudite ?) où négativisme social et bénéfice culturel continuent de signer, conjointement, d'une encre presque sympathique, une tragédie qui est toujours une tragédie du temps présent.