La place majeure du cinéma dans nos pratiques culturelles et dans les conversations qu’il nous permet d’engager
«Georges Méliès a été le premier à faire des films cinématographiques composés de scènes artificiellement arrangées, et cette création a donné une nouvelle vie à un commerce agonisant.» C’est avec ces mots placés en exergue de la première édition du catalogue qu’il distribue aux passants pour les inciter à venir voir ses films, que Georges Méliès pose, en 1903, les premières pierres de la promotion de ce qu’il pense être l’avenir du cinéma et ce, face à un autre cinéma, celui de Louis Lumière, un cinéma qui a déjà bel et bien épuisé les charmes documentaires qui fascinaient ses premiers spectateurs. C’est, au reste, à cette époque que vont s’affirmer les premiers débats sur ce que doit être ou ne doit pas être le cinéma, opposant le « cinéma d’illusion » de Méliès aux « films sur l’ordinaire de la vie quotidienne », ordinaire qui constitue le sujet de prédilection de Lumière. Lumière, lui-même, va faire les frais de ces polémiques avec sa fiction burlesque l’Arroseur arrosé ; en effet, si certains chroniqueurs comme Charles Ford et René Jeanne avancent qu’il s’agit là de «la première manifestation que le cinématographe ait donné de ses possibilités artistiques», d’autres, comme Pierre Leprohon, vont considérer que l’Arroseur est « l’œuvre la plus médiocre de Lumière dans la mesure où elle altère son souci documentariste et son refus de la fiction ». Si un siècle plus tard, l’histoire reconnaît Lumière comme un homme de l’art impressionniste préoccupé de choisir le cadrage d’où la nature pouvait être saisie sur le vif, elle reconnaît aussi dans les mises en scène féériques de Méliès les premières véritables fictions cinématographiques élevées au rang de spectacle. S’il va, en définitive, se nourrir des inspirations esthétiques conjuguées de ces deux grands créateurs, à la croisée du réel et de l’imaginaire, c’est dans le sillage fictionnel de Méliès que le cinéma va véritablement inventer son public. À la sortie de ses projections, on se met à raconter à ceux qui ne l’ont pas vu l’Homme à la tête de caoutchouc, les Quatre cent farces du diable ou le Voyage dans la lune et son obus astronomique qui tombe dans l’œil du satellite ! On s’émerveille – comme Paul Gilson dans l’une des premières revues du cinéma – de ces opérations secrètes de l’esprit, grâce à quoi le réel et l’irréel se confondent. Parce que le cinématographe ne se contente plus de montrer, mais qu’il s’installe dans la narration de ces étranges fables enregistrées sur pellicule, l’on trouve plus facilement les mots pour raconter à d’autres ce que l’on a vu sur l’écran. C’est aussi parce que les mots des histoires que l’on rapporte ne parviennent pas à épuiser la magie de ces actualités mystérieuses qu’il faut se rendre au cinéma.
Devenu, après plus d’un siècle d’existence, la seule pratique culturelle de sortie que nous avons tous en commun, le cinéma a pris une place de plus en plus importante dans nos conversations, et ce, sans doute parce qu’il représente un merveilleux sujet qui permet, d’une part, de débattre avec passion des qualités techniques ou artistiques d’un film, de se prononcer en accord ou en désaccord avec les critiques qu’il a suscitées et, d’autre part, de déclarer sans difficulté que La Guerre des étoiles de George Lucas ou Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene sont des films qui ont beaucoup compté dans notre « carrière » de spectateur : il convient ensuite pour chacun de discerner à l’aune de ces conversations ce qui est offert à la discussion de ce qui relève d’une affirmation de soi. Le plus souvent, nos conversations sur le cinéma portent sur les films que nous aimons ou que nous détestons, sur ceux que l’on a vus récemment ou bien sur ceux qui comptent réellement pour nous, sur ceux que l’on recommande, sur ce qui constitue pour nous-mêmes (ou pour les autres) «objectivement» un bon ou un mauvais film, sur ce qui nous a décidés à aller voir tel ou tel film en salles, à acheter ou «seulement» à louer tel ou tel DVD, télécharger légalement ou illégalement une oeuvre, sur le «succès étonnant» ou sur «l’échec incompréhensible» rencontré par un film que l’on tente à notre manière d’expliquer. Nos conversations sur le cinéma portent également sur notre connaissance des oeuvres, sur la manière dont on vit notre relation aux films au sens large, sur ce qui fonde notre passion ou notre indifférence au septième art, sur nos acteurs ou nos réalisateurs favoris, sur les critiques que l’on lit et sur les salles où l’on aime particulièrement se rendre. Le cinéma apparaît ici comme un moyen apparemment très simple et très efficace pour s’entre-évaluer sur des plans qui touchent autant à nos goûts et à nos critères de jugements qu’à notre capital culturel et à la façon dont on l’a construit et fait fructifier. Toutes les pratiques et tous les objets de culture ne se prêtent pas aussi facilement et de façon aussi anodine à une conversation qui s’apparente en actes et en paroles à une sorte de sociologie spontanée qui procure à tous et à bon compte l’illusion du savoir immédiat et de sa richesse indépassable. Tout échange avec quelqu’un sur le cinéma ou sur un film nous fournit presque toujours une prise pour situer, voire classer cette personne et ses propos en fonction de notre propre échelle de légitimité culturelle. C’est souvent dans ce type d’échange que l’on prend conscience que nous possédons tous de véritables dispositions pour le classement et la hiérarchisation des goûts et des pratiques. Si la sortie au cinéma reste la première pratique de sortie choisie par les couples au début de leur relation amoureuse, cela tient précisément au fait que le partage d’un film offre à chaque partenaire une manière rapide de mettre à l’épreuve le soi intime de l’autre. Et lorsque, à la sortie de la séance, l’autre met un point d’honneur à nous faire comprendre qu’il déteste un film qui, inversement, nous touche profondément, on peut y voir sans ambiguïté l’expression d’une incompatibilité culturelle qui dépasse largement la simple réaction critique au spectacle auquel on a assisté.
Il est essentiel d’avoir à l’esprit l’ensemble de ces remarques à propos des conversations que l’on a tous sur le cinéma lorsque l’on décide de dépasser le stade de ces « petites sociologies spontanées du cinéma » qui habitent notre quotidien. En outre, sans doute peut-on avancer le fait que ces « petites sociologies spontanées du cinéma » - patrimoine conversationnel populaire - ont très certainement contribué à faire longtemps obstacle à la constitution et à la reconnaissance du cinéma en tant qu’objet scientifique légitime pour la sociologie (Duval, Mary : 2006) ; sans doute, faut-il voir là également la raison pour laquelle bon nombre d’études sociologiques du fait cinématographique se sont astreintes à faire un détour par des approches inspirées par la sociologie de la littérature plutôt que de prendre directement en compte les spécificités du cinéma tant dans sa sphère de production que dans celles de sa diffusion et de sa réception. Pourtant de véritables propositions programmatiques d’une sociologie du cinéma ont jalonné l’histoire intellectuelle du XXe siècle. La plus remarquable d’entre elles, et sans doute celle qui mérite d’être citée en tant que référence pour éclairer les lignes de forces des approches sociologiques les plus contemporaines du cinéma, demeure celle de Siegfried Kracauer qui a tenté de répondre avec justesse à la question : «Comment faut-il considérer le film de cinéma lorsqu’on le regarde, chaussé des lunettes du sociologue?». C’est à cette approche et à ses prolongements que se consacre principalement cet article, approche et prolongements qui seront illustrés par les multiples angles d’analyses qu’une œuvre cinématographique comme la Guerre des étoiles de George Lucas est en mesure de susciter aujourd’hui auprès de ceux qui s’essaient à définir la place du cinéma en tant qu’art populaire dans notre société.
La « nature » du film de cinéma selon Siegfried Kraucauer : une question fondatrice de la première sociologie du cinéma
Pour beaucoup, il n’est - indépendamment de sa qualité - qu’un objet de divertissement proposé à un public dans un établissement spécialisé que l’on appelle « cinéma » : « quelque chose qui rentre donc dans un panorama plus large, où il finit cependant par se perdre : un des multiples médias ; une des multiples structures industrielles ; un des multiples lieux où une culture se confesse » (Casetti : 1999). Pour d’autres, comme Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma, on peut définir le film de cinéma comme résultant d’une sorte de langage, à condition, bien sûr, de ne pas se restreindre à une acception simple qui réduirait le langage à un système de signes destinés à la communication. En effet, pour comprendre un film, on mobilise un grand nombre d’ « organisations signifiantes » relevant de notre perception, de notre imaginaire, de notre relation aux images, de notre position sociale, intellectuelle et idéologique, « organisations signifiantes » qui, elles-mêmes, reposent sur tout ce qui est dit et sur la manière dont cela est dit dans tous les films auxquels on a accès. Et, puisque les films de cinéma « disent quelque chose », le sociologue, lui, peut se demander dans quelle mesure ce « quelque chose-là » parle de la société. Le film peut dès lors être envisagé comme un « document culturel », une « source d’informations» à propos de la société qui l’a produit. Dans une contribution de la Revue Internationale de Filmologie datant de 1955, Georges Friedmann et Edgar Morin vont préciser en ce sens que « tout film, même s’il est un film d’art, ou d’évasion, même s’il traite du rêve ou de la magie, doit être traité comme une chose [dont les caractéristiques] sont capables de nous éclairer sur les zones d’ombre de nos sociétés, zones qui constituent ce qu’en d’autres mots on appelle les représentations, l’imaginaire, l’onirisme ou l’affectivité collective ». Le problème est alors de définir la nature de la représentation cinématographique en fonction de ce qu’on pourrait appeler son « degré de réalisme », c’est-à-dire de situer sa place entre le réel le plus brut et l’artifice le plus achevé. Cette question chevillée au cinéma dès ses origines oppose, les réalisateurs eux-mêmes dans leur conception de ce que doit être l’art cinématographique ; on se souvient des toutes premières polémiques confrontant Lumière – partisan d’un cinéma « décalque de la réalité » – à Méliès – partisan, lui, de faire de ses films des fantaisies oniriques-. Ce débat, qui semble impossible à résoudre, va constituer une sorte de décor permanent dans lequel la sociologie va s’atteler à définir ce qu’elle entend par la nature du film de cinéma.
C’est en 1960 que paraît Nature of film, l’ouvrage le plus théorique de l’œuvre de Siegfried Kracauer (1889-1966), sociologue et historien que l’on connaît surtout grâce à son ouvrage De Caligari à Hitler, une célèbre étude de cas qui date de 1946 et dont la traduction tardive arrive en France en 1973. On résume généralement cette étude au fait que son auteur y développe l’hypothèse que Le Cabinet du Docteur Caligari, le film de Robert Wiene sorti en Allemagne en 1919, est « symptomatique » d’une production qui va accompagner l’avènement d’Hitler au pouvoir. Mais, cette approche demeure difficilement compréhensible si l’on n’a pas en tête le point de vue sociologique général depuis lequel opère son auteur.
En prenant pour objet de recherche le cinéma, Siegfried Kracauer espère approfondir ses connaissances sur les dispositions psychologiques profondes qui prédominent dans une société donnée à un moment donné de son histoire. Le travail de Kracauer – qui présente de très grandes similitudes avec le travail engagé par Max Weber à propos de la sociologie de la musique – s’intéresse donc au cinéma en tant que filtre imposé par ceux qui réalisent les films à un réel, dont ces films ne sont qu’un des multiples reflets multiples. Pour Kracauer, un film est un film avant tout parce qu’il tire profit de toutes les potentialités de l’expression cinématographique. Au regard de toutes les autres formes d’expression artistiques, le cinéma se révèle ainsi par la singularité dans laquelle il entretient une tension permanente et conflictuelle entre sa volonté de dépasser les réalités quotidiennes et la façon dont ces mêmes réalités persistent à émailler toute réalisation filmique. De la sorte, même la fiction filmique la plus artificielle qu’on puisse imaginer, faite de décors irréels, de comédiens habillés en costumes improbables, de dialogues surjoués à l’extrême, est porteuse d’expressions propres à caractériser une culture et une époque. Ces expressions sont celles de ce que Kracauer appelle « la mentalité d’une nation » et les films peuvent être interrogés sur cette mentalité pour deux raisons : «Premièrement, les films ne sont jamais un produit individuel. […] En suivant les prises de vues d’un film de G. W. Pabst dans les studios français de Joinville, j’ai remarqué qu’il tenait volontiers compte des suggestions des techniciens quant au détail de la mise en scène et de la distribution de l’éclairage. Pabst me confia qu’il considérait ces contributions comme quelque chose d’inappréciable. Dans la mesure où chaque unité de production d’un film incarne un mélange d’intérêts et d’inclinations hétérogènes, le travail d’équipe dans ce domaine tend à exclure le maniement arbitraire du matériel cinématographique en supprimant les particularités individuelles en faveur de traits communs à de nombreuses personnes. Deuxièmement, les films eux-mêmes s’adressent et font appel à une multitude anonyme. Les films populaires – ou pour être plus précis, les histoires populaires – peuvent donc être considérés comme satisfaisant aux désirs existants des masses. On a parfois relevé qu’Hollywood s’arrangeait pour vendre des films qui ne donnaient pas aux masses ce qu’elles voulaient réellement […] Bien sûr, le public américain reçoit ce qu’Hollywood veut bien qu’il veuille ; mais à longue échéance, le public peut déterminer la nature des productions d’Hollywood» (Kracauer : 1973).
Animé d’un goût évident pour l’écriture journalistique, Kracauer va construire le premier corpus de sa sociohistoire en travaillant comme critique cinématographique de 1920 à 1933 pour le quotidien allemand, le Frankfurter Zeitung. Parallèlement à ses critiques de films, il livre, en 1929, pour ce même quotidien une dizaine de textes consacrés à la « sociologie de la classe moyenne berlinoise » et plus précisément des employés dont il étudie minutieusement les conditions d'habitat, de transport et de travail (des usines aux bureaux de placement). De ces derniers, il décrit la prolétarisation progressive. Il accumule nombre d’entretiens où il parle avec eux de leur métier, après quoi il rencontre leurs employeurs afin de dresser un état des lieux général sur le monde du travail. Il s'immisce dans l’intimité de cette classe moyenne et va jusqu’à dépouiller les correspondances privées chaque fois que l’occasion lui est donnée de le faire. Il va partager les loisirs de ces employés dont il veut comprendre le plus largement possible l’état d’esprit, en accompagnant notamment les familles au cinéma et en recueillant leurs « impressions » à la sortie des séances de projection. Inutile de préciser que ce travail qui relève d’une sociologie que l’on qualifie aujourd’hui de « compréhensive » va rejoindre en 1933 le bûcher de la littérature dénoncée comme subversive par les nazis. Étalées sur treize ans, les chroniques de Kracauer vont donc semaine après semaine rendre compte de la production cinématographique en contextualisant cette production par la description de l’univers des publics qui la reçoivent et ce jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Il faut comprendre lorsqu’on lit Kracauer que ce qui constitue le fond de son analyse, c’est bien ce regard alterné entre les hypothèses qu’il fonde à propos d’un monde social qu’il connaît parfaitement et la manière dont les films peuvent être, selon lui, questionnés pour confirmer ces hypothèses. Et, le sociologue va beaucoup insister sur le fait que même les « manipulateurs » de l’image sont dépendants des qualités inhérentes du matériau filmique et que, de ce fait, les films de guerre nazis, conçus comme de purs produits de propagande où tout est apparemment contrôlé, continuent de refléter bien involontairement certaines caractéristiques nationales qui transparaissent à l’insu de ceux qui les réalisent. Quels que soient leur « genre » ou leur « origine », la très grande majorité des films allemands des années 1920 sont des objets où les « contraintes accablantes » qui pèsent sur les classes moyennes sont lisibles. Pour Kracauer, toutes ces œuvres dévoilent une histoire secrète de cette période où ces classes moyennes se coalisent contre les mouvements antifascistes, et donc, en réalité, contre leurs propres intérêts, en ouvrant psychologiquement la voix à l’acceptation sociale d’Hitler.
En se référant à l’attente des usagers du cinéma, Kracauer considère que ce qu’il voit dans les films comme une expression qui représente un état d’esprit à l’œuvre où les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles font. De fait, la méthode de Kracauer s’assimile à une sociologie pragmatique du cinéma qui préfigure l’analyse de contenu telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui. Elle a inspiré d’autres études comme celles de Giogio Galli et Franco Rositi sur la culture de masse et les comportements collectifs (1967) où ces derniers comparent le cinéma pré-nazi avec le cinéma américain produit dans la même période. Le travail de Martha Wolfenstein et Nathan Leites (1950) sur l’«image au cinéma» des rapports affectifs entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants, les victimes et leurs bourreaux dans la production comparée des films américains, anglais et français fait également écho avec l’approche de Kracauer. De même, la fameuse étude de Molly Haskell, From Reverence to Rape (« De la révérence au viol »), traduite en français sous le titre La Femme à l’écran (1977), montre-t-elle comment les œuvres cinématographiques véhiculent un certain type de représentations de la femme et comment ces représentations évoluent dans le temps. La thèse de Molly Haskell est marquante, au même titre que celle de Kracauer, car elle vise à dévoiler comment le cinéma sert « naturellement » une idéologie singulière, en l’occurrence, le maintien du statut fondamental de la supériorité fondamentale du statut de l’homme sur celui de la femme dans les films hollywoodiens qui accompagnent l’American Dream comme un authentique instrument de propagande.
- À travers ses contenus : les récits mis en images sont des choix opérés et révélateurs de ce qu’une société positive dans sa représentation d’elle-même, mais aussi de ses lapsus et de ses incohérences,
- À travers son style : les choix techniques opérés pour tourner, monter, sonoriser, habiller l’œuvre trahissent des choix esthétiques signifiants ou pour le moins « interprétables »,
- À travers sa façon d’agir sur la société elle-même : certains films parviennent à galvaniser leurs spectateurs, mais aussi à générer le malaise,
- À travers le type de lecture qu’on en fait : on peut observer rétrospectivement les variations historiques de l’interprétation que l’on donne d’une œuvre filmique, variations qui sont révélatrices du substrat idéologique dominant dans une société à un moment donnée de son histoire.
Le cinéma par-delà le débat entre le réel et l’imaginaire : la «revanche» de Dark Vador
Siegfried Kracauer, on l’a compris, conçoit tout film, du plus réaliste au plus artificiel, comme un documentaire expressif du monde social qu’il s’agit d’interpréter afin de saisir quelles sont les dispositions psychologiques du monde en question qui s’y reflètent. S’il s’applique, de fait, à tous les types de films et tous les types de cinéma, le cadrage théorique ouvert par Kracauer trouve-t-il un terrain d’élection privilégié dans l’analyse des grands films populaires entendus comme ces films touchent moult générations et populations socio-culturelles comme cela peut être le cas avec avec la saga Star Wars conçue par George Lucas entre 1977 et 2005 et poursuivie par J.J. Abrams et les Studios Disney en 2015. Composée de neuf films au total qui seront réalisés durant un peu plus de quarante ans, plus que d’autres, cette saga se sera réellement «co-inventée» avec ses publics constituant là le fait cinématographique en un fait institutionnel et sociologique. Et, en explorant la dimension imaginaire proposée par Star Wars, on comprend d’autant mieux ce qui singularise une œuvre de cinéma reconnue comme telle dans toutes ses dimensions, y compris, la dimension de ce que l’on appelle aujourd’hui «les produits dérivés », soient les objets, magazines, ouvrages inspirés par les films. Dans le sillage de Kracauer, c’est donc à la manière de Ian Jarvie que l’on pourrait étudier Star Wars, en prenant à bras-le-corps l’idée de film-institution afin de souligner l’importance qu’il y a à étudier le cinéma dans sa totalité sociologique, plutôt que de se limiter à la simple étude de l’esthétique cinématographique. Au demeurant, comme il le fait dans Movie and Society (Jarvie : 1970), Jarvie montre combien les jugements esthétiques sont conditionnés par leurs fondements sociaux, que ces jugements sont loin d’être des jugements autonomes et que, seul, le cinéma considéré en tant qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce qui est beau et sur ce qui ne l’est pas. Nos jugements ne sont compréhensibles, stipule Jarvie, que si l’on a tenté préalablement de répondre à ces quatre questions qui constituent sa méthode sociologique critique du cinéma :
- Qui fait des films et pourquoi ?
- Qui voit les films, comment et pourquoi les voit-on ?
- Que voit-on comment et pourquoi ?
- Comment évalue-t-on les films, par qui sont-ils évalués et pourquoi ?
Dans une récente interview, le créateur de Star Wars, George Lucas s’essayait à répondre à ces questions : il rappelait ainsi avoir fait le premier volet de la Guerre des étoiles en marge du système hollywoodien qui ne soutenait pas le projet, et institutionnellement, lui qui se voulait marginal, avoue être aujourd’hui devenu «le» système. En terme de spectateurs, ce sont des publics de toutes origines qui ont mondialement pris part à la saga Star Wars en s’appropriant ces films comme une partie de leur vie, en y projetant leurs valeurs les plus œcuméniques. Ces films ont revêtu peu à peu un sens prophétique et politique amenant nombre de publics à voir dans Star Wars une apologie contre la montée de tous les totalitarismes auxquels est exposé le monde contemporain, ce qui est venu renforcer le spectaculaire et le jugement que l’on a porté sur ce qui aurait pu être un « simple » récit de science fiction. « «Tellement plus qu’un film… » : l’exclamation est tirée d’un article consacré au culture que vouent ses fans à la saga Star Wars, […] il ne s’agit pas que d’un film, ni d’une série de films, ni même de la plus grosse machine à amasser des milliards jamais concoctée par l’industrie du cinéma. Avant toute chose, Star Wars est un objet disponible, offert à l’interprétation et ouvert aux investissements les plus variés. Un de ces objets qui sollicitent ce que Michel de Certeau qualifiait de bricolage ou de braconnage» (Jullier : 2005).
Par-delà les approches kracaueuriennes ou jarviennes du cinéma en tant que fait institutionnel, la saga Star Wars permet très clairement de dépasser les théories qui envisagent le cinéma comme un « tout-réel » ou un « tout-imaginaire ». En effet, ce que Star Wars met d’abord en évidence, c’est, une façon de regarder. De fait - et pour reprendre là les termes du programme d’analyse sociologique du cinéma proposé par Pierre Sorlin : on peut observer avec Star Wars comment le cinéma « permet de distinguer le visible du non-visible et, par-là, de reconnaître les limites idéologiques de la perception d’une certaine époque. Ensuite, il révèle des zones de sensibilité, [des figures qui rythment ses représentations], ce que nous avons appelé des points de fixation, c’est-à-dire des questions, des attentes, des inquiétudes, en apparence absolument secondaires, dont la réapparition systématique d’un film à l’autre souligne l’importance. Enfin, il propose diverses interprétations de la société et des rapports qui s’y développent ; sous couvert d’une analogie avec le monde sensible, qui le fait souvent prendre pour un témoin fidèle, il construit, par rapprochement, mise en parallèle, développement, insistance, ellipse, un univers fictif ». Le point de vue de Pierre Sorlin ne sous-tend pas que le cinéma représente une société, mais qu’il nous donne plutôt à voir ce qu’une société révèle comme « représentable » à un moment donné de son histoire. C’est en arrière-plan de ce point de vue, que l’on retrouve une conception institutionnelle du cinéma, c’est-à-dire qu’il convient avant toute chose de l’analyser comme relevant d’une construction par laquelle, à une époque donnée, il «capte un fragment du monde extérieur, le réorganise, lui donne une cohérence et produit à partir du continuum qu’est l’univers sensible, un objet fini, abouti, discontinu et transmissible». La proposition théorique de Pierre Sorlin qui date de 1977 ne trouvera pas d’échos empiriques immédiats en France. Intellectuellement, c’est la politique des auteurs dans le prolongement de la nouvelle vague qui va susciter l’intérêt principal des sciences sociales pour le cinéma. Il faudra attendre réellement les années 1990 pour qu’une nouvelle génération de chercheurs se débarrasse de considérations qui mettent en vis à vis les sciences sociales et « le » cinéma, pour privilégier précisément des approches multiples sur « les » cinémas. Ces approches sont avant tout servies par la prise en compte non « d’un » public, mais de publics pluriels qui obligent à réexaminer dans les termes diversifiés de leurs réceptions les œuvres cinématographiques. C’est précisément cette « entrée public(s) » qui va permettre de poser scientifiquement une attention sur des sagas populaires comme celle de Star Wars dont le spectre socio-morphologique des spectateurs fait éclater une vision par trop holiste et figée de l’objet cinématographique. Et c’est en prenant au sérieux de tels objets que l’on comprend comment Star Wars peut apparaître comme une traduction de la réalité, une traduction qui fonctionne sur la base d’un prélèvement opéré sur le monde effectué grâce à des instruments et à des techniques rationalisés qui offre à la saga une unité qui lui est propre. Cette traduction filmique de la réalité singularise précisément ce que Pierre Sorlin appelait le visible d’une société. Le visible se trouve à la croisée des horizons de ce que produisent ceux qui fabriquent les films et des attentes explicites ou implicites de ceux qui les regardent. À travers l’exemple que constitue la saga Star Wars, on peut observer ainsi comment s’effectue dans le cinéma un tri entre l’essentiel – c’est-à-dire ce qui est essentiel pour notre société – et l’accessoire lorsque l’on rapporte ce que l’on désire représenter par l’image cinématographique à ce que montre cette image, une fois réalisée. Une notion – comme par exemple les notions de « ville », de « classe politique », de « pouvoir » ou de « loyauté », de « mythe fondateur », de « filiation » - peut ainsi susciter des représentations extrêmement variées. Aussi « la disposition, la répartition des éléments iconiques centrés autour [d’une] notion sont caractéristiques de ce qui forme le visible d’un milieu et d’une époque. […] Les conditions qui influencent les métamorphoses du visuel, et le champ même du visuel sont étroitement liés : un groupe voit ce qu’il peut voir, et ce qu’il est capable de percevoir définit le périmètre à l’intérieur duquel il est en mesure de poser ses propres problèmes. Le cinéma est à la fois répertoire et production d’images. Il montre non pas « le réel » mais les fragments du réel qui le public accepte et reconnaît. En un autre sens, il contribue à élargir le domaine du visible, à imposer des images nouvelles ». Les analyses sur la géographie de Star Wars d’Alain Musset (Musset : 2005), sur les dispositifs de croyance d’une société comme celles d’Élisabeth Claverie (Claverie : 2004), de la réception du temps cinématographique ou d’une sociologie quotidienne des acteurs et des stars (Ethis : 2005), de l’évolution du cinéma populaire (Leveratto : 2000, Montebello : 1997), sur la transmission de la culture cinématographique (Malinas, Spies : 2006), sur son économie spécifique (Danard : 2003), sur Star Wars en tant qu’élément de notre histoire culturelle en marche (Ory : 2005), représentent autant de prises de vue qui permettent à la manière de Richard Hoggart et d’une partie des cultural studies de comprendre la richesse d’un récit bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Comme le souligne Jean-Pierre Esquénazi à propos de Star Wars et de l’évolution-basculement de son principal personnage Dark Vador qui passe du côté « clair » au côté «obscur»: « la grande culture populaire, industrielle ou pas, est toujours marquée par ce mélange étonnant de facilité et de subtilité : nous lui sommes reconnaissants d’abord de nous laisser y accéder si rapidement et ensuite de conduire à un dédale foisonnant de contradictions, d’imbroglios qui ressemblent à nos vies » (Esquénazi : 2006/2007). La « revanche de Dark Vador » est là: dans l’élan que les sciences sociales ont pu prendre en étudiant enfin des œuvres cinématographiques considérées pour elles-mêmes. En basculant des anciennes interrogations visant à définir la nature du cinéma vers des questionnements sur des œuvres comprises dans leur singularité de productions et de réceptions, les sciences sociales sont donc désormais à admettre définitivement des objets comme Star Wars et plus généralement les grandes œuvres du cinéma populaire comme un des instruments privilégiés par lesquels une société se met en scène et se montre, un accès ouvert sur l'univers imaginaire des réalisateurs en lien souvent profond avec celui - émaillé de compétences et d'attentes singulières - de leur public.
Références de l'article
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