Le cinéma iranien de l'âyatollâh Khomeiny au président Khâtami.
d'Agnès DEVICTOR
Par son sujet et le traitement de celui-ci, cet ouvrage occupe dans le panorama intellectuel occidental, une place laissée inoccupée à propos du cinéma iranien, et plus généralement à propos du traitement des aspirations culturelles d’un pays qui ne saurait s’analyser qu’à travers la seule mythologie du martyr chère aux fondamentalistes et si présente quand l’islamisme avait valeur de libération au regard du régime du chah. Seuls une quinzaine d’articles de recherche traitent précisément de ce sujet qui éclaire de façon novatrice à la fois le regard que l’on peut porter sur le statut ambigu de l’objet cinématographique en tant qu’art et instrument politique, mais aussi le regard que l’on peut porter sur le cinéma en tant que fait social et historique. En creux, c’est tout l’intérêt de l’ouvrage, on est amené à repenser notre propre cinéma et notre propre relation à « notre cinéma ». Car c’est bien la question identitaire qui traverse comme une ligne de force l’opus de Agnès Devictor. On aperçoit comment, presque contre-intuitivement beaucoup aspirent en Iran à la modernité. On découvre, de fait, comment un pays qui possède la population la plus jeune du monde fabrique cette aspiration. L’augmentation du nombre de films produits depuis le début des années 90 et le peu de salles disponibles pour la diffusion font ressortir aussi comment se noue la tension entre des films plus commerciaux et des films d’art et d’essai. La censure, l’art, tradition et modernité pour la condition féminine sont ici envisagés avec une acuité qui fait naître moult curiosités. En conséquence, là où notre condition de spectateur se laisse attraper dans des attitudes considérées comme « faibles » par rapport à l’écran, ici, dans ce cinéma de la post-révolution iranienne, l’écran ne conçoit qu’au travers d’attitudes « fortes ».
L’ouvrage tient là son originalité : une entrée compréhensive du cinéma, de la société iranienne et de ses rouages institutionnels par l’entremise de la politique culturelle et de ses mises en œuvres. Rares sont les analyses qui choisissent cette démarche, ce qu’il faut sans doute regretter car les politiques culturelles sont un formidable révélateur des descriptions sociétales comparées. Avec l’Iran, on est presque face à un cas d’école exemplaire pour appréhender dans toutes ses conséquences ce qu’est un fonctionnement idéologique et ce que sont les limites qu’il impose. Le grand écart qui est décrit ici est bien celui qui existe entre une tentative de construction d’une réalité sociale et ses représentations idéologico-religieuses. Plus Profondément encore, on peut être très sensible à la signification d’une politique ouverte et déclarée d’intervention de l’Etat sur l’art en création et des attitudes que suscite cette intervention. La qualité du travail d’écriture de Agnès Devictor tient à son effort systématique de contextualisation de chacune de ses questions.
Eminemment cultivée sur les filmographies iraniennes dont on trouve là (enfin) une véritable approche érudite, l’auteur nous sensibilise aux enjeux moraux qui pèsent derrière tout projet culturel et ses interprétations. Car, l’avantage de cet opus est bien la présentation des perspectives des différents acteurs du monde du cinéma qui nous montre cette réalité hors toute réduction simplificatrice qui tient, on en est ici convaincu, à la parfaite connaissance culturelle du terrain décrit par Agnès Devictor dans une multiplicité de nuances (quatre années d’enquête sur place, collecte de témoignages et de données inédites).
La double entrée institutionnelle et filmographique permet le lecteur de se plonger parfaitement dans l’univers singulier de l’Iran après l’arrivée de Khomeyni et des changements qu’il entraîne, et d’y confronter par les œuvres produites la sphère cinématographique.
Le plan est extrêmement détaillé et permet une circulation idéale pour aborder chaque question que nous propose Agnès Devictor. La grille de lecture est, de fait, très claire et permet sur chaque point d’approfondir les problématiques abordées : l’exemple du traitement de la question sur le discours « anti-Kiyârostami » est symptomatique de la mise en situation subtile que nous propose l’auteur.
L’ouvrage est passionnant de bout en bout. Il est servi par une écriture efficace sans fard ni effet de manche et permet au lecteur de s’approprier la question en ouvrant de nombreuses perspectives sur des préoccupations qui dépassent le sujet abordé tout en préservant son originalité.
L’intérêt principal de cet opus réside dans la manière dont on situe la production cinématographique dans son milieu « écologique », ce qui place radicalement cet écrit du côté des œuvres innovantes pour aborder la question filmique. Il permet de dresser un inventaire iconologique inédit (on souligne les figures du médecin et de l’infirmière, des désordres mentaux, de la bourgeoisie, etc… tout à fait intéressant). Droit et Morale noués autour de l’écran de cinéma s’articulent pour compléter cette plongée dans cet univers culturel à la fois fragile et instruit sur les fondements de revendications volontaires.
La lecture d’un tel ouvrage permet, au-delà du sujet lui-même, d’appréhender les questions relatives à l’islam de l’actualité avec une plus grande acuité. C’est pourquoi je recommande la lecture.