Dans la bouche d’Olivier, un lexique précis vient qualifier les matériaux qu’il chantourne : fraké, nord blanc, médium. De la poussière et de la sciure émergent les pièces de bois profilées selon un ordre qui, pour un spectateur profane, demeure souvent mystérieux au regard de l’assemblage ultime qui façonne tantôt une armoire, tantôt une bibliothèque, un fauteuil ou un confident. Olivier est un jeune compagnon ébéniste de 32 ans qui s’est établi à Coustelet dans le Vaucluse ; il ne dissimule pas le plaisir qu’il prend à charmer, avec les gestes virtuoses de son art, les quelques visiteurs qui s’aventurent dans son atelier. Ses apprentis disent de lui qu’il a parfois “ le sens de la mise en scène un peu trop prononcé car ce qui enchante le client de passage ne simplifie pas toujours la transmission d’un savoir-faire ; c’est sans doute l’un des meilleurs formateurs qui soit, en tout cas l’un des plus imaginatifs, c’est sûr ; mais ici, il n’y a pas un seul apprentissage qui ne soit pensé, par lui, sans référence à une série ou un film policiers, et pas un seul tiroir de buffet qui se fabrique sans qu’un suspense intense et tourmenté l’accompagne. On se console en se disant qu’on en apprend autant en ébénisterie qu’en cinoche mais bon, il faut avouer que, quelquefois, c’est un peu épuisant ”.
Si ses références favorites sont le Faucon Maltais ou l’Affaire Thomas Crown - “ la version avec Faye Dunaway à cause de l’écran qui se subdivise en plein de petites vignettes à plusieurs reprises pour passer d’une scène à l’autre ” - le souvenir le plus marquant qu’évoque Olivier pour expliquer sa posture d’ébéniste-cinéphile n’est pas un film, mais une certaine manière de regarder la série télévisée de son enfance : Chapeau Melon et Bottes de Cuir. “ À l’époque, cela passait en fin de semaine, vendredi ou samedi, et c’était le seul soir où j’avais le droit de veiller un peu devant la télé. Et cette série a pris une importance démesurée à mes yeux car en plus d’être une sorte de récompense télévisuelle de ma semaine d’écolier, cette récompense-là était truffée de ce que j’appelle aujourd’hui “ les censures douces de l’affection ” : en effet, je n’étais autorisé à regarder les exploits de John Steed et d’Emma Peel que blotti dans les bras de ma mère qui mettait ses mains devant mes yeux chaque fois qu’elle jugeait qu’une scène était trop violente ou trop agressive pour moi. Il ne me restait que la musique pour rassasier mon imagination, pour donner à mes peurs des dimensions exorbitantes et pour combler ces scénarios troués de force par les mains de ma mère ”.
De cette enfance, Olivier a conservé l’idée que notre curiosité naît souvent des absences que l’on prend plaisir à pourvoir soi-même, des secrets que l’on sait se ménager dans notre quotidien. Lorsqu’il va au cinéma et qu’un film lui plaît réellement, il lui arrive souvent de ne pas attendre la fin pour sortir. Tous les réalisateurs qui donnent à Olivier “ envie de sortir ” sont pour lui les plus grands : Vidor, Spielberg, Altman, Hawks, Welles, Hitchcock, Tourneur. Drôle de palmarès composé dans le souci perpétué d’une d’élégance pudique à ne pas forcer – comme il dit – “ l’histoire à se livrer tout entière ”. Ses films favoris, Olivier les collectionnent en vidéo. Il s’en délecte en regardant une minute de plus à chaque visionnage, une minute qui le rapproche irrésistiblement d’une fin inéluctable ; et, afin d’exorciser ces fins qui résonnaient pour lui presque comme une malédiction, Olivier s’est inventé un petit rituel de consolation : la création systématique d’un nouveau modèle de meuble auquel il assigne le titre du film achevé, titre qu’il fait suivre d’une mention chiffrée à la manière des suites du cinéma américain. À ce jour, l’œuvre dont il reste le plus fier est une commode en bois laqué noir entièrement démontable, la très fameuse “ Gilda 2 ”.