16 novembre 2020

Les choses derrière les choses qui sont derrière…

 

Vendredi 17 Janvier 2019, Rennes, Les Champs Libres. Première séance décentralisée du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle. Le ministre de la culture Franck Riester conclut son discours d’introduction. Face à lui, plus de cent soixante-dix représentants des collectivités venus de toute la Bretagne. Du jamais vu pour une séance publique du Haut Conseil. La Région représentée par son premier vice-président Jean-Michel Le Boulanger lève la main et prend la parole au nom de tous pour expliquer au ministre pourquoi la Bretagne souhaite se porter volontaire pour devenir la « Région pilote » sur le plan national afin d’expérimenter le « 100% éducation artistique et culturelle » pour toute sa jeunesse et plus largement pour tous ses habitants, en d’autres mots, faire de l’éducation artistique et culturelle une véritable politique publique majeure de son territoire et éprouver des pratiques propres à inspirer les autres régions de France. Dans le même mouvement, la Bretagne va plaider pour l’installation du futur Institut National Supérieur de l’Éducation Artistique et Culturelle destiné à former acteurs de l’enseignement et de la culture de toute la France, au cœur des Côtes d’Armor, à Guingamp, ainsi que la généralisation de l’expérimentation du Pass-Culture dans chacun de ses départements. Derrière cette manifestation d’intérêt pour l’éducation artistique et culturelle, la Bretagne se rassemble, en réalité, autour de « sa » signature, une signature qui constitue l’un de ses fondamentaux : le sens pragmatique d’un collectif apte à se réunir autour d’un objectif politique innovant et partagé lorsque l’opportunité d’améliorer le destin du territoire tout entier se présente. 

Assis tout au fond de la salle et surplombant l’assemblée, Gwendal tente d’attraper tout ce qui se dit dans un petit carnet de croquis Moleskine corné sur presque toute son épaisseur. Il s’est invité lui-même à cette séance sans y être convié car le sujet le passionne. Gwendal est professeur dans un lycée professionnel en centre Bretagne. Ses élèves, en grande partie issus de la ruralité, ont toujours obtenu des résultats au baccalauréat bien au-dessus de la moyenne nationale. Gwendal est assez fier de raconter comment son établissement relève de façon exemplaire de ce que certains ont appelé le « miracle breton » de l’excellence scolaire, celui-là même qui inscrit les jeunes Bretons dans un parcours de réussite reconnu sur le plan national pour l’obtention du bac. Gwendal sait que cette excellence est dans la conscience de tous, il vient de l’entendre encore dans un des discours d’introduction de la séance à laquelle il assiste avec en fer de lance les mots si sensibles de Mona Ozouf sur le sujet. Gwendal sait aussi que cette excellence est le résultat d’une histoire sociale et politique dans laquelle l’École a permis aux anciennes générations de se fixer un horizon commun et de s’accorder sur cette promesse d’un avenir meilleur qui passerait par l’école.  Cependant, Gwendal sait aussi que cet horizon qui a permis d’atteindre cette conscience et cette matérialisation de l’excellence reste encore un horizon lointain pour certains, notamment pour les élèves issus des milieux les plus défavorisés. C’est pour ça qu’il a poussé la porte de cette séance consacrée à l’éducation artistique et culturelle, pour assister en témoin discret à ce qui résonne chez lui comme un moment politique majeur, celui par lequel le « miracle breton » peut sans doute franchir un nouveau cap pour s’élargir vraiment à tous. C’est du moins ce qu’il traduit à l’écoute des présentations qui s’enchaînent et où il est question d’égalité devant les arts et la culture, d’humanité dans le partage des « codes sociaux » par l’art, d’un territoire qui se socialiserait par la lecture, la musique et toutes les formes artistiques à portée. 

Durant les sept heures qu’aura duré le Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle, Gwendal demeurera carré dans son siège. Plus de quarante pages de Moleskine noircies, trois ou quatre déchirées et froissées et une, déposée sur sa place au moment où il quittera la salle, bien en vue, immanquable et titrée Synthèse de ma journée en guise de remerciements, les choses qui sont derrière les choses qui sont derrière :

 

Derrière l’excellence scolaire en Bretagne, une fierté, partagée, 

Derrière cette réussite, parfois, des oubliés, 

Derrière ces oubliés, des interrogations, toujours les mêmes, 

Derrière ces interrogations, des inquiétudes,

Derrière ces inquiétudes, des projets, 

Derrière ces projets, une véritable lutte contre la reproduction des inégalités, 

Derrière cette lutte contre les inégalités, une socialisation par les arts et la culture, 

Derrière cette socialisation, jamais plus d’oubliés, 

Derrière cette socialisation, une éducation artistique et culturelle pour tous, 

Derrière cette éducation artistique et culturelle, le partage des codes de l’être ensemble,

Derrière ces codes de l’être ensemble partagés, un nouvel espoir, 

Derrière ce nouvel espoir, un nouvel esprit, 

Derrière ce nouvel esprit, une bienveillance qui ne se paie pas de mots, 

Derrière cette bienveillance, une promesse d’avenir, 

Derrière cette promesse d’avenir, un horizon, 

Derrière cet horizon, un territoire qui fait sens,

Il faut toujours regarder les choses qui sont derrière les choses qui sont derrière, 

La Bretagne est une terre ludique où l’on sait bien cela depuis toujours, 

L’éducation artistique et culturelle y devient une boussole révélatrice de tous les talents,

Ce n’est pas les talents pour eux-mêmes qui sont une richesse, c’est la manière dont on sait les reconnaître qui compte, 

La Bretagne est cette terre de la reconnaissance de tous les parcours où, à l’instar de Pythagore, l’on sait bien qu’un homme n’est jamais si grand que lorsqu’il est à genou pour aider un enfant. 

 


15 novembre 2020

L'ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE, un moyen essentiel pour contrer les inégalités invisibles

En France, l’Éducation artistique et culturelle (ou EAC) est l’une des politiques publiques contemporaines, formulée au début des années 2000, qui bénéficie d’une attention devenue significative, tant de la part d’acteurs culturels et éducatifs que de chercheurs en sciences humaines et sociales. Institutionnellement, elle a été appréhendée dès 2000 avec le plan Jack Lang « Éducation artistique et culturelle », conçu avec le ministère de la Culture et qui préfigure le projet qui voit ensuite le jour en 2005. Elle a également été appréhendée à partir des « orientations sur la politique d’éducation artistique et culturelle des ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de la Culture et de la Communication ». Celui-ci s’est notamment traduit par la création en 2005 d’un Haut Conseil rassemblant les parties prenantes de l’EAC : des représentants des six ministères concernés (Culture ; Éducation nationale et Jeunesse ; Enseignement supérieur ; Cohésion des territoires ; Agriculture, Solidarités et Santé), des représentants au titre des différents types de collectivités territoriales, des personnalités qualifiées du monde de la recherche et de la culture, des représentants de parents d’élèves. Ensemble, elles forment une chaîne de coopération telle que l’entend Howard Becker dans Les Mondes de l’art (1982) : artistes et acteurs culturels, tutelles et collectivités territoriales, chercheurs, enseignants et parents d’élèves. Ces parties prenantes composent un collectif voulu représentatif du milieu scolaire : « L’EAC porteuse de sens, cela signifie qu’elle s’inscrit, voire qu’elle s’impose, au cœur du récit d’un territoire, qui peut se raconter grâce à elle tant pour ceux qui la vivent que ceux qui la portent sur le plan politique ». Le Haut Conseil de l’EAC a présenté publiquement une charte élaborée par ses membres, en juillet 2016, pendant le Festival d’Avignon. Cette charte est un document de référence qui s’adresse à l’ensemble des acteurs souhaitant entreprendre un projet d’EAC, le définissant de façon compréhensible par tous. Elle comprend dix articles et donne un cadre référentiel, institutionnel et politique à l’EAC, sous la tutelle conjointe des ministères de la Culture et de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.
Progressivement, les structures culturelles et les associations qui, déjà, portent des actions sur leurs territoires, se sont approprié l’appellation Éducation artistique et culturelle et l’ont revendiquée à l’instar du Festival d’Avignon et des Rencontres trans musicales de Rennes. Elle devient une formule partagée, sur laquelle s’accordent des institutions et s’appuient des projets divers, tant locaux que nationaux, publics ou associatifs, qui traduisent néanmoins une volonté d’un nouveau rapport au public, qu’il soit scolaire ou adulte à travers une EAC souhaitée « tout au long de la vie » par les tutelles. L’EAC est une manière de repenser la relation aux publics de la culture, et de prendre en compte le caractère processuel de la construction de la carrière de spectateur. L’EAC repose sur un principe d’éducation à l’art et d’éducation par l’art, non sans rappeler la dimension et la force données à l’expérience esthétique dans l’ouvrage de John Dewey, L’Art comme expérience (1934). Elle est ainsi pensée comme une expérience. Autrement dit, « lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’une situation quelle qu’elle soit […] qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation ».
Du point de vue de la recherche, entendue au sens large, l’EAC est l’ensemble des voies de transmission, permettant de voir, de faire et d’interpréter avec les expériences (Bordeaux, 2017). Cette définition repose sur trois piliers (repris implicitement dans la Charte de l’EAC) : la rencontre, la connaissance et la pratique, accessibles à toutes et tous. Les approches théoriques, et de surcroît les observations de terrain, notamment sur des terrains de grands festivals, invitent à dépasser ces trois piliers que sont la rencontre, la connaissance et la pratique, constitutifs d’une définition classique, institutionnelle et in fine restreinte de l’EAC. Cette dernière, telle qu’elle se pense et se déploie, pose aussi la question de la formation de l’identité culturelle et, plus encore, de l’autonomie des individus sans se restreindre à une seule et même forme artistique, voire à procéder à une hiérarchisation des œuvres et des expériences esthétiques. En cela, elle a pour objectif de participer à la constitution des goûts de la personne, qui, entendus au sens de la sociologie des champs, signifient « se découvrir et découvrir ce que l’on veut, ce que l’on avait à dire et qu’on ne savait pas dire et que par conséquent, on ne savait pas » (Bourdieu). Une telle définition permet de considérer la relation artistique et culturelle comme dépassement de la rencontre avec l’œuvre, c’est-à-dire sans impliquer de pratique artistique, en prenant conjointement en compte la part d’intime qui se joue dans la relation à l’art tout autant que le rôle de prétexte qu’elle peut jouer, dans la prise de parole et dans la prise d’autonomie. Par cette définition, et en soutien à l’article 10 de la Charte de l’EAC, il s’agit ici de rendre compte des idéaux sur lesquels l’EAC s’appuie, du point de vue institutionnel et pour le corps social, de comprendre comment elle prend forme dans la société, dans et en dehors de l’école, et d’identifier les nouvelles questions qu’elle soulève à l’endroit des destinataires de cette politique culturelle. Dans son ouvrage L’Éducation populaire et le théâtre, le sociologue Jean-Louis Fabiani (2008) explique que les ministères de la Culture d’André Malraux (1959-1969), puis de Jack Lang (1981-1986 ; 1988-1993), ont centralisé l’intention des politiques culturelles, et donc des actions qui en ont découlé, sur la fréquentation des chefs d’œuvre et le processus de création artistique, donnant une moindre légitimité à l’animation culturelle et, finalement, à l’éducation populaire. Dans les deux cas, l’éducation à l’art et par l’art a une place moindre. La vision de la relation à l’art et par l’art décentre aujourd’husi l’enjeu de la dimension spectatorielle, qui devient un enjeu parmi d’autres. La prise de parole, la constitution d’un groupe, la pratique, le voyage, la prise de confiance sont apportés par des dispositifs d’éducation artistique, n’amputant ni la pratique ni l’amour de l’art, mais lui redonnant son rôle social. La création d’espaces et de moyens de discussions sont des objectifs centraux de l’EAC, incluant l’éducation par l’art autant que l’éducation à l’art qui nous rappellent le souci d’Ernst Gombrich (1909-2001), énoncé dans son introduction de l’Histoire de l’art  : « S’il n’y a pas de mauvaise raison d’aimer une œuvre d’art, il existe quelquefois de mauvaises raisons de la rejeter ». L’EAC comme traduction contemporaine d’un souci de démocratisation culturelle partage un ensemble d’idéaux et de pratiques avec l’éducation populaire. L’une comme l’autre prennent d’abord forme depuis l’engagement d’individus dans plusieurs sphères et à différents niveaux. Les observations directes d’initiatives locales et personnelles de mise en œuvre de tels projets (participation à des projets culturels et artistiques, résidences de territoires, rencontres pluri-acteurs, ateliers de création, sorties culturelles…) conduisent à penser que les déterminations personnelles de certains acteurs culturels ou/et acteurs de l’Éducation nationale font naître les projets d’EAC. Pensons par exemple à la manière dont les Rencontres trans musicales de Rennes ont évolué depuis les années 2000, passant d’une démarche d’action culturelle, fondée au départ sur l’invitation à la participation, à une démarche d’EAC, croisant expérience, rencontre et pratique artistique. Le développement de résidences de territoire sur quatre ans, autant que l’intérêt pour la rencontre en amont, l’expérience commune, et la documentation de cette dernière, sont des exemples significatifs. Cependant, l’importance de l’engagement associatif, éducatif et culturel doit s’accompagner d’une considération et d’une prise en charge au niveau politique de ce qui est en voie d’institutionnalisation. La principale raison de penser l’EAC de manière transversale réside dans le fait de ne pas reproduire ce qui s’est constitué de manière incrémentale en limites de la démocratisation culturelle : que l’éducation par l’art était forcément induite par l’éducation à l’art. À ce titre, l’EAC s’appuierait sur un modèle d’action qui la précède, dont elle s’inspire en même temps qu’elle s’en émancipe grâce aux enseignements tirés de ses limites. Une des principales discontinuités de l’EAC vis-à-vis de la démocratisation culturelle, telle qu’initiée dans les années 1980, qui s’est ensuite essoufflée dans les années 1990, est sûrement le rapport au temps dans la relation à l’art et la culture. Si la fréquentation et l’expérience des œuvres restent l’un de ses enjeux, celles-ci prennent leur sens dans un processus de construction de la relation entre une œuvre et un public. De la connaissance au savoir et de la rencontre avec l’œuvre à la relation à l’art, telles sont les étapes que l’EAC entend amener. L’expérience artistique s’inscrit dans un parcours scolaire, mais aussi dans un parcours de vie en étant envisagée dans un temps long. C’est ainsi que le discours institutionnel fait valoir que le cercle familial doit aussi être intégré à la réflexion sur ce qu’est un parcours de public de l’art. L’émancipation et l’autonomie, plus qu’une rupture avec son groupe social d’appartenance, doivent aussi soutenir des dynamiques de transmission à l’intérieur même de ce cercle. La volonté de dépasser la fréquentation temporelle de l’art et de construire des relations entre des personnes et des institutions, des objets culturels ou entre des personnes par le biais d’objets et/ou de pratiques, invitent alors à repenser les enjeux temporels et spatiaux de l’EAC. L’idée de proposer une EAC tout au long de la vie est ambitieuse car elle n’est possible que dans l’acceptation de ces enjeux au long cours. Pour ce faire, la co-construction de ces dispositifs, et donc plus largement d’une politique publique, relève d’un engagement à plusieurs échelles : sphères décisionnaires, Éducation nationale, institutions culturelles, sociales, médicales ou encore carcérales, mais aussi les publics eux-mêmes. Afin d’éviter l’imposition, et pour que chacun et chacune élaborent des projets, la formation à tous les niveaux doit accompagner des démarches d’EAC si elle est entendue comme une prise d’autonomie. Formations et dispositifs de médiation (par dispositif est entendu ici l’ensemble des actions réalisées dans une démarche d’EAC) doivent ainsi faire l’objet d’études et de recherches. Incluant différentes parties prenantes, pour être pérennes, ils doivent correspondre aux besoins et attentes de chacune d’entre elles. La réinvention de ces dispositifs, notamment pour que les publics concernés s’en emparent, doit se fonder sur des connaissances, et plus encore des savoirs ; des savoirs pouvant être appréhendés à travers une démarche ludique, c’est-à-dire à partir d’autant de manières de « déconstruire » un objet culturel afin de faciliter ses appropriations.

L’EAC est « totale » lorsqu’elle se déplace dans et hors des lieux de création, dans et hors les établissements scolaires, au sein des familles, des groupes de pairs de toute personne qui fait l’expérience de l’artistique et culturelle. Comme le souligne Jean-Louis Fabiani (2008 : 13) dans son ouvrage sur l’éducation populaire et le théâtre, « si l’on a aujourd’hui les moyens de procéder à des analyses très convaincantes des mondes de production des œuvres, la question, bien plus complexe, de leurs appropriations successives par des publics hétérogènes a laissé de côté la question essentielle de la nature de l’expérience esthétique ». Aussi les acteurs de l’éducation artistique – les artistes, les associations, l’État, les collectivités, les enseignants, mais aussi le Haut Conseil de l’EAC – doivent-ils se munir de données sur ces publics, d’outils et de techniques afin de produire une connaissance sur le périmètre de leur action, souvent plus large que celui de leurs objectifs de départ. Celle-ci doit faire l’objet de recherches afin d’avoir la place et la légitimité de l’innovation. Surtout, elle doit pouvoir répondre à la problématique des disparités : que chaque personne soit assez instruite pour ne pas se soumettre à d’autres raisons qui ne seraient pas la sienne. Cette liberté et cette autonomie sont les conséquences d’une instruction publique au sens où Nicolas de Condorcet (1743-1794) l’entendait : une obligation de la société à l’égard de ses citoyens. Une obligation qui doit « ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance » (Condorcet, 1792) si elle veut parvenir à constituer un patrimoine et des valeurs communs à toutes et tous. 

Merci à Camille Royon, Lauriane Guillou, Damien Malinas et Raphael Roth pour cette très belle notice que l'on retrouvera en version complète dans le publictionnaire en cliquant ici !