Le film de Nick Willing Forever (Photographing Fairies) sorti en Angleterre en 1997 et inspiré du roman de Steve Szilagyi raconte l'histoire vraie d'un de ces photographes qui, au moment de la Grande Guerre, "reconstituaient" les photos de ces familles décomposées par la mort de ces fils qui ne sont jamais revenus. Photos montages donc, où la famille se rassemble autour d'un figurant d'une corpulence identique au fils défunt, mais habillé avec son uniforme. Une fois le cliché réalisé, on découpe la tête de ce drôle d'artiste de complément et on lui substitue celle d'une photo plus ancienne du fils disparu. Surgit alors l'illusion d'une photo de famille réunie une dernière fois autour de l'enfant chéri en guise d'ultime souvenir. Drôle de jeu d'images rarement analysé et qui pourtant interroge sur la force de l'icône, sur le visible, l'invisible, sur ce que l'on peut voir, ce que l'on veut voir. L'art est l'illusion. Naissance d'une persistance des liens dans les yeux d'une société en reconstruction. Le livre comme le film vont interroger avec une grande sensibilité ce que sont les possibilités réelles d'un appareil photo pour apporter une preuve de l'existence de la vie, du perceptible. Et si l'on pouvait saisir ce que nos yeux eux-mêmes ont du mal à fixer. Et si l'on apportait là des preuves de royaumes parallèles. Il n'est pas étonnant anthropologiquement qu'au moment même où la jeunesse est fauchée comme jamais elle ne l'a été, l'on s'interroge sur la manière de continuer à la faire exister en images. Une manière de lui réaffirmer qu'elle nous manque, que l'on tient à elle, y compris dans l'au-delà. C'est avant tout ce qu'il faut comprendre dans l'affaire des fées de Cottingley où l'on se demande si l'invention de cette nouvelle technologie de l'image - la photo - va permettre de distinguer les fées que seuls quelques voyants pouvaient entrevoir jusqu'alors. Le père de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle, tiendra à l'époque nombre de conférences et de débats sur le sujet.
Il y a quelques temps, un étudiant, croisé dans une conférence sur le cinéma à propos de ce que les films trahissent de nos représentations, m'a posé une question qui m'a bouleversé tant par sa lucidité simple que par son ambition problématique : "Dites Monsieur Ethis, en tant que sociologue de la culture, savez-vous pourquoi j'ai la sensation que nous les jeunes, on n'a pas vraiment de place dans les représentations de la France d'aujourd'hui, ce qui est paradoxal, car on a, a contrario, le sentiment de coûter cher, très cher à notre pays, un peu comme si l'on souhaitait racheter indirectement, via une contrepartie étrange, le fait que l'on apparaisse nulle part ?" Oui, je crois que le sentiment de ce jeune homme posait bien le débat. Il est des générations qui ont tout fait pour que leur jeunesse soit parfois désespérément présente sur la photo de famille comme le montre si bien le film Forever. La perte, l'absence qui irriguent un territoire qui a connu deux guerres mondiales successives ont conduit le territoire en question à se reconstruire avec ce terrible sentiment de l'absence et de la perte. Les Trente glorieuses ont porté avec force la conviction qu'il s'agissait de se refondre sur les valeurs du progrès et de l'insouciance sociale et culturelle où l'on n'avait de cesse de rêver à ce que serait l'an 2000. La jeunesse de 1968, une jeunesse étudiante, a exalté ces valeurs jusqu'à les confisquer pour elle seule. Oui, Chers étudiants d'aujourd'hui, vous n'êtes plus sur la photo de famille et pour cause : si la jeunesse de 1968 et des années qui l'ont suivi et qui a entre 55 et 65 ans reconnaissait votre place, elle serait obligée de renoncer à ce dopage inouï qui l'entretient dans un drôle de climax, celui de l'éternelle jeunesse. Oui, la transmission n'a pas eu lieu pour déposer une réelle confiance entre vos mains par défiance, par peur sans doute de perdre quelque chose. On cherche parfois les raisons sociologiques de la crise morale que nous semblons vivre. Je suis persuadé, l'âme désarmée, qu'elle résulte avant tout de la confiscation plus ou moins consciente de la reconnaissance en ce que peut porter avec force et espoir toute nouvelle génération en actes. Une récente enquête montre que les ouvrages les plus vendus dans les kiosques des gares de France sont tous ceux qui proposent sur leur couverture des promesses du type : "maîtrisez vos gestes", "obtenez ce que vous voulez d'autrui", "petit traité de manipulation", "les clefs de la réussite dans le contrôle d'autrui". J'ai vraiment envie de continuer de réfléchir avec cet étudiant sur l'état d'une société qui a substitué par le projet paranoïaque d'un autrui-manipulé(lable) au projet magnifique d'un vivre et d'un penser ensemble, un projet qui rendrait fier - je l'espère - mon cher grand-père disparu depuis 18 ans maintenant. Le temps d'une autre génération...
Je dédie ce texte à Robert Ethis, soldat de deuxième classe, 28ième Régiment d'Infanterie, mon grand-père