La plus grande surprise du
dernier opus de la saga cinématographique Star
Wars ne figure pas dans le scénario. Elle restera invisible sur les
écrans de cinéma. Elle ne comptera pas non plus au menu des futurs bonus et suppléments
qui accompagneront le film lorsqu’il aura terminé son exploitation en salles…
En effet, la plus grande surprise des Derniers
Jedi est celle que nous ont réservée quelques milliers de fans autodésignés
comme «puristes», des fans terriblement déçus, des fans prêts à
signer une pétition pour demander le retrait pur et simple de l’épisode VIII
afin, déclarent-ils, de le refaire de manière plus conforme à l’esprit des Jedi,
ce que stipule sans détour leur manifeste : « Star Wars has long been a story about two things, the Jedi and Luke
Skywalker. After over 260 novels where we could follow the adventures of that
great hero you, the Walt Disney Company decided to strike all of that from the
official canon and wiped out three decades of lore. We were excited to see
Episode VII to see how our heroes lives turned out since you took away what we
knew. We saw the death of Han Solo, we saw less than a minute of Luke
Skywalker. Episode VIII was a travesty. It completely destroyed the legacy of
Luke Skywalker and the Jedi. It destroyed the very reasons most of us, as fans,
liked Star Wars. This can be fixed. Just as you wiped out 30 years of stories,
we ask you to wipe out one more, the Last Jedi. Remove it from canon, push back
Episode IX and re-make Episode VIII properly to redeem Luke Skywalker's legacy,
integrity, and character. We stuck by you when you did things that hurt us
before, so we ask you now, please don't let this film stand. Don't do this to
us. Don't take something so many of us loved so much and destroy it like this.
Let us keep our heroes. » Comme pour conforter la réaction de ces
fans, l’acteur Mark Hamill, interprète de Luke Skywalker affirme ne plus se
reconnaître dans le personnage du dernier épisode : « Luke était tellement optimiste, plein d’espoir
et d’énergie. Et là il est vraiment au fond du trou, je ne m’y attendais vraiment
pas. Je l’ai dit à Rian (le réalisateur) : Les Jedi n’abandonnent pas. Même s’il a un problème, il prendrait
peut-être un an pour essayer de s’en sortir, mais s’il a fait une erreur, il
essayerait de la corriger. Donc sur ce point, nous avions des points de vue
fondamentalement différents ». D’après le Huffington Post, c’est une réplique du film qui a cristallisé tous
les attendus de la fracture entre les concepteurs des Derniers Jedi, Mark Hamill et une partie de son public :
« Il est temps pour les Jedi de
disparaître. » Et l’acteur de poursuivre « Luke ne dirait jamais ça, en tout cas, dans le Star Wars de George
Lucas. Là, c’est la nouvelle génération de Star Wars. J’ai presque dû imaginer
que c’était un nouveau personnage, peut-être que c’est Jake Skywalker. Mais ce
n’est pas mon Luke Skywalker ».
Pour le sociologue du cinéma, ces
manifestations extrêmes de certains fans, tout comme celle de l’interprète
majeur du film, présentent l’avantage évident de rendre visible ce qui, en
général, ne l’est pas : les charnières huilées et sensibles, liaisons
pivots sur lesquelles s’articulent les horizons d’attente des spectateurs et
les horizons cinématographiques et créatifs d’une œuvre. Ces charnières ont
cessé d’être invisibles le jour où Hollywood a commencé à inventer des suites à
une œuvre qui avait rencontré un succès majeur auprès d’un public mondial. De
la Fiancée de Frankenstein aux Dents de la Mer 2, du Parrain 2 à la Dernière Croisade d’Indiana Jones, les suites ont forcé le regard
des spectateurs à jouer la comparaison avec l’œuvre originelle, à ne plus juger
un film pour lui même, mais à frotter son esprit et sa sagacité critiques à
l’idée même de ce que signifie une création, un auteur, et, par extension, à
la nature profonde de ce qui "fait œuvre" dans une œuvre et de ce que sont les canons et les référents dont elle devient la matrice. La matrice de Star Wars, c’est, le rôle qu’endosse dans la narration le concept bifacial
de «Force». À la fois concret, métaphorique, mais aussi spirituel ce
concept est définitoire des choix et de la détermination des Jedi ou de leurs
adversaires toujours en passe de basculer tantôt du côté lumineux tant du côté
obscur de la Force. Mais, ce qui est plus intéressant encore, c’est la manière
dont ce concept agissant constitue un lien véritable avec les publics de la
saga au point de fonctionner avec les attributs d’un néopaganisme dont la
synthèse serait inscrite dans le «code Jedi», une sorte de bible fictionnelle
et pragmatique à laquelle référer chacune de nos actions, devenues en quelque
sorte des actions « interprétables ». La question que posent
aujourd’hui les manifestations de fans ou de l’acteur Hamill se trouve, à dire
vrai, dans le prolongement de cette « Force » dont les uns et les
autres seraient investis au point de se sentir plus forts encore que le
réalisateur de l’œuvre elle-même pensant avoir le pouvoir de disqualifier un
chapitre dans lequel ils ne se reconnaîtraient pas. À nouveaux frais et en
l’absence de George Lucas, l’auteur «source» de Star Wars,
l’épisode VIII s’impose sans conteste comme celui qui signe les questions philosophiques les plus profondes de l’univers Star Wars. Tel un Platon qui préconisait de
brûler ses textes au prétexte que le discours pouvait s’en aller «rouler
de droite et de gauche [ne sachant pas] quels sont ceux à qui justement il doit
ou non s’adresser», Maître Yoda conseille à Luke Skywalker de laisser le
code Jedi se consumer dans les flammes d’un tronc ardent rappelant ainsi à son ancien apprenti – incapable de s’affranchir de ce statut en restant hors
du monde – qu’il ne sert à rien de conserver ledit code tel une relique dont
les interprétations ne sauraient, au demeurant, être univoques sauf à ne les
comprendre que chaussé des lunettes d'un reclus.
Malgré eux, le réalisateur Rian
Johnson, tout comme les fans qui décrient son film, expriment la même
chose : la disparition de l’auteur. À sa façon c’est ce qu’écrivait Roland
Barthes dans le Plaisir du texte :
«comme institution, l’auteur est
mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ;
dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont
l’histoire littéraire, l’enseignement, l’opinion avaient à charge d’établir et
de renouveler le récit». Ce qui s’incarne néanmoins dans le film de
Rian Johnson, comme dans les pétitions qu’il engendre, c’est, d’une certaine
façon, la manière dont les uns et les autres continuent à désirer l’auteur.
Nous ne saurions contempler Star Wars
comme s’il s’agissait d’un film sans auteur. De même, les héros de la saga ne
sauraient commettre d’actes sans sagesse, ou faire preuve de sagesse sans
héroïsme ; c’est bien ce que nous laisse entrevoir ce dernier opus, car
chaque fois que c’est le cas, c’est leur propre disparition — notre propre
disparition – qui s’instruit, dans les faits. Chef d’œuvre hors pair pour beaucoup, catastrophe hors sol pour de soi-disant puristes, les Derniers Jedi composent, à y regarder de près, une prodigieuse mise en abyme qui, à l'image de chaque épisode des autres trilogies, aspire à tenir un discours lumineux sur notre propre
contemporanéité. Celui de l’épisode VIII est de nous confier, sans
«forcer», cette idée infiniment précieuse selon laquelle c’est en
chacun de nous qu’il faut désormais chercher la vérité, se donner le temps
utile pour la trouver et de le faire à distance de tous ces épigones qui prétendent détenir la vérité à notre place en nous entretenant dans l’idée – c’est là la malice des faux prophètes — qu’elle serait une et univoque, et, en définitive, de nous
permettre de comprendre, en confiance, que les
derniers Jedi sont bel et bien assis en face de l’écran !