La plupart de ces lieux ont
aujourd’hui disparu, emportés par l’offre surabondante de services numériques
qui promettent l’immédiateté, la disponibilité et l’accès à un catalogue de
films avec lequel aucun lieu « en dur » ne serait en mesure de
rivaliser. Pour la génération des années 1980/1990 qui a connu et
fréquenté les vidéoclubs de quartier au moment de leur apogée, persiste
cependant une authentique nostalgie de ces espaces, à la fois tous différents
et tous pareils, où l’enjeu primordial était, la plupart du temps, de trouver
la ou les VHS qui permettraient de passer un bon moment seul ou entre amis. L’objectif
était atteint lorsque l’on découvrait la « perle », c’est-à-dire le
film dont souvent la sortie en salles ne lui avait pas permis de culminer en
tête du box-office, mais qui, pourtant, aux yeux de ces nouveaux spectateurs
vidéophiles du samedi soir, fourmillait d’une inventivité scénaristique
incroyable, d’un art de la réplique inégalé ou était la promesse d’une nouvelle
avant-garde artistique qui n’attendait que leur regard avant que d’être révélée
au grand public et à la critique à qui cela avait échappé. Très vite, les
habitués des vidéoclubs se les sont figuré comme de véritables cavernes d’Ali Baba
où ils allaient pouvoir développer une sagacité cinéphilique bien différente de
la cinéphilie légitime et de la critique officielle. C’est, entre autres, ce
qui justifie le sentiment de nostalgie vis-à-vis des anciens vidéoclubs de
quartier : d’une part, ils représentaient l’utopie de posséder une
totalité culturelle délimitée par les quatre murs du magasin et l’agencement de
leurs étales ; d’autre part, ils matérialisaient la promesse de se forger,
par et pour soi-même, une culture cinéphilique d’apparence informelle, mais
maîtrisée, c’est-à-dire loin de la fatalité en termes de choix imposée par ces
non-lieux : ceux de la programmation nationale des complexes cinématographiques
ou ceux la consécration télévisée portée par l’entremise du « fameux »
film du dimanche soir.
Sans doute la particularité la
plus singulière du vidéoclub était-elle de posséder très peu voire un seul
exemplaire des VHS des films qu’il proposait, ce qui avait pour conséquence cardinale
d’encourager de façon incidente la curiosité des adeptes du lieu. En effet, il
était courant que la nouveauté, très recherchée par le tout-venant de la
clientèle, était déjà sortie, qu’elle n’avait toujours pas été rapportée ou bien
été réservée « au moins pour les trois jours à venir », qu’il fallait
bien se rabattre sur « autre chose » pour occuper ses « soirées -vidéopizzas ».
C’était là autant d’occasions où s’inaugurèrent
bon nombre de carrières cinéphiliques pour les membres du club les assidus et
les plus réguliers. Le fait d’évoluer physiquement entre des étagères couvertes
de VHS, celui de choisir son film après avoir consulté le verso de la jaquette
sur lequel figuraient le genre, les acteurs, le réalisateur, de lire le résumé
du récit, celui de discuter du film avec le responsable du club ou avec
d’autres clients présents dans le magasin et susceptibles d’apporter leur expertise,
tous ces actes constituaient en eux-mêmes le rituel parfaitement rodé et
fondateur de la démarche active de la plupart des publics du vidéoclub. Que
toutes ces œuvres soient exposées les unes à côté des autres sur un terrain
d’égale visibilité, qu’elles ne soient pas assorties d’une note d’appréciation
à la clé ou de commentaire a priori, que ce ne soit pas un algorithme qui se
substitue à la sociabilité d’une recommandation entre pairs, tout contribuait à
faire de nos vidéoclubs de quartier une véritable petite institution
rousseauiste, c’est-à-dire un lieu où tout visiteur pouvait décoder en
transparence le contexte et le sens social de ce qui allait motiver ses actes
et ses choix culturels.
Durant près de vingt ans, de
façon presqu’imperceptible, la petite communauté des membres de vidéoclubs de
quartier avait élaboré, sans l’objectiver sur le moment, ce qui pouvait
s’apparenter à une pragmatique induite d’une nouvelle cinéphilie populaire.
Celle-ci avait su façonner une socialisation et une pratique régulées dans la
vie de ses membres. Guidée par l’esprit positif de la Feel Good Culture du Buddy Movie, elle s’était constitué sa propre
hiérarchisation des œuvres, avait ciselé leurs lettres de noblesse à des films
qui, sans elle, auraient été passées à l’étrillage assuré de l’histoire
cinématographique académique. The Thing, Ferris
Bueller’s Day off, The Lost Boys, Robocop, Stand by me, The Breakfast Club,
Clerks, Aliens, Last Action Hero, Point Break, True Romance, Ricochet, Pulp
Fiction, Operation Dragon, Indiana Jones 2, Rocky 3, The Fugitive, Jaws
2,… Grâce aux spectateurs des vidéoclubs, ces films ont trouvé une
notoriété accidentelle en inventant un lien non intimidant, non pas contre,
mais avec le panthéon règlementé du cinéma légitime, permettant à ce dernier de
se repenser depuis l’espace démocratique des petites boutiques de VHS de prêt.
Ces petites boutiques ont transformés nombre de salons domestiques en de
véritables forums de débats sans modérateur autour de la qualité de ces films
dont la principale prétention était de mettre du ludique au cœur de nos
cultures visuelles. En 2008, alors même qu’ils avaient bien entamé leur
processus de disparition, le réalisateur Michel Gondry leur consacre un film
hommage cocasse qui met en scène des tenanciers de vidéoclubs contraints à
retourner par leurs propres moyens les SOS
fantômes et autres Miss Daisy et son
chauffeur le jour où ils découvrent qu’à cause d’un phénomène magnétique
toutes les cassettes de leur magasin ont été effacées. Les films ainsi
« retournés » vont rencontrer un succès sans pareil auprès des
clients du vidéoclub. Avec Soyez sympa,
rembobinez, Michel Gondry fait plus qu’écrire le manifeste posthume d’une pratique
culturelle tombée en désuétude, il nous rappelle que parfois, alors que la
diversité culturelle s’exprime sous nos yeux, nous ne savons ni chausser les
lunettes qui conviennent pour la reconnaître, ni faire d’un projet au succès
inopiné une ambition commune et partagée. On y pense et puis, on oublie.