« Tous les hommes ont connu cet
instant singulier où l'on se sent brusquement séparé du reste du monde par le
fait qu'on est soi-même et non ce qui nous entoure.» Julien Green
Lorsque je suis passé du rôle de président d’Université à la
mission de Recteur d’Académie, beaucoup de gens se sont inquiétés de savoir si
je trouverais tout aussi intéressant le fait de m’occuper du jour au lendemain,
d’élèves, d’adolescents, d’enfants voire de très petits enfants, plutôt que de
jeunes adultes devenus étudiants. Après plus d’un an et demi passé dans cette
mission, la réponse est sans détour. Oui, c’est un métier passionnant dès
l’instant où l’on se pose toutes les questions utiles et nécessaires pour
demeurer connectés à ces élèves qui attendent tant de vous, mais avant toute
chose une reconnaissance quasi immédiate de la personne qu’ils sont en train de
devenir avec une conscience aigue du monde qui les entoure et dans lequel ils
parviennent, sans doute plus facilement, que nous, adultes, encore à être
eux-mêmes. À l’instar de ce qu’écrit Julien Green, nous sommes avant tout fait
de ce qui nous entoure, des rôles sociaux refaçonnés chaque jour de cette
mélancolie dérisoire qui nous donne la sensation de nous fondre dans notre
quotidien sans trop de heurts.
Ce matin, je remettrais des prix à des CM2 qui avaient
participé à un concours intitulé Médiaticks
et qui vise à récompenser les meilleurs projets de productions médias des
élèves de notre académie – articles de presse, émissions radio, TV, etc… -.
Incidemment, à l’un d’entre eux venu présenter au micro devant ses camarades son
projet de reportage sur l’esclavage que subissent certains enfants dans le
monde, je demande : « tu souhaiterais devenir
journaliste ? ». Réponse du gamin plein d’élan et d’aplomb : "oui, pourquoi pas, c'est un beau
métier Monsieur le Recteur"... Poli, je poursuis : "Et
puisqu’on est ici, le métier de recteur ? Cela t'intéresserait aussi ?
"... Lui : "Oh oui très bien, n'importe quel métier, en fait
Monsieur,… Peu importe ce qu’on fait ou ce qu’on gagne, ce n’est pas ça qui
compte, ce qui compte c’est qu'on s'amuse"… Si l’on interroge des plus petits encore, ce sont les métiers
de vétérinaire, de pompier et d’instituteur qui tiennent toujours le haut de
classement préférentiel de nos enfants, et ce depuis très longtemps et
presqu’invariablement. Cela devrait nous interroger sur le type même de
responsabilités qu’ils souhaitent occuper et qui les relie au monde.
Vétérinaire car ils se sentent responsables des animaux, pompier car ils se
sentent responsables de la préservation du monde et ils veulent que ça se voit,
instituteur car enseigner cela veut dire comprendre. C’est bien ce qu’ils nous
laissent entendre car oui, nos enfants attendent de nous que nous les écoutions
pour les comprendre, pour partager avec eux ces aspirations-là, celles-là mêmes
qui vont pour la grande majorité d’entre eux abandonner peu à peu au risque de
nous voir entourés que de vétérinaires, de pompiers et d’instituteurs. C’est
pourquoi, on peut imaginer que ceux qui, adultes, exercent ces trois métiers
ont fait preuve d’un courage inouï pour rester en phase, en connexion avec
leurs rêves d’enfance, car, il faut en être convaincu, ils n’auront cessé
d’entendre que « tu sais vétérinaire, il faut faire de très longues
études », que « pompier, c’est très très dangereux et qu’il ne faut
pas jouer avec le feu », ou bien «qu’instituteur, ce n’est pas
toujours bien payé et que c’est un métier qui n’a plus la même reconnaissance
sociale qu’avant»… Pas toujours
simple de se défier de tous les conseils apparemment bienveillants, de se
départir du monde pour écouter son intuition native. Pas toujours simple,
pourtant, c’est bien d’une question de reconnaissance dont il s’agit, il faut y
prêter attention. Ainsi, le parcours de Lisandro Cuxi n’est-il pas seulement
celui d’un jeune qui gagne une sorte de télé-crochet lorsque ce dernier
triomphe dans l’émission The Voice.
C’est avant tout la preuve que malgré un léger bégaiement, une méconnaissance
du français qu’il commence à apprendre à neuf ans en arrivant du Cap Vert, un
père absent, l’appartenance à un milieu qualifié de populaire, un très jeune
homme, déterminé et entouré en confiance par les siens, peut maîtriser un
français et un anglais parfait, faire preuve d’entregent, appréhender les
rythmes plus que de mesure, placer sa voix dans les notes de Jackson, de
Timberlake, ou de Houston, avoir la maîtrise du geste à dix-sept ans tout en
continuant de s’émerveiller sans être blasé, d’être fidèle à ses proches autant
qu’à son ambition, d’habiter la spiritualité d’un art total dans l’esprit
joyeux de l’entertainement, Feel Good Culture oblige…
Surtout se garder
de croire que Lisandro est une exception parce qu’il est mis dans la lumière de
l’exceptionnel… Sur une clé USB m’est arrivée au bureau, il y a quelques jours,
le projet de la classe de Première L du Lycée Alexis de Tocqueville de Grasse,
la classe qui, il y a quelques semaines, devrait être la cible d’un de ses
élèves qui est entré dans l’établissement, armé, dans le seul but de tuer nombre
de ses « camarades ». Le projet pédagogique de cette classe s’est
concrétisé sous la forme d’un film de neuf minutes. Des images du Lycée, des textes
écrits par les élèves et lus par ces derniers sur un ton troublant, monocorde
et profond, une musique qui n’est pas sans rappeler les chemins sombres et
lumineux de Nirvana écrite par le
Groupe Nephysim dont le batteur n’est
autre Tom, un des élèves de la classe. On ne peut que demeurer bouche bée,
interpellé par la force prodigieuse qui se dégage de cette petite œuvre d’art,
époustouflée par la maturité et le talent déposés là en guise de dépassement de
soi, de compassion pour l’autre, d’expression dégoupillée pour dire
l’incompréhension face à un geste, face à l’inquiétude et l’étrangeté d’un
monde qu’ils n’avaient pas perçu comme tel, face à la manière dont ils pensent
pouvoir reprendre pied dans et avec ce monde là. Le film se conclut par une
citation du réalisateur Chris Marker : « réparer à l’endroit de
l’accroc le tissu du temps. […] J’avais passé ma vie à m’interroger sur la
fonction du souvenir, que n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers.
On ne se souvient pas, on écrit la mémoire comme on récrit l’histoire »…
Retrouver l’insouciance, encore, car comme chacun sait depuis le CM2, ce qui
compte c’est que pourtant on s’amuse. À nous de construire ce sens du ludique qui est sans doute inhérent à ce qu'il y a profondément de commun dans nos langages partagés...
Je dédicace ce
texte à toutes celles et tous ceux qui m’entourent et qui se reconnaitront car
ils ont cette attention particulière pour nos élèves, nos étudiants, nos jeunes
et ils n’oublient jamais combien ceux-ci nous rappellent à cet ordonnancement
magique de l’enfance où nous vivions dans ces mondes où nous étions presque
nous-mêmes, des mondes qui se sont peu à peu invisibilisés pour laisser place à un éloignement avec
l’Âme désarmée dont parle avec tant de justesse l’écrivain Allan Bloom dans son
fameux essai sur le déclin de la culture générale, des mondes qui sont pourtant
toujours là.