C’est en 1906 que l’écrivain autrichien Robert
Musil publie son premier roman, un roman d’apprentissage, Les Désarrois de
l'élève Törless. Soixante ans plus tard, le
réalisateur allemand Volker Schlöndorff en produisit une adaptation
cinématographique sous un titre éponyme. Il retiendra du roman ce qui en
constitue la force et la problématique majeure: comment, alors même que
nous sommes dans un lieu d’enseignement privilégié, les relations que nous
entretenons au sein même d’une école avec les autres peuvent nous conduire à
réfléchir sur les valeurs morales de la société dans son ensemble et sur la
signification de ces valeurs? Sous-tendu, derrière ce questionnement, un
autre, plus diffus : comment le corps éducatif est susceptible
d’accompagner, ou non, nos interrogations sur le monde que nous découvrons alors
que ces interrogations nous ébranlent et vont
structurer une part évidente de notre conscience humaine et politique ?
D’évidence, la lecture du livre de Musil ou le visionnement du film de
Schlöndorff demeurent d’une utilité très actuelle au moment même où notre
propre pays replace les valeurs républicaines – liberté, égalité, fraternité,
laïcité – au cœur des parcours éducatifs de son école, de la maternelle à
l’université, en guise de réponse aux inquiétudes plurielles et identitaires
réifiées depuis les attentats de Charlie, du Bataclan et ceux, plus récents, de
Saint-Étienne de Rouvray ou de Nice. Au reste, il n’y a qu’un pas pour effectuer
l’aller-retour entre Le Monde de Dory
dernière production de la firme Disney dont les affiches publicitaires jalonnent la "prom" et celui du Collège de Törless. Cet aller-retour mérite d’être
fait car il laisse apparaître, à cinquante ans d’intervalle et sous des
registres apparemment bien différents, des invariants qui restent –
malheureusement - indépassables sur notre façon d’envisager notre existence
sociale au milieu des autres, avec les autres, malgré les autres, parfois
contre les autres, une existence sociale où le politiquement correct nous fait
contourner trop souvent une confrontation véritable au sens que nous devrions
donner à notre culture commune, à notre mémoire collective et à une conscience
moins mièvre de ce que suppose l’«être ensemble».
L’histoire du jeune Törless est celle d’un jeune homme installé
sur le campus d’une école militaire à l'époque de la fin de la monarchie en
Autriche-Hongire. Au sein de son collège, il va faire la rencontre de Beineberg
et Reiting, deux élèves particulièrement sadiques en quête de
«victime». C’est l'élève Basini qui va faire les frais de leurs inclinations
perverses. Un soir, Basini, sans le sou, est supris, en effet de voler pour
régler des dettes oppréssantes et, plutôt que de le dénoncer, Beineberg, Reiting
et Törless garde le secret afin de charger se punir eux-mêmes Basini et d’en faire
leur esclave soumis. Au contraire de ses deux autres camarades, Törless ne
prend pas part activement aux actes de tortures mais se pose en spectateur. Il
tente de comprendre psychologiquement la soumission de Basini et le sadisme de
ses amis en s’interrogeant sur l'âme et le sens de l'existence. Il ira
convoquer jusqu’aux sciences et aux mathématiques, mais sans trouver de réponse
idoine. En poursuivant sa quête déterminée vers le savoir absolu développant
parallèlement une relation homosexuelle singulière avec Basini, qui paraît
apprécier le sort que lui concocte ses bourreaux. Cependant au moment où
Törless se décide à défendre Basini, une enquête conduite par l'école va
inculper ce dernier pour ses actes de vol et le renvoyer. Törless, convoqué
devant le conseil de la direction de l’école, s’essaie à prendre la défense de
Basini. Mais après de longs détours sur la rationalité et l’irrationalité, une
réflexion approfondie sur les valeurs, il conclut: «maintenant, c’est passé. Je sais que je me
suis trompé tout de même. Je ne redoute plus rien. Je sais que les choses sont
les choses et qu’elles le resteront toujours ; que je continuerai à les
voir tantôt comme ci, tantôt comme ça. Tant avec les yeux de la raison, tantôt
avec les autres… Et je n’essaierai plus de comparer…». Comment un tel
raisonnement peut-il sortir de l’esprit d’un élève si jeune ? D’évidence
ce apparaît tout à fait inconcevable aux yeux de ses enseignants qui concluent,
lapidaires, aussitôt après l’avoir écouté : «ce jeune prophète avait envie de nous faire une conférence ! Mais
le diable y perdrait son latin ! Quelle exaltation ! Et cette façon
d’embrouiller les choses les plus simples. […] Il semble avoir attaché trop
d’importance au facteur subjectif de nos expériences, d’où ses désarrois et
l’obscurité de ses formules. […] J’ignore ce qui se passe dans la cervelle
de ce jeune homme, mais il est sûr que
son état d’excitation est trop grave pour que soit souhaitable la prolongation
de son séjour ici. Il est nécessaire que l’on surveille ses nourritures
spirituelles mieux que nous ne sommes en mesure de le faire. Je ne pense pas
que nous puissions assumer plus longtemps cette responsabilité. Törless est mûr
pour l’enseignement privé : c’est en ce sens que j’écrirai à ses parents.»
Beaucoup de commentateurs et d’analystes de Musil ont vu dans ce
roman d’éducation, une représentation prophétique de cette future élite qui va
mettre en œuvre quelques années plus tard le nazisme en Allemagne. Car ce sont
bien les aspects les plus sombres de l’exploitation de l’homme par l’homme, les
dérives de l’ensauvagement de l’occident qui y sont décrites. Ce qui
différencie Törless de ses camarades n’est autre que la distance qu’il prend
avec l’action, une distance utile à la médiation, seule issue réflexive pour
construire son analyse et, par voie de conséquence, son discours. Ce qui
continue à interpeller à la lecture de cet ouvrage qui fête son 110ième
anniversaire cette année et pour ce film qui fête ses cinquante ans, c’est
l’inertie, pour ne pas dire la démission, du corps professoral qui devrait
pourtant être en mesure d’accompagner moralement les raisonnements de Törless
et les actes de ses camarades. Si l'on part du principe que le point de vue moral sur l’existence est celui
d’un homme qui accorde une importance cardinale aux êtres qui l’entourent, alors l’immoralisme pratique des camarades de Törless les impliquent dans une
connaissance d’eux-mêmes qui est toute autre que celle de Törless car en
réalité, ils ne s’exercent qu’à surmonter ce que Nietzsche appelle « la
tentation de la pitié ». Or c’est bien de cet "effet de style" qui n’en est
pas un qu’il s’agit de parler, de ce faux-dépassement de soi trempé de perversité
qui confine à l’ignoble dont il est question. Comment peut-on imaginer qu’un
professeur ne se sente pas responsable pour faire pencher la réflexion vers la
lumière de l’humanité puisque tout est dans l’humain certes, mais tout ne fait
pas humanité dans l’humain. Est-ce plus complexe à expliquer que les nombres
imaginaires ? Nous devons croire à la force de tous nos enseignements et donc à la mission de chacune de nos enseignants. Si on peut mettre en parallèle le Monde de Dory et
celui de Törless, c’est qu’un campus de collège est à sa manière un aquarium où
l’on multiplie toutes les expériences de vie. Dory est un poisson des mers du
Sud, amnésique. Toute expérience est une expérience nouvelle dont elle ne
retient rien. Elle oublie presque tout. Ses souvenirs ressurgissent parfois de
manière ponctuelle et obsessionnelle. Ce petit chirurgien bleu, puisque telle
est son espèce nous rappelle que l’on naît émerveillé, positif, rempli de
compassion et de « pitié innée » loin de toute paranoïa, que c’est
bien la violence et la malice qui nous éloigne de nous et nous prive du
sentiment d’exister. Le
collège, les lycées, les campus universitaires ressemblent à des aquariums en
ce sens qu’ils sont des univers clos qui reproduisent, en miniature, notre
monde. Ils sont des lieux propices aux expériences diverses des autres et de
soi et des expériences rendues plus visibles, plus palpables, éprouvées avec
plus de contraste. C’est pour cette raison que le corps professoral peut y
jouer un rôle central pour accompagner le développement de la personnalité des
élèves notamment vis à vis de leur éducation morale et sociale. Encore faut-il
nous rappeler que nos institutions n’ont de sens que si la morale qu’elles
enseignent ouvre sur cet altruisme qui consiste à apprendre à préférer l’autre
à soi-même, qu’ainsi c’est la plus sûre manière de nous aider nous-mêmes en
découvrant qu’agir en conscience, c’est nourrir un sentiment discret, mais ô
combien exaltant : notre vocation pour l’universel. Et ne nous y trompons pas,
c’est bien ce sentiment-là, ce seul sentiment si passionnant à communiquer, qui
fait défaut chez chaque terroriste qui décide de passer à l’acte en liquidant
son âme propre dans le sang d’autrui, en abandonnant, sans gloire, « cette
tentation de la pitié » qui aurait pu pourtant façonner - si on lui avait
transmis et s’il l’avait accepté – sa nécessaire humanité.
Nota : ce texte a été publié le 30 juillet 2016 en version enrichie dans le Plus de l'Obs que l'on peut retrouver en cliquant ici.
Nota : ce texte a été publié le 30 juillet 2016 en version enrichie dans le Plus de l'Obs que l'on peut retrouver en cliquant ici.