"On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner" (La Rochefoucauld)
Pour célébrer les 80 ans de sa création, le journal de Mickey décide, en cet automne 2014, d’offrir à ses lecteurs le fac-similé du premier journal de Mickey sorti en octobre 1934. Deux grands feuillets pliés imprimés en recto verso, soient huit pages au total dont une seule demie consacrée aux exploits de la souris de Disney. Juste sous les premières cases de Mickey, on découvre une autre bande dessinée de l’époque intitulée Le Père Lacloche. Le père Lacloche (Pete The Tramp) est un comic strip américain créé par le dessinateur Clarence D. Russel en 1929. Le père Lacloche mène - comme son nom l’indique - une vie de clochard, une vie difficile donc, mais dont il s’accommode avec philosophie, une certaine joie de vivre qui dope son sens de la répartie. Je fais partie de cette génération qui a eu la chance de profiter, enfant, - ce n’est pas un vain mot - d’un Journal de Mickey où aux côtés de Mandrake, de Guy l’éclair, du Multimilliardaire Picsou et du singulier Géo Trouvetou, le Père Lacloche avait encore toute sa place. Je crois qu’il m’a aidé à toujours considérer celles et ceux que l’on appelle des «Sans-Domicile-Fixe» plutôt que des clochards sans a priori, comme des individus à part entière, frappés par la pauvreté, certes, mais pas d’une humanité amoindrie. Bien au contraire. Mon enfance catholique, quelques rencontres intenses avec des Frères franciscains, l’imagerie de Saint-François d’Assise telle que portée par Pasolini, m’ont permis de considérer toute expérience de vie comme essentielle, comme sujette à partage et à enrichissement, et notamment les expériences des vies les plus pauvres qu’elles résultent d’une pauvreté consentie ou d’une pauvreté subie.
En sortant de la Sorbonne ce vendredi d'octobre, après une cérémonie d'installation des nouveaux lauréats de l'Institut Universitaire de France, je tombe dans une petite rue transversale à la rue des Écoles sur un SDF affairé à plastifier dans la rue des articles découpés et tous issus de la revue Sciences & Vie. Dans une sacoche, je peux constater que le clochard n'a pas chômé car ce sont plusieurs centaines d'articles qu'il trimbale. Volontairement discret et oeuvrant à l'abri des regards, il semble habité par une sorte d'urgence existentielle. Je le vois classer et reclasser ses petits articles plastifiés. Intrigué, je décide de l'interrompre dans sa tâche pour lui demander ce qu'il fait exactement. Il regarde, il me sourit : "vous ne pouvez pas comprendre"... Bien que ma tête ne possède visiblement rien qui reflète une hexis corporelle de chercheur... Peu importe... Je persiste dans ma conversation avec cet homme qui n’est pas sans me rappeler le Père Lacloche de mon enfance avec son pantalon vert trop large, son pull rouge et sa moustache... "OK, je ne comprendrais sans doute pas, mais vous, essayez de m'expliquer"... L’homme, abîmé par des années de clochardisation mais aux articles plastifiés soignés, se lance : "vous voyez, les revues de sciences sont très mal rangées et ne nous apprennent pas du tout ce qu'elles devraient nous apprendre... Elles racontent des événements scientifiques pour satisfaire un certain lectorat, mais elles n'organisent pas ces informations entre elles. C'est pour ça que je les découpe, que je les plastifie, et que je les reclasse jusqu'à trouver le "bon ordre scientifique". J'ai sous le coude des centaines d'articles cumulés depuis huit ans grâce à un pote kiosquier qui me donne tous les numéros... Je fais le tri, je garde ceux qui me semblent pertinents et je les fais converser entre eux. Génétique et recherche atomique, progrès en cardiologie et avancées en neurosciences, astronomie et sciences sociales du comportement, etc ... Je casse les frontières disciplinaires et tire les fils entre tous les faits qui font parler le monde autrement. C'est mon histoire des sciences à moi, une histoire qui vous ferait froid dans le dos quand on voit mieux les chemins étranges que nous sommes en train d'emprunter... Vous voyez, vous ne pouvez pas comprendre"... Mon téléphone me rappelle mon rendez-vous suivant... Je suis un peu démuni et embarrassé... Je lui dis, que "si, je crois que je comprends ce que vous dites, mais..." Mais voilà... L'homme ironise "Je suis dans la rue, vous aussi, je vais y rester, pas vous, je vous laisse à vos certitudes... Mais demandez vous bien où se trouvent les vrais découvreurs d'aujourd'hui !"... Tout cela me chamboule. Je l'avoue... La même journée, durant l’après-midi, les chercheurs du collectif Sciences en Marche manifestaient dans la capitale pour demander plus de considération pour l’emploi scientifique au gouvernement de François Hollande. Mon plastifieur de Sciences et vie, continuait, lui aussi, mais d'une toute autre manière, sa tâche dans la rue.
Je décidais alors de rapporter cette courte entrevue sur ma page Facebook car elle me semblait digne d’intérêt tout comme je l’avais déjà fait la veille car j’avais déjà été un peu chamboulé dans mon confort conceptuel de chercheur par une drôle de confrontation avec un chauffeur de taxi particulièrement docte. L’homme était d'origine marocaine. Il était venu en France quelques années plus tôt pour faire une thèse de philosophie et préférait désormais conduire une voiture... "La liberté, l'indépendance"... La philosophie lui servait - disait-il - à vivre tellement mieux que tous ses collègues. L'homme aimait parler. Il me demanda quel était mon métier. Je lui répondis "sociologue" car je pensais que c'était un résumé pratique. Il me regarda dans le rétro et s’écria : "non, vous ne pouvez pas dire ça ! Un sociologue, c'est un homme vieux qui a apporté quelque chose au monde... Marx, Weber, Durkheim,... Ça, ce sont des sociologues... Mais un homme de votre âge et habillé comme vous êtes... J'entends que vous puissiez dire que vous êtes un consultant en problèmes sociaux, un chercheur en sociologie à la limite, un spécialiste du marketing sans doute... Mais sociologue non. Regardez BHL.... Vous trouvez qu'il mérite l'intitulé de philosophe ?"... Je lui répondis que non. Il reprit "alors vous voyez, vous n'êtes pas sociologue, CQFD... D'ailleurs je vais vous le prouver, je suis sûr qu'à votre âge, vous ne savez même pas qui a inventé l'épistémologie. Si vous me le dites, je vous offre la course !"... Je lui répondis : "que beaucoup ont participé à définir l'épistémologie, Kant, Hume, Descartes, Ferrier,..."... Le chauffeur m’arrêta : "ce n'est pas du tout la réponse que j'attendais, je ne vous offre pas la course, c'est Bachelard, le seul, le vrai qui a inventé l'épistémologie,..." Je tente de nuancer avec gentillesse... "Vous ne croyez pas que Bachelard, l'auteur du Nouvel Esprit scientifique, ne s'est pas plutôt penché sur la notion de "rupture épistémologique" ?". Coup d'œil dans le rétro... "Vous êtes qui vous ? Vous avez écrit des livres ? Vous avez fait une thèse ? Vous l'avez publié ? Vous me devez 17 euros"... Le chauffeur me tendit la main, me lança un clin d’œil appelant complicité. Je fis à ce moment la pleine expérience d’une rupture épistémologique convertie en rupture taxicologique. Sans que je sache réellement pourquoi, coup sur coup, ce chauffeur de taxi tout comme mon Lacloche plastifieur, m’ont fait beaucoup de bien, une sensation d’être remis à sa place à un moment opportun de la vie tout en retendant les fils qui me lient à mon enfance de lecteur assidu du Journal de Mickey, certes, mais aussi de Sciences et vie, de Tintin, d’Homère et de Jules Verne. Tout cela s’accompagnait d’un désir presque compulsif de relater ces deux rencontres sur les réseaux sociaux histoire de partager un peu plus que des anecdotes. Curieusement, les commentaires qui s’ensuivirent furent plus nombreux qu’à l’habitude. Parmi ces derniers, celui de Jean-Loup Salzmann, président de l’Université de Paris XIII, médecin et Président de la Conférence des Présidents d’Université : «le trouble obsessionnel compulsif (abrégé TOC) est un trouble mental caractérisé par l'apparition répétée de pensées intrusives - les obsessions - produisant de l'inconfort, de l'inquiétude, de l'appréhension et/ou de la peur ; et/ou de comportements répétés et ritualisés - les compulsions - pouvant avoir l'effet de diminuer l'anxiété ou de soulager une tension. Les obsessions et les compulsions sont souvent associées (mais pas toujours) et sont généralement reconnues comme irrationnelles par les personnes sujettes au TOC mais sont néanmoins irrépressibles et envahissantes, diminuant le temps disponible pour d'autres activités et menant parfois jusqu'à la mise en danger. Elles ne se fondent généralement pas sur des interprétations délirantes». Le commentaire de Jean-Loup Salzmann me fit sourire, je me suis demandé s’il s’adressait à moi, à mes questionnements épistémologiques ou bien à mon ami Lacloche plastifieur. Cela m’a pris quelques secondes pour trancher. J’ai pensé à Mummy de Xavier Dolan, envie de vernir les ongles en noir et de danser en chantant On ne change pas de Céline Dion mais j’ai opté - c’est rare - pour Mylène Farmer : Désenchantée. Le son était pile ce qu’il fallait pour me rappeler à la nécessité de convoquer chaque fois que les circonstances du quotidien l’exigeraient de nouveau, cette part d’enchantement utile à inspirer ce que je pense savoir autant que ce que je pense encore être susceptible de découvrir.