Demandez
à quelqu’un quelles sont les scènes, quelles sont les séquences de Disney qui
l’ont le plus marqué, celles dont il se souvient le mieux, celles qu’il aurait
envie de partager pour montrer ce qui, selon lui, correspond le mieux
à « l’art de Disney ». La question est simple, les réponses à la
portée de chacun d’entre nous. Cette question a été posée à une centaine de
personnes âgées de 15 à 75 ans, issues de tous les milieux sociaux, des filles,
des garçons, des femmes, des hommes, des vrais accrocs aux Disney, des amateurs
et des sympathisants, mais également des spectateurs qui n’en avaient vu qu’un
ou deux dans leur vie voire qui déclaraient plutôt avoir une réelle aversion
pour le dessin animé. Le résultat de cette
enquête sommaire est édifiant car ce sont toujours les mêmes scènes qui
sont évoquées par les uns et les autres, un peu comme si Disney avait
imprimé en eux, en nous, une sorte de mémoire tout autant sélective que
collective. Ainsi, ce sont onze séquences marquantes qui émergent de ce
questionnaire pour composer le palmarès de nos images-souvenirs les plus
fréquemment citées. Dix d’entre elles dessinent comme une sorte de
constellation resserrée qui vient embrasser : le rêve enivré de Dumbo qui voit danser des éléphants
fantomatiques en pastels roses et verts sur un tempo de transe ; les
glissades de Bambi et du lapin Panpan surpris par l’hiver sur la glace d’un lac
gelé ; l’interminable chute d’Alice dans le terrier du lapin blanc vers le
Pays des merveilles ; la bataille du Prince Philippe contre les ronces
géantes de Maléfique qui entravent sa course éperdue vers le château de la
Belle au bois dormant ; la pomme empoisonnée croquée par Blanche-Neige qui
roule sur le sol de la chaumière des sept nains ; la rencontre aux laisses
« emmêlées » de Pongo, de Perdida et de leurs maîtres respectifs dans
le Parc des 101 dalmatiens ; la danse de Mowgli et Baloo qui témoigne
qu’il en faut peu pour être heureux ; la danse de la Belle et la Bête dans
la salle majestueuse du château de cette dernière ; la chute mortelle du
Roi Lion Musafa précipité au milieu d’un troupeau de gnous en panique par les
griffes meurtrières de son frère Scar ; la glace disséminée par le pouvoir
des mains de la Reine des neiges lorsqu’elle fuit son Royaume d’Arendelle.
Mais, au-delà de ces dix passages
édifiants, il est une scène – la onzième - qui transcende toutes les autres et
qui se trouve sur presque toutes les lèvres des spectateurs qui l’ont vu, en la
plaçant, en conséquence, en tête haute de notre classement des souvenirs :
le rendez-vous galant de la Belle - Lady - et du Clochard au restaurant italien
de Tony autour d’un plat de spaghettis truffés de boulettes de viande qui paraissent
tout autant appétissantes qu’aphrodisiaques au son enjôleur d’une Bella Notte
interprétée magistralement par le patron et son acolyte cuisinier. Un classement qui résulte d’une question
aussi simple qui porte sur nos souvenirs et nos goûts est toujours riche
d’enseignements si nous savons l’examiner à l’aune d’une curiosité
sociologique, c’est-à-dire en nous demandant ce que ces extraits de films ont
en commun, ce pour quoi ils semblent retenir notre attention et ce qu’ils
traduisent de notre relation au dessin animé en tant que représentation du
monde.
Dans une conférence donnée en 1970
à la Royal Society et intitulée « Action et expression dans l’art
occidental », le grand historien d’art Ernst Gombrich rappelait que durant
très longtemps, lorsqu’il s’agissait de faire l’éloge de peintures ou de
sculptures particulièrement réussies, on affirmait qu’il ne leur manquait que
la parole. Il ajoutait cependant que, non seulement il manquait à la peinture
et la sculpture la parole, mais qu’il leur manquait aussi la plupart des
procédés que les hommes et les animaux utilisent pour leurs contacts et leurs
échanges. « Le procédé principal –
précise Gombrich – est le mouvement. L’art ne peut représenter ni le hochement
de tête, ni le rougissement soudain et la fréquence des regards échangés entre
les individus ». C’était sans compter l’invention du
dessin animé et la bataille acharnée menée par Walt Disney pour ériger cette
forme cinématographique en tant qu’art à part entière, un art de la synthèse,
qui répond aux espoirs et aux exigences de vraisemblance élaborés durant les
siècles qui ont précédé l’image animée. La vraisemblance qui résulte de la
création artistique est avant tout, selon Gombrich, le résultat
d’ « essais et d’erreurs » où la « création précède l’ajustement »,
c’est-à-dire que la création débute par une observation singulière qui ne tient
pas à un simple décalque de la réalité à laquelle on tente de s’ajuster, mais à
l’élaboration de « modèles minimums », qu’on modifie peu à peu en fonction
de la réaction du spectateur jusqu’à ce qu’il « s’ajustent à l’impression
souhaitée». « Dans cette perspective - ajoute
Gombrich -, les œuvres d’art ont
indéniablement satisfait les générations qui ont été en contact avec elles,
avec certes, des exigences différentes, mais avec le même désir de parvenir à
un traitement convaincant de l’expression humaine». C’est
en ce sens que l’art de l’animation tel qu’il se conçoit avec Disney renoue
avec cette volonté d’art présente dans toutes les œuvres expressives qui
jalonnent l’histoire des représentations et ce, pour ainsi dire, en
asservissant la technique écrasante du cinéma en tant qu’art absolu de
reproduction du réel...
[La suite du texte est à retrouver dans le catalogue de l'exposition
"L'art des studios Disney, le mouvement par nature" en vente au Musée
des Arts Ludiques, 34 Quai d'Austerlitz, 75013 PARIS, jusqu'au 5 mars 2017]