Madame la Ministre de la
Culture et de la Communication,
Je suis particulièrement ému
de parler devant vous aujourd’hui, d’abord parce que vous êtes là ensemble,
réunies pour l’éducation artistique et culturelle que vous avez remis au cœur
du projet politique de la nation, pour notre jeunesse, donc pour nous tous.
Ensuite parce que nous fêtons cette année les 70 ans du Festival d’Avignon qui
est le lieu symbolique par excellence que Vilar a inventé pour faire vivre une
éducation populaire pour le théâtre et par le théâtre, enfin parce que depuis
1996 – vingt ans – nous sommes là chaque année avec mes collègues sociologues
Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas (*) pour étudier et comprendre ce public qui
sans cesse se renouvelle tout en apprenant à vieillir avec l’art et la
culture : le public du Festival d’Avignon. Votre présence ici est à la fois un très grand honneur, une très grande
joie mais aussi et surtout un merveilleux symbole. Symbole car vous y venez pour fêter les 70 ans du
Festival inventé par Jean Vilar - un
homme qui détestait les commémorations – et cet anniversaire-là n’est pas une
commémoration comme les autres. Lorsqu’on commémore les 70 ans d’une
manifestation comme celle-ci – ce sera le cas de Cannes l’année prochaine, cela
signifie que les tout premiers spectateurs d’Avignon continuent à s’éteindre
les uns après les autres, même si fort heureusement beaucoup sont encore là
pour nous rapporter leurs souvenirs. Nous avons tous connu cette expérience
singulière, Mesdames les Ministres, de penser à quelqu’un qui nous est cher et
qui a disparu. Et, peu importe l’amour ou l’affection que nous avions pour
notre proche, nous nous rendons compte que notre mémoire, notre esprit ont de
plus en plus de difficultés à nous restituer les traits d’un visage qu’on a
aimé et qui nous était si proche. Cette expérience peut nous plonger dans une
immense tristesse s’il n’y avait pas les autres, ceux qui ont aussi connu la
personne, et avec qui l’on peut en reparler. Et là ce sont alors des anecdotes,
des gestes, des sourires, des paroles, des colères, des incohérences, des
contradictions qu’il nous plait de redécouvrir ensemble. Nous avons besoin
d’être ensemble pour faire vivre nos souvenirs et surtout pour les transmettre.
C’est le sens même et le sens premier d’une culture qui est tujours, comme le
disait René Char, un héritage dont nous ne possédons pas le testament.
En ce qui concerne le
Festival d’Avignon, il nous reste des écrits de Vilar qui expriment son
ambition, son objectif impérieux jamais abandonné et résumé dans ces
célèbres propos qui énoncent son programme : « tenter de réunir dans les
travées de la communion dramatique le petit boutiquier et le haut magistrat,
l’ouvrier et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé.
Car dans ce monde mécanisé, hiérarchisé, divisé, unir des êtres d’origines
diverses, de goûts différents, de pensées souvent ennemies est – me semble-t-il
– la raison d’être du théâtre ». Car enfin, il s’agit pour Vilar d’être bel
et bien ensemble pour penser politiquement le monde qui est le nôtre grâce aux
grands œuvres de spectacle vivant. Le projet de Vilar – celui de l’éducation
populaire qu’il va avoir de cesse de réinventer - est une utopie politique,
mais une utopie qu’entendra la jeunesse d’après-guerre, une jeunesse qui va
venir à Avignon, habitée d’un militantisme où l’éducation artistique et
culturelle va devenir éducation populaire, une promesse d’émancipation. Bien sûr,
tout ne fonctionne pas forcément tel que Vilar l’a imaginé, mais peu importe,
sa volonté ne s’est jamais démentie. Trop d’entre nous préfèrent changer
d’objectif lorsque l’objectif initial qu’ils se sont fixés semble trop
difficile à atteindre. Pas Vilar. Le fait
est que Vilar continue à parler à la
jeunesse d’aujourd’hui – particulièrement aux étudiants de nos universités qui
ont été les grands oubliés de toutes les politiques culturelles -, c’est que
tout comme André Malraux, Jean Vilar pense qu’il existe une mystique de la
rencontre entre le peuple et la culture. Cette
rencontre là, cette mystique, est chargée de la plus belle des énergies, une
énergie qui nous rappelle que la culture doit être partagée par tous et ne
saurait être confisquée au profit de quelques apparatchiks ou soumise – c’est
tout aussi grave - à la domination du marché.
Au nom du Haut Conseil de
l’Education Artistique et Culturelle et de l’ensemble de ses membres, j’ai
l’honneur de vous présenter aujourd’hui, Mesdames les Ministres, La Charte de l’éducation artistique et
culturelle. Dix phrases simples, lisibles par toutes et tous, destinées à
parler à l’ensemble des acteurs de l’ambition que nous souhaitons voir porter
par tous pour l ‘éducation culturelle et artistique, des phrases élaborées
d ans
la diversité que portent celles et de ceux qui siègent dans notre Conseil :
représentants des ministères, membres de fédérations d’élus, représentants de
collectivités territoriales, parents d’élèves, artistes, éditeurs ou personnels
des administrations centrales et des services déconcentrés de l’état. Je
ne vous cache pas que l’esprit qui règne chez l’ensemble des acteurs du HCEAC c’est
de travailler, sans considérations partisanes, à la construction d’un espace de
dialogue, de débats, et d’échanges, parfois très vifs car nous avons tous
quelque chose à défendre lorsqu’il s’agit de faire de l’éducation artistique et culturelle un enjeu largement
partagé, s’appuyant sur une culture professionnelle partagée. La diversité, si elle
devient une force au sein de ce Haut Conseil, peut poser, nous en sommes
conscients, sur le terrain, un certain nombre de problèmes, faute de références
partagées. C’est, pour reprendre une expression souvent entendue au fil des
discussions, ce sentiment que « l’on ne parle pas la même langue ».
Or, toute action nécessitant une importante mobilisation collective doit
s’appuyer sur des repères communs. La charte de l’éducation
artistique et culturelle que nous avons élaborée poursuit cet objectif précis
: façonner des références communes. En posant des principes clairs, elle vise à
favoriser l’engagement de l’ensemble des acteurs. Elaborée au cours des séances
de travail du Haut Conseil, approuvée par ses membres à l’unanimité, elle est
elle-même le fruit du dialogue, des échanges et de la concertation. Elle
traduit, à travers ses principes, la diversité de nos points de vues et de nos
sensibilités, tout en les unifiant. En cela, elle est un facteur d’unité. Une
unité qu’elle contribuera à favoriser sur le terrain, au quotidien, permettant
ainsi à l’éducation artistique et culturelle de continuer à se développer
toujours davantage, sans jamais méconnaître la diversité, des acteurs, des
pratiques et des territoires, mais en faisant un atout, et non plus un obstacle.
Je ne vous cite ici que nos quatres premiers principes et vous renvoie au
six autres qui composent cette Charte.
1.
L’éducation artistique et culturelle doit être
accessible à tous, et en particulier
aux jeunes au sein des établissements d’enseignement, de la maternelle à
l’université.
2.
L’éducation artistique et culturelle associe la fréquentation des œuvres, la rencontre
avec les artistes, la pratique artistique et l’acquisition de connaissances.
3.
L’éducation
artistique et culturelle vise l’acquisition d’une culture partagée, riche et
diversifiée dans ses formes patrimoniales et contemporaines, populaires et
savantes, et dans ses dimensions nationales et internationales. C’est une éducation à l’art.
4.
L’éducation
artistique et culturelle contribue à la formation et à l’émancipation de la
personne et du citoyen, à travers le développement de sa sensibilité, de sa
créativité et de son esprit critique. C’est aussi une éducation par l’art.
Je ne vous cache pas que
nous aimerions que cette Charte soit bien plus qu’un testament pour la jeunesse
d’aujourd’hui et de demain. Ce ne sera pas facile et nous devons en avoir
conscience. La réorganisation des politiques culturelles qui est intervenue
en France depuis le début des années soixante, si elle a boosté la place et le
financement de la culture dans les politique publiques a aussi – comme l'ont si bien remarqué, chacun à leur manière, Marie-Christine Bordeaux (*), Alain Kerlan, Emmanuel Wallon ou Jean-Louis Fabiani - contribué à délégitimer durant de longues années
l’univers de l’éducation populaire, au double profit d’une forme d’esthétique
commotionnelle selon laquelle la rencontre du chef-d’œuvre suffit à provoquer
l’émotion esthétique et d’une sacralisation accrue de la sphère de la création. Or nous ne pouvons
exclure toute forme de pédagogie dans le rapport à l’œuvre qui fonderait une
méfiance à l’égard de toutes les formes de savoirs, surtout rationnel à vrai
dire, concernant les productions artistiques. C'est d'ailleurs ce montrent des expériences aussi réussies que celles d'École et cinéma depuis de très nombreuses années. Replacer l’éducation artistique et culturelle au cœur de nos politiques
publiques, c’est surtout porter, comme vous le faites, Mesdames les Ministres,
avec conviction, le projet d’une égalité républicaine de tous nos jeunes devant
la culture et les arts, une égalité qui ne se paie pas de mots et dont nous
devons tous être co-responsables. En ce sens, vous renouez avec le projet
de l’éducation populaire des origines en l’installant dans une nouvelle
dynamique d’espoir du XXIe siècle. L’inverse d’une culture pour chacun, une
culture pour tous. En ce sens, nous
devons tous être nos propres médiateurs d’une culture partagée. Nous espérons
de tout cœur que cette charte pourra tous nous y aider. Olivier Py rappelle que
nous pourrions – si nous le voulions – devenir la nation la plus cultivée du
monde. Je pense comme lui que nous nous devons de porter avec fierté cette
magnifique ambition. La plus belle raison
d’espérer est sans doute dans ces mots-là, des mots qui nous laissent de nous
rappeler que nous devons plus que jamais investir politiquement,
sociologiquement et – j’ajoute un adverbe moral – audacieusement la
culture car nous ne devons jamais oublier que les œuvres de la culture
ressemblent à ces dragons dont parle Maria Rilke, "des dragons qui
ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir heureux ou
courageux". C’est au prix de ce courage et de cette joie
que nos mémoires pourront, enfin, recommencer à rêver.
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(*) Pour prolonger avec des lectures essentielles /
-Marie-Christine Bordeaux, Christele Hartmann-Fritsh, Jean-Pierre Saez, Wolfgang Schneider (sous la dir. de), Pour un droit à l’éducation artistique. Un plaidoyer franco-allemand / Das Recht auf kulturelle Bildung. Ein deutsch-französisches Plädoyer, Berlin, : B & S Siebenhaar Verlag, OHG [ouvrage bilingue], 2014.
-Marie-Christine Bordeaux, François Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ? Une ambition nationale à l’épreuve des territoires , Toulouse, L’Attribut, coll. « La culture en questions », 2013
-Jean-Louis Fabiani, l'Education populaire et le théâtre, PUG, Grenoble, 2008.
-Alain Kerlan, « Education through Arts and Culture : A Forward-looking perspective », The International Journal of Arts Education, vol. 7, number 2 July 2009, National Taïwan Arts Education Center. Edition bilingue anglais et chinois.
-Alain Kerlan, « L’art pour éduquer : réhabilitation de l’ordinaire ou exception esthétique ? » in F.E. Boucher, S. David, J. Przychodzen (dir), L’esthétique du beau ordinaire dans une perspective transdisciplinaire. Ni du gouffre ni du ciel, L’Harmattan, 2010
- Damien Malinas, Transmettre une fois, pour toujours ? Portrait des festivaliers d'Avignon, PUG, Grenoble, 2008.
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(*) Pour prolonger avec des lectures essentielles /
-Marie-Christine Bordeaux, Christele Hartmann-Fritsh, Jean-Pierre Saez, Wolfgang Schneider (sous la dir. de), Pour un droit à l’éducation artistique. Un plaidoyer franco-allemand / Das Recht auf kulturelle Bildung. Ein deutsch-französisches Plädoyer, Berlin, : B & S Siebenhaar Verlag, OHG [ouvrage bilingue], 2014.
-Marie-Christine Bordeaux, François Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ? Une ambition nationale à l’épreuve des territoires , Toulouse, L’Attribut, coll. « La culture en questions », 2013
-Jean-Louis Fabiani, l'Education populaire et le théâtre, PUG, Grenoble, 2008.
-Alain Kerlan, « Education through Arts and Culture : A Forward-looking perspective », The International Journal of Arts Education, vol. 7, number 2 July 2009, National Taïwan Arts Education Center. Edition bilingue anglais et chinois.
-Alain Kerlan, « L’art pour éduquer : réhabilitation de l’ordinaire ou exception esthétique ? » in F.E. Boucher, S. David, J. Przychodzen (dir), L’esthétique du beau ordinaire dans une perspective transdisciplinaire. Ni du gouffre ni du ciel, L’Harmattan, 2010
- Damien Malinas, Transmettre une fois, pour toujours ? Portrait des festivaliers d'Avignon, PUG, Grenoble, 2008.