La fatalité
triomphe dés que l’on croit en elle (Simone de Beauvoir)
Nous possédons une imagination sémiologique. Car c’est
bien notre imagination et elle seule qui relie d’un fil sélectif les faits, les
images, nos expériences du quotidien et qui leur donne du sens en les révélant
dans des formes parfois attendues, parfois inattendues comme le sont les formes
qui sortent du jeu des points qu’enfants nous nous amusions à relier entre eux,
ou des figures que l’on se surprend à entrapercevoir au détour d’un nuage.
Notre imagination est sémiologique, certains diraient constituante, car elle
donne à nos actes souvent plus d’intentions qu’ils n’en ont, elle façonne nos
idées en étincelles de génie, nos rencontres en hasards plus ou moins arrangés et
nos vies en destin. C’est d’ailleurs pour cela que parfois l’on se plaît
parfois à jouer avec cette imagination-là, celle que l’on espère chez autrui
pour se jouer de lui. On ne fait rien d’autre lorsqu’on se met à dessein sur la
route de quelqu’un que l’on veut séduire en lui faisant croire à l’heureuse
coïncidence alors même que l’on a passé des semaines entières à guetter ses
habitudes. On ne fait rien d’autre non
plus lorsqu’on répète à l’infini la bonne réplique que l’on veut prononcer au
moment adéquat en faisant croire à de l’improvisation, à la vivacité de notre
intelligence, histoire de susciter un peu d’admiration ou d’étonnement dans le
regard de l’autre. Mais ces petits
gestes ne font que provoquer l’histoire, le sens d’un récit qu’on se donne
l’illusion de maîtriser lorsque l’autre nous croit ou feint de nous croire. Notre
appétit de récits n’est jamais rassasié, notre envie de croire aux facéties du
destin, elle et quelque soit le nom qu’on lui donne, est toujours prête à
s’ouvrir à de nouvelles perspectives si tant est qu’elles parviennent à nous
apparaissent bel et bien comme « nouvelles ».
Le réalisateur Claude Lelouch a fait son miel de cette
confusion intime entre récits et destins, entre histoires et fatalités, entre
hasards et coïncidences. Ce qu’il y a de cocasse voire de risqué dans son
cinéma, c’est il nous permet, presque malgré lui, d’entrapercevoir que ce que
nous appelons «hasard», c’est avant tout ce que nous repérons comme
tel, c’est-à-dire ces signes que nous relions entre eux. Mais ne nous y
trompons pas cette opération de mise en signifiance n’est autre que la
traduction de notre faculté plus ou moins aiguisée de repérer une série de
faits qui semblent s’organiser pour faire histoire et la jubilation vient de ce
qui se répète et qui nous est, dans sa forme, un peu familier et contrairement
précisément à notre conception même du hasard, par nature, imprévisible. Lelouch le sait, il
compose avec cela. C’est pourquoi cette obsession lui confère une place
singulière dans le monde du cinéma. C’est aussi pourquoi le projet de ce
monteur-démonteur de destinées nous intrigue, nous agace parfois, nous fascine surtout
lorsqu’il nous permet d’accéder à ce monde en répétition(s) comme dans son éblouissant
Les Uns et les autres réalisé en 1981. Il faut revoir Les Uns et les autres en ayant en tête qu’il s’agit bien d’un manifeste
sur sa conception du destin et de la fatalité. Comment l’oublier d’ailleurs
puisqu’il s’ouvre avec cette citation de Willa Cather qui donne le
« la » comme l’on dit en musique, un « la » pour Les Uns et les autres, un
« la » pour le cinéma de Lelouch, sans doute un « la » pour
le cinéma tout court et un « la » pour nos vies : «il n’y a que deux ou trois histoires dans la vie des êtres humains. Et elles se répètent aussi cruellement que si elles n’étaient jamais arrivées». Reste à savoir s’il faut s’en remettre à
cette seule fatalité, celle d’un hasard maîtrisé tel que le convoquent Lelouch
son œuvre ou le Pape avec son tirage au sort de familles, qui parce qu’il y a les
unes et parce qu’il y a les autres, nous rappellent que nous ne sommes jamais
égaux face à la vie, jamais égaux face à la chance, et que l’expression
« égalité des chances » elle-même est une fiction « enfermante ».
En ramenant Dieu à un tirage au sort, nos récits en répétitions, l’on ne fait
que confondre fatalité et cruauté. L’histoire est sans doute plus belle alors
que nos vies. Mais cette beauté-là est de celle qui rassure. Elle est conforme à
ce que nous sommes susceptibles de trouver sous cette cloche de verre que nous
appelons notre quotidien. Quel que soit le nom qu’on lui donne, Dieu, le destin
authentique, la fatalité véritable, la « rainbow connection » se
reflètent parfois dans le verre de cette cloche. Et c’est dans ce reflet-là, cet arc-en-ciel, que
se rappellent à nous l’existence même nos limites, là où est notre place et le
fait qu’il nous faut sans doute un peu fendiller la cloche, pour transcender notre
propre histoire et inventer enfin un nouveau récit. En guise d'épilogue, quelques jours plus tard après que la rumeur de tirage au sort ait circulé dans les médias grecs, le porte-parole de Sant-Egidio, Roberto Zuccolini, est revenu sur ce fait en avançant que seul un petit nombre de familles étaient bien enregistrées avant l'entrée en mesure de l'accord Turquie-Union Européenne, date après laquelle les migrants, n'ayant pas obtenu l'asile ou n'ayant pas fait la demande, seraient rapatriés en Turquie. Pas de tirage au sort, donc. Critères de papier en règle et de vulnérabilité seulement. Reste qu'il a bien fallu choisir et que ce qui a présidé au choix finalisé reste, aujourd'hui encore un mystère. Sauf sans doute pour Claude Lelouch qui sait bien lui, qu'il y a "des jours et des lunes".