Le 2 juin 1997, Claude Allègre, géochimiste maintes fois récompensé dans le cadre de sa carrière scientifique, est nommé ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie. Le 24 juin, vingt-deux jours plus tard après son entrée en fonction, ce spécialiste de l’analyse des sédimentations terrestres, va risquer une parabole funeste pour imager le regard qu’il porte sur son propre ministère : « il faut – déclare-t-il — dégraisser le mammouth ». Dès le lendemain il tentera de nuancer l’image : « si je parle de mammouth, c’est parce qu’il y a une quantité considérable de gens. Ce que je veux, c’est muscler le mammouth et le rendre un peu plus effilé, un peu plus souple ». Il n’empêche, personne n’a été dupe de la sincérité première du ministre. Les syndicats voulurent très vite lui régler son sort — ce qu’il comprit évidemment — amenant l’intéressé à prendre, jusqu’à sa démission, des positions critiques affirmées qui traduisent sa sinistre vision de l’institution qu’il espérait réformer (cliquez ici pour retrouver un petit florilège des déclarations de Claude Allègre). Bien entendu, les populistes de tout poil virent dans les mots d’Allègre un argument « Mammouth » pour justifier le bien-fondé de leurs traditionnelles rengaines contre l’appareil institutionnel, pour alimenter leurs rancœurs conservatrices contre l’école. Allègre pensait jouer une opinion publique acquise contre ses propres troupes. En réalité, il a bel et bien façonné l’opinion publique et lui a offert une image épaisse, maladroite et puissante, une image à laquelle elle n’avait, elle-même, jamais songé avant d’entendre cette locution. Les plus dévoués des enseignants de France, les plus investis dans leurs missions de service public devaient désormais composer avec une métaphore prégnante et peu gratifiante de leur métier, un métier qu’ils avaient — personne ne l’ignore — toujours choisi par vocation. Le métier d’enseignant fait en effet partie, aux côtés professions de vétérinaire et pompier, des quelques métiers que l’on cite lorsqu’à cinq ans, on vous demande ce que vous voudrez faire quand vous serez grand. De fait, le Mammouth d’Allègre a écrasé jusqu’à une partie de nos rêves d’enfants. C’est sans doute là, l’effet le plus dramatique de sa métaphore mastodonte.
La singularité du Mammouth d’Allègre ne provient pas du fait
qu’il comble un vide de représentations comme le font la plupart des métaphores
qui nous aident à mieux saisir notre réalité, mais tient plutôt à sa force
accablante et décalée avec ce qu’elle est censée décrire. Allègre et son
Mammouth ne se sont pas contentés de pénétrer le magasin de porcelaine des mots
qui permettent de raconter l’école et ceux qui la font, ils en ont brisé toutes
les sémantiques. C’est notre langage qui architecture notre réalité. Il élabore
précisément des champs sémantiques qui nous circonscrivent les idées, les
intérêts, nos grammaires de l’échange, bref, les réservoirs symboliques que
l’on est ou non susceptibles de partager avec autrui. En plongeant son Mammouth
dans le réservoir symbolique de l’Éducation nationale, Allègre l’a fait
déborder et, depuis près de vingt ans, il ne semble pas avoir connu de période
glaciaire. Le Mammouth d’Allègre doit ainsi nous rappeler que Le monde social est un monde qui repose sur le partage par tous
ceux qui y participent de significations détachables des interactions ici et
maintenant. C’est ce qu’ont fort bien démontré les sociologues Peter Berger et
Thomas Luckmann dans leur ouvrage intitulé La
construction sociale de la réalité. Les auteurs nous expliquent comment les
« typifications » forment progressivement des « institutions »
qui sont des catégories tels que l’État, la famille, la justice, le travail,
l’église, l’École, etc. Et, ces catégories vont in fine être perçues par nous tous comme des réalités alors
qu’elles ne sont que des constructions. Aussi, le monde social est un monde
ordonné à l’intérieur duquel nous occupons une place, nous sommes affectés à un
rôle. C’est en jouant ces rôles, en les intégrant, en les vivant que nous
participons au monde social, qu’il devient pour nous subjectivement réel. Tout
ministre en fonction joue dans ce monde un rôle bien particulier, celui d’avoir
la charge d’administrer la connaissance du secteur qu’il a en responsabilité.
C’est le sens même du fait politique qui définit le vivre ensemble. Allègre a
endossé l’immense responsabilité de nous laisser penser que notre école était
un Mammouth, non pas un Mammouth noble et majestueux, mais Mammouth pataud empêtré
sans ses poils visqueux et sa graisse suintante.
Depuis un an maintenant, j’ai eu le grand honneur de me voir
confier la mission de Recteur d’Académie et chancelier des universités à Nice aux côtés d'une formidable équipe, ce qui me permet non seulement de découvrir l’institution
de l’intérieur mais aussi d'exercer mon regard de sociologue de la culture sur ladite institution et son fonctionnement par le biais de ce qu'il convient d'appeler de l'observation participante. Je consigne chaque soir quelques notes dans mon journal et j'avoue que ce qu'il m'est vraiment difficile de concevoir où et comment, ailleurs que dans son esprit, a pu prendre forme la monstrueuse allégorie
d’Allègre, tant en ce qui concerne l’administration centrale que le
fonctionnement de tous les établissements du territoire. Si l’on peut imaginer, bien sûr, que ceux-ci ne sont pas tout à fait parfaits, notre administration, nos établissements, nos équipes, nos enseignants et nos fonctionnements sont en revanche tellement éloignés de l'image qu'Allègre a inventé qu’on ne peut être qu’abasourdis de l’indécence de sa description qui leur colle encore à la peau. On se demande vraiment où il est allé chercher cette mortifiante vision. Quelle joie de rencontrer dans la plus modeste
des écoles élémentaires comme à la tête de tout master d’université des équipes
habitées par leur vocation, en phase avec le monde, promptes à servir notre
jeunesse avec agilité, modestie et bienveillance. Certains trouveront mon regard encore naïf ou
bon enfant, mais ils ont bien tort. Au demeurant, au regard des théories de Berger
et Luckman, il nous faut comprendre combien notre système éducatif mérite toutes
les attentions pour que nous effacions définitivement de son réservoir le
Mammouth d’Allègre. Nous aurons ainsi sans doute la chance de contempler ce
que le pachyderme nous cache depuis longtemps… Une discrète et merveilleuse panthère, vive
et ingambe, talentueuse et déterminée pour conduire nos enfants vers la société
des hommes à l’image de la célèbre Bagheera de Rudyard Kipling. En écrivant Le
Livre de la Jungle, Kipling prit le parti de rendre
lisible pour les petits et les grands le point de vue qu’il s’était forgé sur
l’idée de civilisation dans ce qu’elle a de plus noble après avoir passé près
de six ans en Inde. Ses nouvelles racontent l’histoire de Mowgli un enfant
recueilli et élevé par des loups. La panthère Bagheera est un savant, au
caractère sérieux, responsable, et sophistiqué, ami et mentor de l’enfant. Il
sait qu’il devra regagner la société des hommes et surtout ne pas céder à la
facilité que lui offre pourtant le monde de la Jungle. Bagheera est aussi
philosophe, car il n’a de cesse d’accompagner Mowgli dans son
questionnement : « à quoi bon être un homme, se dit-il, si l’on ne
comprend pas le langage des hommes ». J’ai toujours vu dans cet ouvrage initiatique de Kipling, tout comme dans ses plus grandes adaptations cinématographiques, et la figuration du personnage de Bagheera l’une des plus belles paraboles de ce qu'est l'école et de son utilité sociale. Berger et Luckman ont raison d'insister sur le fait que « la société est une production humaine, que la société est une
réalité objective, que l’homme est une production sociale ». C’est pour cela
qu’il nous faut travailler nos représentations du
monde et de nous-mêmes, elles comptent, car elles permettent d’inventer un
monde dont nous devons nous sentir à la fois fiers et responsables. Nous ne pouvons nous identifier que dans des institutions qui nous ressemblent vraiment et qui nous donnent envie de nous identifier. Nous ne devrions jamais oublier, dans nos vies quotidiennes et a fortiori dans l'exercice politique, que nos métaphores, nos images, nos allégories et nos paraboles contribuent à cultiver ce sentiment d'identification qui permet non seulement de mieux "être ensemble", mais ouvre sur un bien précieux : la reconnaissance.